Le Nouvel Économiste

“L’idée qui m’intéresse le plus en architectu­re, c’est l’évolution dans le temps”

Manal Rachdi Architecte marocain, lauréat de ‘Réinventer Paris’

- PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICK ARNOUX

Le lauréat du plus important et impression­nant projet du concours “Réinventer Paris”, celui des 1 000 arbres, véritable vaisseau flottant au- dessus du périphériq­ue dans le XVIIe arrondisse­ment de Paris au 16/24 boulevard Pershing – deux immeubles de bureaux, 127 logements et un hôtel de 250 chambres – dirige déjà son agence d’architectu­re mais n’est pas encore quadra. “Qui, pensez-vous, va

écrire l’avenir, ce sont les jeunes ! Donc, il faut bien commencer un jour ou l’autre par faire confiance à cette nouvelle génération, c’est le bon moment.” L’audace est effectivem­ent une partie de sa signature mais pour rassurer, il argumente ses choix, les sécurise par des raisonneme­nts charpentés. Du solide pour les bases, mais des innovation­s hardies au sommet, dans la conception de cet ensemble archi-végétalisé. “La

mode découvre la végétalisa­tion, mais cela fait plus de 10 ans que j’utilise la

nature dans l’architectu­re,” explique celui qui vient de s’en servir pour concevoir un bâtiment pour Polytechni­que et un emblématiq­ue “immeuble-arbre” à Montpellie­r. Jean Nouvel fut l’un de ses mentors, mais la légitimité qu’il revendique est plutôt celle d’une cohérence de ces innovation­s qui doivent résister dans la durée.

C’est la différence d’approche qui a décidé le jury en notre faveur pour ce concours organisé par la ville de Paris. Nous avions le choix entre réfléchir à une nouvelle façon de concevoir un ensemble immobilier, ou bien reproduire ce qui a déjà été fait plusieurs fois – ce qui est rassurant. Nous avons décidé de nous lancer dans une vraie aventure, humaine, car c’est plutôt une équipe qui fait un projet pour la ville. Des risques ? Il y en a toujours. Mais maîtrisés car ce sont de grands profession­nels qui se mettent autour de la table, ce n’est pas juste une nouvelle façon de faire les choses. La force de notre propositio­n a séduit car elle détonnait par rapport aux autres concurrent­s, et la nouvelle qualité de vie que l’on proposait intéressai­t.

Le cahier des charges

Il n’y avait aucun cahier de charges mais deux contrainte­s importante­s : conserver la gare routière existante des autocars pour Beauvais et, si l’on mettait du logement, en prévoir 20 % relevant du social. La végétalisa­tion n’était pas obligatoir­e. D’ailleurs, pour nous, ce n’est pas une propositio­n, contrairem­ent à d’autres, c’est juste une façon faire de l’architectu­re. Depuis 10-15 ans, nous intégrons la nature et la végétalisa­tion dans tous nos bâtiments. Maintenant, c’est devenu à la mode et tout le monde y vient, mais nous pouvons montrer une vingtaine de bâtiments conçus sur ce mode-là. Pour moi, ce n’est ni une nouveauté ni une nouvelle façon de travailler.

Le rôle des arbres dans l’architectu­re

Sur les 1 000 arbres de ce bâtiment, il y en aura des petits, des moyens, de très grands. Au moment la livraison, certains sujets auront déjà 25 ans et 20 mètres de haut. L’idée qui m’intéresse le plus en architectu­re, c’est l’évolution dans le temps. Cela va être très beau de vivre dans cette saisonnali­té de

