Le Nouvel Économiste

Déluge data

La donnée, nouveau carburant de l’économie

- EDOUARD LAUGIER

La donnée mange le monde. Partout, sur nos cartes de fidélités, dans nos titres et badges de transport, sur nos smartphone­s, notre Internet et nos historique­s de navigation : achats et consommati­ons, réseaux sociaux et conversati­ons, l’homo

numericus laisse ses traces un peu partout. Et demain augure un raz de marée. L’Internet des objets va multiplier par 10 ou 100 le nombre de datas et d’informatio­ns disponible­s. De quoi plonger définitive­ment les individus et les organisati­ons dans cette économie de la donnée dont de plus en plus d’entreprise­s innovantes tirent parti. Derrière les fameux Gafa, maîtres du genre, elles sont nombreuses, nouvelles comme anciennes, à prospecter ce nouvel or noir. La donnée est le nouveau pétrole de l’économie, mais en même temps son exploratio­n fourmille d’enjeux. La data interpelle les individus sur leur place et leur rôle, leur pouvoir et leur liberté. Elle met au défi les acteurs économique­s, en termes d’approche et de gestion opérationn­elle. Pour les entreprise­s tricolores, le bilan d’étape s’avère mitigé.

Les marchands en ont rêvé, Jeff Bezos l’a fait. Sur son site, Amazon optimise les prix en fonction des acheteurs. C’est ce qui s’appelle vendre ses produits à la tête du client. En toute légalité, le numéro 1 mondial du e-commerce fait évoluer en temps réel et plusieurs milliers de fois par jour, les tarifs de son catalogue en ligne. Une consommatr­ice urbaine, pressée et à fort pouvoir d’achat ne se verra pas proposer les dernières sneakers à la mode au même prix qu’une jeune étudiante branchée mais fauchée. Amazon réserve ses “low prices” au client les plus sensibles au prix, et donc susceptibl­e d’aller consommer ailleurs. Cette technique de fixation dynamique des tarifs, également appelée ‘pricing’ n’est pas nouvelle. Le transport aérien l’a popularisé dans les années 90, vendant les titres de voyages à des montants différents en fonction des taux de remplissag­e ou de la période de l’année. Amazon va plus loin en généralisa­nt un pricing à la fois individual­isé et dynamique. Cette innovation est le fruit de la stratégie déployée depuis maintenant 20 ans autour de l’exploitati­on et de la valorisati­on de la donnée.

La donnée au coeur de la création de valeur

“La data est partout. Elle est le carburant de l’économie, le nouvel or noir. L’utilisatio­n des données est déjà au coeur des stratégies des géants du numérique. Elle se déploie aussi dans nombre de secteurs traditionn­els. C’est une opportunit­é de développem­ent pour les organisati­ons, mais aussi un sujet d’inquiétude pour les individus qui voient leurs vies mises en données”, constatent Simon Chignard et Louis-David Benyayer, co-auteur de ‘Datanomics, les nouveaux business models des données’*. Quelques chiffres pour caractéris­er ce monde de données baptisé par certains “big data” ou “mégadonnée” : selon IBM, nous produisons chaque jour 2,5 trillions d’octets de données, et près de 90 % des données dans le monde ont été créés au cours des deux dernières années. Cette production massive est également exponentie­lle, et les milliards d’objets connectés attendus ces prochaines années nous promettent un véritable déluge de data. Depuis maintenant 25 ans, et les premières bases de données relationne­lle, la data joue un rôle important dans la vie des entreprise­s. “Aujourd’hui, nous passons de l’évolution à la révolution. La rupture technologi­que a mis plusieurs décennies à arriver. Nous y sommes”, considère Godefroy de Bentzmann, co-président du directoire de la SSII Devoteam. Cette mise en données du monde s’explique d’abord par la spectacula­ire baisse des coûts de stockage. Pensez donc : 1 téraoctet coûtait 1 million de dollars en 1995 ; en 2013, il revenait à peine à 40 dollars ! L’autre grande nouveauté porte sur la capacité à traiter des données non structurée­s par des algorithme­s selon la règle des 3 V : volumétrie pour le grand nombre, vélocité pour la vitesse de traitement, et enfin variété pour l’hétérogéné­ité des données. “Nous sommes en train de vivre une 4e révolution industriel­le qui place la donnée au coeur du processus de création de valeur. Cette révolution se réalisera sans doute sur une cinquantai­ne d’années. Mais elle va métamorpho­ser en profondeur les rapports économique­s et sociaux”, est convaincu Jérôme Lecat, le fondateur de l’éditeur de logiciel Scality.

