Bonnes feuilles
Le coût économique des disciminations
La littérature montre combien, en matière de discriminations,les individualités s’effacent au profit d’une histoire collective. En effet, l’individu est souvent vu comme faisant partie avant tout d’un groupe, d’un quartier, d’une ville, d’une famille culturellement “différente”, etc. Il n’est donc plus regardé en tant que tel, mais en tant que membre supposé d’une communauté réifiée (Bataille, Schiff, 1998; Fassin, 2006), dont lui-même ne se sent pas nécessairement membre ou à laquelle il ne souhaite pas être réduit. Or, on demande à cet individu de venir rejoindre un autre collectif, la République française, mais au prix de la négation de sa propre identité. Il devrait donc effacer ses marqueurs qui le différencient : son nom, son quartier, son voile, sa pratique religieuse etc. Dès lors, la dialectique communauté-individu-République renvoie à une quasi-impossibilité pour l’individu d’exister hors d’une assignation collective. Il a le choix d’une association à sa communauté culturelle d’origine – dont on lui impose la définition comme la réalité – ou celui d’intégrer la communauté de la “République française”. L’entre-deux n’existe pas. Les entretiens que nous avons menés le confirment. Les individus avancent en effet: “Ce ne sont jamais nos compétences qui sont regardées, c’est le plus souvent notre origine”. “On pourrait être plus pragmatique, juste regarder ce qu’on vaut, pas d’où on vient”. “J’ai fait beaucoup de bêtises, c’est vrai. Mais il y a des choses que je sais faire. Ils ne me voient jamais en tant qu’individu et ils voient que je viens du 93” ; “En France on manque de pragmatisme, on ne reconnaît pas les compétences, on se prive de compétences”. “J’ai donc décidé de passer mon DEJEPS [diplôme d’animation de niveau III, ndlr], que j’ai obtenu. Puis j’ai commencé à chercher du travail. Et là, ça a vraiment été le début de la galère… Cela fait quatre ans que je cherche et n’ai toujours pas trouvé. J’ai envoyé des CV partout, enchaîné les entretiens et à chaque fois on m’a répondu que mon profil ne correspondait pas… Autant d’excuses pour ne pas dire qu’ils ne voulaient pas confier leurs enfants à un Maghrébin de la cité la Cayolle [à Marseille]. Il y a des fois où les gens étaient de bonne foi mais j’ai souvent ressenti que mes origines posaient un vrai problème. En particulier une fois, ou c’était clairement du racisme (…). Lors de l’entretien j’ai tout de suite senti que ça n’irait pas et la personne en face ne s’en cachait pas. Il faisait des remarques sur l’ambiance du quartier, la mentalité particulière des gens… Je ne sais même pas pourquoi ils m’ont reçu.” On assiste donc à une négation des capacités individuelles pour favoriser l’assignation à un groupe. Ce phénomène est souvent difficilement perçu par ceux que l’organisation sociétale avantage ou par ceux qui ont intériorisé le fonctionnement de cette organisation. La pénibilité quotidienne, faite de tensions, de stress et de conflits pour les individus victimes de discriminations, est difficile à percevoir pour “l’homme blanc privilégié” (Sue, Capodilupo, 2008). En outre, cela démontre que les catégories dominantes articulent des identités licites et illicites, renvoyées au communautarisme (Lévy, 2005). De plus, dans la société française en général, et plus encore peut-être dans les quartiers et les milieux populaires, garçons et filles sont éduqués comme étant très différents ; ils n’ont pas, ou ils ont peu de terrains sociaux communs, en raison des stéréotypes et de leurs conséquences. Si, dans une approche intersectionnelle, on croise le prisme des origines et celui du genre, on constate que l’image de la jeune femme arabe ou musulmane est très stéréotypée : elle est vue comme douce, soumise, voire opprimée par son milieu, alors que le jeune garçon ou le jeune homme arabe ou musulman est considéré comme violent, immaîtrisable, insoumis presque par nature : “Nous les filles, à l’école, les professeurs nous motivent, contrairement aux garçons. Ils pensent que les filles doivent être sauvées du système musulman qui leur serait défavorable, alors les professeurs nous aident beaucoup, nous motivent… mais c’est basé sur des préjugés et les garçons du coup sont très délaissés”. Cela se poursuit dans le monde professionnel. En Suède, un test a été effectué avec des CV dont le nom a une sonorité suédoise, et d’autres, une