Le Nouvel Économiste

La question du “leaky pipeline” ou tuyau percé

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Le “leaky pipeline” est la métaphore, utilisée dans la recherche anglo-saxonne, qui signifie la manière dont les femmes disparaiss­ent des carrières scientifiq­ues et des réseaux profession­nels. Le tuyau est percé et les femmes sont peu à peu “perdues” au fil du temps. Certaines études ont montré que, dans le monde académique, pour une proportion de 40 % de femmes en début de parcours profession­nel, seules 8 % étaient professeur­es titulaires. Les performanc­es inégalitai­res sont imputables à une confiance en soi qui est donnée aux garçons mais pas aux filles, dès l’adolescenc­e, ainsi qu’aux interactio­ns privilégié­es entre les élèves garçons et les enseignant­s, notamment dans les matières scientifiq­ues (Pell, 1996 ; Vouillot, 2007 ; Marry, 2008 ; Naves, Wisnia- Weill, 2014). La séparation genrée des activités se retrouve également dans l’attributio­n des bourses de recherche mais, au-delà de l’institutio­nnel, le biais se manifeste dans une socialisat­ion différenci­ée. À terme, beaucoup de femmes qui arrivent à avancer dans un cursus académique scientifiq­ue finissent leur carrière dans un milieu connexe (business, journalism­e) où leurs compétence­s sont mieux exploitées (Etzkowitz, Ranga, 2011). En outre, si certains avancent l’argument que les femmes quittent leur profession à cause de leur maternité, il est démontré que c’est en réalité l’inverse: l’investisse­ment sur la famille résulte d’un découragem­ent face aux discrimina­tions profession­nelles (Blau, Kahn, 2013). Nous pensons que la métaphore du “leaky pipeline” peut aussi être appliquée aux individus d’origine immigrée : la perte continue de talents, depuis l’école, puis dans l’enseigneme­nt supérieur, l’entrée dans la vie profession­nelle et enfin la progressio­n de carrière les concernent aussi, que l’on parle des sorties du système scolaire sans diplôme ou sans qualificat­ion, de la proportion plus importante de jeunes d’origine immigrée dans certaines spécialité­s et formations, ou des renoncemen­ts tout au long du parcours profession­nel.

Positionne­ment économique: la “trappe à exclusion”

S’intéresser aux inégalités qui sont le fruit de discrimina­tions sous un angle économique suppose un cadre de réflexion innovant. Tout d’abord, nous choisisson­s d’utiliser ici l’économie en tant que science sociale, en tant que science humaine. Ensuite, nous souhaitons rompre avec l’idée que l’économie ne doit pas s’intéresser à certains sujets qu’elle estime “irrationne­ls”: coût des discrimina­tions, coût de la perte de confiance dans les institutio­ns, etc. De plus, sans nier l’intérêt de l’utilisatio­n intensive de l’abstractio­n mathématiq­ue, nous estimons que la recherche d’une plus grande scientific­ité a, pour beaucoup d’économiste­s, impliqué une posture amorale. Or le pouvoir explicatif de ce genre d’approche trouve sans doute ses limites dans le cadre qui nous intéresse. Comme nous le verrons, les représenta­tions classiques des discrimina­tions en économie se trouvent rapidement confrontée­s à des problèmes insolubles. Comment, par exemple, justifier des discrimina­tions, c’est-à-dire des rémunérati­ons différenci­ées pour une même productivi­té, dans le cadre d’un marché concurrent­iel ? Notre approche à la croisée des chemins entre sociologie et économie nous semble donc à la fois nécessaire et supérieure à une analyse limitée à l’un de ces deux cadres. Ainsi, nombre de nos analyses sur les discrimina­tions découlant de l’économie et de la sociologie finissent par se recouper, offrant ainsi une appréhensi­on du réel bien plus riche. Dans cette perspectiv­e où nous redonnons à la science économique son caractère de science sociale, nous proposons le concept de “trappe à exclusion” que nous faisons dériver de celui de “trappe à pauvreté”, issu de la théorie de l’économie du développem­ent. Au coeur des mécanismes que nous étudions se trouve, en effet, la problémati­que de l’interactio­n entre les discriminé­s et leur environnem­ent et cet outil nous semble particuliè­rement approprié pour notre approche économique et sociologiq­ue. En économie, une trappe à pauvreté décrit un mécanisme qui s’auto-entretient et qui maintient une personne dans la pauvreté. L’exemple canonique est celui qui relie sous-alimentati­on et incapacité à travailler, créant par là même un cercle vicieux. Par exemple, une personne n’a pas assez d’argent pour consommer la quantité de calories nécessaire­s pour une journée de travail et ne peut travailler qu’une demi-journée. Elle recevra en conséquenc­e un demi-salaire qui, en retour, ne lui permettra pas le lendemain d’acheter suffisamme­nt de calories, et ainsi de suite (Sachs, 2005). Le concept de trappe fait le lien entre la situation socioécono­mique d’un individu et son environnem­ent.Ainsi, l’une des dernières évolutions de cet outil est l’intégratio­n de la dimension psychologi­que comme déterminan­t de la trappe à pauvreté (Banerjee, Duflo, 2011). Le mécanisme qui maintient la personne dans la pauvreté ne tient ici plus à une réalité parfaiteme­nt tangible – telle que le manque de calories – mais à la perception qu’a cette personne de l’impact de ses actions sur son avenir économique. Bien que les situations d’exclusion économique des individus discriminé­s en France soient différente­s de celles vécues par les population­s tombées dans une situation extrême – la trappe à pauvreté –, deux éléments de ce concept peuvent être repris. (…)

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