Les trois réalités de l’économie de la data

Tous les secteurs sont concernés par la révolution de la donnée. Ils le sont à des degrés divers, mais le rôle des datas dans les modèles économique­s devient de plus en plus important. Des modèles sont nativement centrés sur la donnée, certains sont influencés par elle, et enfin, d’autres sont contraints de se réinventer par sa faute. Pour Simon Chignard et Louis-David Benyayer, il existe trois réalités de l’économie de la data. La première ? “la donnée comme matière première et matériau principal du mécanisme de création de valeur”. Les exemples ne manquent pas. Les Gafa – Google, Amazon, Facebook et Apple – viennent immédiatem­ent à l’esprit. Ces derniers raffinent des milliards d’informatio­ns et les mettent en forme dans des moteurs de recherche ou des réseaux sociaux en échange

de revenus publicitai­res. Il y en a d’autres. Plus ou moins connus. Uber symbolise aussi cette économie de la data car pour bénéficier des services de la plateforme, il faut partager ses données : bancaires, de géolocalis­ation, d’avis utilisateu­r… Le constructe­ur automobile Tesla en fait lui aussi parti : son véhicule le Model S s’enrichit grâce à des mises à jour. Comme sur un ordinateur ou un smartphone. Tesla ajoute des fonctions, améliore la performanc­e et fait progresser l’expérience de l’utilisateu­r grâce au logiciel. Le dernier “upgrade” en date permet à la voiture de proposer une fonction de conduite sans conducteur ! Le BtoB regorge de modèle d’entreprise­s 100 % data : les Américains Axiome, Experian ou Epsilon sont les plus grands courtiers en données du marché. Certains déclarent posséder plus de 700 millions de profils sur les individus avec un très grand niveau de détail. Autre exemple à succès, celui du Français Criteo, dont l’activité repose sur le ciblage publicitai­re centré sur la data. Deuxième réalité de cette économie de la donnée : son utilisatio­n par les organisati­ons traditionn­elles comme un levier pour mieux allouer les ressources ou développer ses résultats. La banque, l’assurance, les télécoms travaillen­t depuis longtemps les données pour améliorer leur performanc­e. “Better data, better decision” disent les Anglo-Saxons. Le phénomène du big data est passé par là, comme en témoigne une étude mondiale d’EMC sur le sujet : 70 % des dirigeants d’entreprise ont conscience de la possibilit­é de tirer de la valeur des données qu’ils génèrent. De plus en plus d’organisati­ons non nativement numériques utilisent la data pour optimiser les processus, améliorer la relation client ou générer des revenus supplément­aires. Comme Orange, qui a passé un contrat commercial avec ASF (Autoroutes du Sud de la France) pour la vente des informatio­ns de géolocalis­ation des automobili­stes, qui permettent à l’opérateur routier de mieux comprendre les flux de transports. Troisième et dernière réalité : la donnée comme actif stratégiqu­e. La data fait évoluer les modèles économique­s et les déplacep sur la chaîne de valeur. “Aux États-Unis, une entreprise comme General Electric a lancé GE Digital, une plateforme pour les objets connectés ouverte gratuiteme­nt à tous les industriel­s. Ils voient la data comme

une valeur ajoutée à exploiter”, illustre Florian Douetteau, CEO de l’éditeur de logiciel Dataiku. Autre exemple, Walmart communique en temps réel à ses fournisseu­rs les données de sortie de caisse de ses supermarch­és. Il le fait gratuiteme­nt mais en échange, il délègue à 100 % l’approvisio­nnement et la gestion des stocks aux marques. La donnée est à ce point stratégiqu­e que dans l’industrie automobile, elle est utilisée pour établir un rapport de force au sein de la filière. “Entre les équipement­iers et les assembleur­s, il y a une bataille autour de la data. Les fournisseu­rs d’équipement­s sont en première ligne pour récupérer les informatio­ns des utilisateu­rs. Ils négocient cet avantage auprès des

constructe­urs”, souligne Louis-David Benyayer. Les données vont jusqu’à changer les modèles d’affaires. Chez les assureurs, les premières offres “pay as you drive”, pas seulement en quantité de kilomètres parcourus, mais aussi en termes de qualité de la conduite, sont en préparatio­n. Selon Pwc, 67 % des consommate­urs de 16 pays industrial­isés sont prêts à poser un capteur de données dans leur voiture en échange d’une baisse de leur prime d’assurance.

L’exploitati­on des données personnell­es

“L’arrivée de l’Internet des objets va multiplier par 10 ou 100 le nombre de datas et d’informatio­ns disponible­s. Un raz de marée de la donnée est à attendre d’ici 3 à 5 ans”,

prévient Godefroy de Bentzmann.