sonorité arabe. Les personnes correspondant aux premiers CV sont les plus rappelées par les employeurs. Mais quand on rajoute le biais du genre dans les CV, les femmes dont le nom a la sonorité arabe sont autant rappelées que les postulants suédois, démontrant ainsi que les préjugés liés à l’étranger ( l’étranger arabe en particulier) sont genrés, et que c’est l’homme arabe qui subit le plus la discrimination à l’embauche (Arai et al., 2008) : “Même si les femmes subissent de nombreuses discriminations et violences, il est vrai qu’à CV égal, c’est plutôt vers elles que l’on se tourne. En effet, elles font moins peur, elles paraissent pouvoir être plus facilement maîtrisées [que les jeunes hommes des quartiers]” ( entretien S. Hammouche, 2014). Le coût psychique en est très difficilement comblé pour les hommes: une femme arabe est avant tout
considérée comme une femme, alors qu’un homme arabe est un Arabe (Arai et al., 2008). Ainsi, une fille d’origine maghrébine sera moins stigmatisée qu’un garçon de même origine ( Gaspard, Khosrokhavar, 1995) ; néanmoins, elle sera vite arrêtée dans son parcours professionnel. Le stéréotype “positif”pour les femmes peut donc être à double tranchant: il peut faciliter l’embauche de ces dernières par rapport à leurs homologues masculins, mais les attentes des employeurs n’en sont pas moins figées. La jeune femme des quartiers est vue comme professionnellement adaptable, et donc plus malléable et docile. Par ailleurs, les filles d’origine immigrée (ou vues comme telles) seront moins encouragées, dans le cadre scolaire, que les filles vues comme “françaises de souche”. Plusieurs travaux ont montré que l’institution scolaire renforce les stéréotypes de genre dans le cas des adolescentes d’origine immigrée, surtout extraeuropéenne. L’école peut ainsi rappeler et confirmer une, voire plusieurs infériorités sociales combinées. Elle “définit l’ordre des possibles pour lequel les justifications scolaires n’apparaissent pas évidentes”( Kachoukh et al., 2011) : il y a, de la part de l’institution scolaire, anticipation d’un métier subalterne, ce qui est notamment visible dans le secteur du care – d’où l’orientation en filière courte ou l’enseignement professionnel –,de surcroît genré. Par un phénomène d’assignation identitaire, l’autocensure est ainsi plus grande chez les filles d’origine immigrée que chez les autres filles – même si elle existe aussi. La discrimination multicritère est une question qui se pose donc bien avant le marché du travail, dès l’école, mais les discriminations de genre sont reléguées au second plan parce qu’elles sont davantage intériorisées et admises par la société. Un phénomène semblable se produit chez les garçons : dans les milieux populaires, le travail scolaire est plus difficilement accepté par eux. L’identité masculine (populaire) se construit aussi dans une opposition aux normes scolaires ( Naves, Wisnia-Weill, 2014). Du côté des garçons comme des filles, les stéréotypes de genre sont en effet très fortement intériorisés. Les entretiens que nous avons menés viennent largement corroborer les témoignages parus dans la ppresse (Lila, 2014),) ainsi qque les travaux de Nacira Guénif et Éric Macé sur “la fille voilée et le garçon arabe”: les garçons arabes sont, pour ces auteurs, les défenseurs d’une virilité populaire qu’ils estiment en voie de disparition mais endossée en réaction au racisme, et par intériorisation du stigmate. En effet, “les p’tit gars des quartiers sont condamnés à en faire trop sur le registre de la virilité brutale, donc vaincue” (Welzer-Lang, 2000). Les systèmes patriarcaux, notamment du monde musulman traditionnel comme dans de nombreux systèmes religieux, sont bien sûr en cause dans cette valorisation d’une virilité stéréotypée (Benslama, Tazi, 2004). Outre le genre, l’orientation sexuelle est positive pour les garçons si ceux-ci sont hétérosexuels (Pedulla, 2014). La disparition de la virilité ppopulairep est néanmoins contestée par certains (Éribon, 2009 ; Louis, 2014). En partant du principe que la norme correspond à l’homme blanc hétérosexuel, les minorités se définissent donc en fonction du genre, de l’ethnie et/ou de l’orientation sexuelle. Et selon la catégorie dans laquelle un individu sera essentialisé, les stigmates qu’il porte pourront donc être inversés, à son avantage, s’il est essentialisé en fonction du stigmate le moins menaçant pour lui.
