Le Havre contre Rouen : la querelle du « Cid »
Automne 1636. L’auteur rouennais Pierre Corneille achève son « Cid », tragi-comédie en cinq actes dont la première a lieu le 7 janvier suivant, au théâtre du Marais, à Paris. Il l’ignore encore, mais son oeuvre va ouvrir une guerre entre lettrés.
Le Cid est vite un triomphe et le Tout-Paris se presse vers le Marais, habituellement peu prisé de la bonne société. Le héros éponyme de la pièce est interprété par Montdory, le plus célèbre acteur du temps, qui ne tarit pas d’éloges à son égard : « Il est si beau qu’il a donné de l’amour aux Dames les plus continentes, dont la passion a même plusieurs fois éclaté au théâtre public. […] La foule a été si grande à nos portes, et notre lieu s’est trouvé si petit, que les recoins du théâtre qui servaient les autres fois comme des niches aux pages ont été des places de faveur pour les cordons bleus » (les nobles décorés de l’ordre du Saint-Esprit, sorte de Légion d’honneur de l’époque).
Fleurets à plumes
Si le grand public répond présent, de nombreux lettrés n’apprécient pas vraiment ce divertissement. Entre jaloux, détracteurs et défenseurs, les passes d’armes se multiplient, à coups de libelles assassins et souvent anonymes. On accuse notamment le pauvre Corneille d’avoir plagié le texte d’un auteur espagnol.
Caché derrière le pseudonyme de Don Baltazar de la Verdad, le dramaturge Jean Mairet ouvre ainsi le feu: « Après tu connaîtras, Corneille déplumée, que l’esprit le plus vain est souvent le plus sot, et qu’enfin tu me dois toute ta renommée.» Ce à quoi Corneille répond en le priant d’aller « au diable, et sa muse au bo… » ; en termes choisis, il envoie son inspiration dans… une maison de prostitution !
Rouen vs Le Havre
L’assaut le plus redoutable contre Corneille vient du Havrais Georges de Scudéry (1601-1667), qui écrit (anonymement) « que le sujet ne vaut rien du tout ; qu’il choque les principales règles du poème dramatique ; qu’il manque de jugement en sa conduite; qu’il a beaucoup de méchants vers ; que presque tout ce qu’il a de beautés sont dérobées. » Démasqué, Scudéry en appelle au jugement de l’Académie française, qui tranche finalement en sa faveur. Chimène par exemple, est jugée « fille trop dénaturée » et de moeurs « du moins scandaleuses, si en effet elles ne sont pas dépravées». Le Havre 1 – Rouen 0.
Certes, mais la postérité a tranché : si l’on se souvient de dizaines de vers de l’oeuvre de Corneille («À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », « La valeur n’attend point le nombre des années », etc.) qui pourrait en citer un seul de Scudéry ? Il faut bien le reconnaître : quatre siècles plus tard, le Rouennais a emporté la partie avec un score fleuve, digne d’un France-Namibie en rugby !
Stéphane William Gondoin