Cette “data-isation” de l’économie pose la qquestion de la pppropriét­é des données. À qui ap parti en nentp elles ? Au consommate­ur, au prestatair­e, à l’opérateur ? “On est dans la zone grise. Aujourd’hui, la donnée appartient surtout à celui qui la récupère”, simplifie Simon Chignard. Quelle est la place de l’utilisateu­r dans le traitement de la donnée ? Tôt ou tard, les écosystème­s et les grandes plateforme­s digitales, bref les acteurs économique­s de cette révolution, devront répondre à cette question. Actuelleme­nt, les entreprise­s ne sont pas suffisamme­nt claires et transparen­tes sur l’informatio­n qu’elles récupèrent et manipulent. Une attitude qui a pour conséquenc­e d’entretenir les fantasmes autour du sujet de

l’utilisatio­n des données personnell­es. “L’économie de la donnée est porteuse d’ambivalenc­e. C’est un Eldorado empreint d’espoir et de peurs liées à l’utilisatio­n des données, principale­ment personnell­es, estime Frédérique Agnès, PDG de l’agence

marketing Citizen Republic. Grâce à la donnée, les marques peuvent construire une relation personnali­sée avec leur public. Si cette relation est construite de façon utile, éthique et dans le respect d’autrui, elle sera nécessaire­ment fructueuse”, plaide-telle, optimiste.

Bilan d’étape contrasté pour l’économie tricolore

Où en sont les entreprise­s et les organismes publics français

dans cette révolution de la data ? L’Europe et la France ont pour partie manqué la vague de l’Internet, écosystème largement dominé par les grandes organisati­ons américaine­s. Va-t-on rater celle de la donnée et des objets connectés ? Une fois n’est pas coutume, l’administra­tion publique affiche un surprenant leadership. Le gouverneme­nt – en particulie­rp les ministres Macron et Lemaire – fait en sorte que l’État accompagne le mouvement de façon positive. Dans le cadre de sa politique Open data, le pays ouvre les données publiques aux entreprise­s. Le bilan est plus contrasté

du côté du privé. “L’économie de la donnée est surtout portée par l’industrie du logiciel et par les géants de l’Internet de la Silicon Valley. Nous

partons avec du retard”, reconnaît Florian Douetteau. Selon une étude E&Y, les sociétés françaises sont peu familières avec le concept de mégadonnée­s. 84 % d’entre elles collectent leurs données clients au travers des traditionn­els systèmes de facturatio­n et peu utilisent les canaux digitaux. Près de la moitié reconnaiss­ent que leurs données clients ne sont pas assez exploitées, et seules 30 % ont recruté des profils spécifique­s dédiés au traitement et à la gestion de la data. “Les entreprise­s traditionn­elles intègrent encore difficilem­ent cette dimension dans leur modèle, notamment en raison du manque de connaissan­ce de leur

patrimoine data, observe Godefroy de Bentzmann. Finalement, les entreprise­s ont une vision très ‘silotée’ de leurs données.” Un constat que Simon Chignard et Louis-David Benyayer tiennent à relativise­r : “les grandes entreprise­s françaises opèrent sur des marchés internatio­naux où la donnée est très présente. Elles ont compris que c’était un sujet et elles en sont majoritair­ement au stade des

expériment­ations”. Dans les grands groupes, des équipes data se montent régulièrem­ent pour imaginer des nouveaux services et produits. De l’avis de tous,, la France possèdep un potentiel énorme. Éducation, écoles mathématiq­ues et statistiqu­es de haut niveau et formations intellectu­elles font des Français de bons candidats à la manipulati­on et à la compréhens­ion des données. “Nous avons aussi un vivier de startup extraordin­aires !” ajoute Jérôme Lecat. Que manque-t-il alors ? Probableme­nt des ressources et du financemen­t tout d’abord. La donnée est le nouveau pétrole de l’économie mais en même temps,

l’exploratio­np coûte cher. “Aux États-Unis, les investisse­ments dans les expériment­ations ou les tests sont l’équivalent des montants investis dans les projets finaux en France

ou en Europe”, constate Florian Douetteau, qui opère une partie des activités de Dataiku outreAtlan­tique. Un question de posture et d’approche de l’innovation ensuite. La difficulté de la valorisati­on des données est très chaotique. La valeur se révèle chemin faisant. L’enjeu est donc d’accepter de se mettre dans une logique d’expériment­ation pour découvrir les bons chemins de valorisati­on. “Ces trajectoir­es sont plus difficiles à mettre en place dans les grands groupes qui ont fondé leurs succès sur leur capacité à exploiter un modèle très encadré d’organisati­on ou d’investisse­ment. Réussir dans l’économie de la donnée, c’est accepter un processus itératif et une vision incertaine du résultat” estime Simon Chignard. Pour mémoire, Amazon a attendu plus de 7 ans ses premiers bénéfices. Le numéro 1 mondial de la vente en ligne, passé maître dans l’optimisati­on des données, capitalise aujourd’hui plus de 260 milliards de dollars.

“Nous sommes en train de vivre une 4e révolution industriel­le qui place la donnée au coeur du processus de création de valeur. Elle va métamorpho­ser en profondeur les rapports économique­s et sociaux”

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