La discrimination de marché
“On est en présence de cette forme de discrimination lorsque des individus, ayant un niveau de productivité identique, reçoivent une ‘compensation’ différente sous la forme de salaires différents ou sous la forme d’opportunités inégales pour développer ultérieurement leurs qualifications, développements qqui pprécéderont une croissance de la rémunération. À court terme, la discrimination de marché peut prendre trois formes différentes. Elle consiste soit à refuser d’employer des femmes ou des membres de minorités dans des emplois pour lesquels ceux-ci sont qualifiés, soit à les employer seulement à des salaires plus faibles, soit enfin à exiger d’eux des qualifications supérieures quand ils sont embauchés aux mêmes salaires que les autres travailleurs” (Combarnous, 1994). Lorsqu’une société crée des relations entre ses membres qui sont faites de discriminations, toutes les structures s’en font le reflet et l’entreprise n’y échappe pas. Cette “ambiance de discrimination” entraîne toutes les hiérarchies sociales, qui deviennent alors discriminatoires et créent des groupes déterminés a priori.Cependant,l’injustice n’était pas censée être consubstantielle de la société moderne – et républicaine (entretien R. Liogier, 2014). Or, la loi et les mesures existantes, notamment dans certaines grandes entreprises, ne suffisent pas à rendre le marché de l’emploi exempt de discriminations. Ces dernières affectent la carrière (accès à l’emploi, progression) et les rémunérations de nombre d’individus. Cela peut débuter très tôt, dans le lien formation/emploi, dans l’embauche. Cela peut se traduire par une non-mise en relation entre un demandeur d’emploi et une offre, par de l’autocensure de la part des personnes se sentant discriminées, par des embauches sous conditions avec le développement de situations précaires, voire par une “ethnicisation des tâches”, des tensions verbales, des vexations et des violences symboliques. Les collègues figurent aussi parmi les premiers relais des discriminations (préjugés, plaisanteries, non-acceptation de l’Autre, etc.) (entretien M.-G. Bruna, 2014). Nos entretiens l’évoquent également:“Le racisme, on l’a subi à la RATP. (…) Quand on est arrivé, ils avaient l’impression qu’on venait manger dans leur gamelle. Et clairement, le fait qu’on soit basanés n’a pas arrangé les choses. Les insultes racistes, les délations, tout était bon pour essayer de nous plomber. (…) Un jour, alors que je passais devant un bureau, un petit chef a sorti “Si ça continue ici on va finir par construire des mosquées” (…) Quelques jours plus tard, une note des RH rappelait la loi sur injures racistes” (10H). On peut distinguer deux formes de discrimination : intentionnelle ou non intentionnelle (Garner-Moyer, 2001). La première, issue des travaux sur le capital humain de Becker (1971), l’interprète en termes de “goût” et considère que la discrimination à l’encontre de certaines minorités ethniques a pour origine la volonté délibérée de certains acteurs (employeurs, employés ou clients) de ne pas être en contact avec ces minorités. Cette forme de discrimination par conviction demeure globalement minoritaire. La seconde forme, non intentionnelle, postule que l’origine de la discrimination réside en réalité dans “l’incomplétude d’information” dans laquelle les acteurs se trouvent en situation d’embauche, ce qui débouche sur une discrimination dite “statistique” (Arrow, 1973). Cette forme de discrimination est la plus largement répandue. Elle est également la plus pernicieuse car elle ne découle d’aucun processus conscient de la part des acteurs. Le stigmate non vertueux du groupe de référence et la minimisation des risques : la discrimination statistique Dans le cas où l’employeur est dans une situation d’incomplétude d’information quant aux capacités du candidat, il projette sur les individus certaines caractéristiques de groupe à partir de jugements statistiques et de croyances. L’employeur suppose l’appartenance du candidat à un groupe, qui peut être réelle ou non, et en tire des conclusions sur le candidat, sans savoir si elles s’appliquent dans chaque cas particulier. Cette discrimination statistique apparaît comme la contrepartie d’une maximisation de profit en situation d’incertitude, dans le cadre d’une information imparfaite. En effet, dans un contexte d’asymétrie de l’information, il est impossiblepourl’employeurdedistinguer les productivités respectives de chaque candidat. Les pondérations qu’il attache à chaque groupe deviennent alors un élément qui rationalise son choix en termes de coûts, sans que celui-ci puisse être remis en cause ex post – si la personne embauchée s’avère incompétente, il ne l’associera pas à la nature de son choix. Dès lors, en embauchant un individu appartenant à un groupe plus “standard”, les employeurs pensent être davantage rapides et efficaces : ils pensent en tirer un gain économique et ainsi réduire les risques (Baulme, Fossett, 2005).) Les études menées aux États-Unis montrent ainsi que les CV les plus discriminés – quand la religion est citée et seulement la religion – sont ceux des musulmans (54 % de moins de rappel après réception du CV), puis des catholiques, alors que la communauté juive est pour sa part plutôt traitée de manière préférentielle (Hype et al., 2014).
Des salariés qui “nous” ressemblent
Des chercheurs ont mis en évidence une deuxième forme de discriminationnonintentionnelle– quoiqu’elle puisse l’être parfois – dans le domaine professionnel ; il s’agit de la tendance à embaucher des gens qui ressemblent aux recruteurs et aux autres salariés (Edo et al., 2013; Amadieu, 2005). Par exemple, un employeur homme blanc aura tendance à employer des hommes blancs. Ce processus est aussi réflexif : les femmes se sentiront plus en confiance auprès d’un recru-