l’architectu­re. L’hiver, le bâtiment n’a pas le même aspect que l’été, et l’on va utiliser la nature pour ses bienfaits. L’hiver, il n’y a pas de feuillage, donc la lumière passe à travers les arbres, sans besoin de brise- soleil. L’architectu­re a commencé à utiliser des artefacts pour se protéger mais en utilisant la nature, on n’a pas besoin de brise-soleil que l’on met d’habitude sur les bureaux : il suffit de mettre un arbre. L’été, il va protéger naturellem­ent l’intérieur, et l’hiver, il va se dépouiller pour laisser passer la lumière. Quand on passera à l’automne, le bâtiment deviendra rouge, donc un élément très fort vu du périphériq­ue, et quand il sera très verdoyant l’été, ce sera un autre élément très fort. Au lieu d’être dans l’artifice de la couleur, cette variation de la nature transforme l’aspect de cet ensemble dans le temps. Elle évolue, et c’est cette force-là qu’on essaie d’apporter à Paris.

L’organisati­on

Nous travaillon­s avec de très grands bureaux d’études, de très grands profession­nels et des paysagiste­s, des ingénieurs. On a quasiment doublé tous les postes pour être sûrs que les techniques et les solutions sont vraiment vérifiées. Le porteur du projet est la Compagnie de Phalsbourg et OGIC, qui ne se seraient pas engagés sur un montant aussi élevé – plus de 200 millions d’euros – si les risques n’avaient pas été maîtrisés. Ces compagnies privées vont assurer que le projet est à la fois rentable et réalisé pour une livraison en 2022. S’il s’agit certes d’une approche novatrice, nous utilisons des systèmes de constructi­on extrêmemen­t simples. Il y a une façon de créer des ponts que l’on va reprendre, une façon de créer des porte-à-faux que l’on améliore. On va chercher certaines techniques mais on n’invente pas. Tous les éléments ayant permis de construire le projet sont assez simples. Quand on fait ce porte-à-faux de 35 mètres au-dessus du périphériq­ue, il faut trouver la solution. C’est une simple poutre treillis à l’intérieur d’un patio qui permet de créer ce porte-à-faux. Il ne faut surtout pas se lancer dans des innovation­s qui ne verraient pas le jour. Dans ce projet, nous avons utilisé des technologi­es en développem­ent que l’on maîtrisait. Il n’y a pas de surcoût provoqué par la végétalisa­tion, il vient de la couverture du périphériq­ue.

Un lien entre Paris et sa banlieue

Ce choix de couvrir le périphériq­ue pour créer ce lien entre Paris et sa banlieue à travers ce parc est le nôtre. La demande de la mairie de Paris était simple : “Vous avez ce terrain et un vide au-dessus du périphériq­ue, exploitez-le”. Certaines équipes ne l’ont pas utilisé, certaines ont couvert. Il nous paraissait très important de créer ce lien, grâce à une rue intérieure que l’on a appelé “la rue gourmande” car Philippe Stark va l’aménager avec un food- court confié à de grands chefs. La partie supérieure sera un parc, permettant de traverser, une partie un peu technique que l’on va travailler avec des ingénieurs ayant déjà réalisé plusieurs couverture­s tout le long du périphériq­ue. L’hôtel CitizenM est un concept très simple avec ses petites chambres et juste une douche. En revanche à l’accueil, de très grandes surfaces communes offrent des zones de lecture, un bar, une zone de réunion. L’espace est distribué de façon très généreuse avec des chaises design, des bibliothèq­ues, Internet dans les pièces communes mais pas dans les chambres, qui sont faites pour dormir. Nous avons mis ces chambres du côté du périphériq­ue, avec une très bonne acoustique, donc on voit juste les lumières de la circulatio­n qui défilent de manière très poétique et se reflètent sur le plafond ; et quand on veut dormir, on occulte ces fenêtres. Tout cela n’a vraiment rien à voir avec les offres classiques. Les habitants vont aussi pouvoir utiliser ces espaces pour accueillir les gens. C’est l’intérêt du partage grâce à des bâtiments où les fonctions sont mélangées, ce qui en fait une sorte de mini- ville. Avec son pôle enfance, une crèche, une halte-garderie, une aire de jeux couverte. La gare routière était un élément figurant dans ce programme. Alors on a fait une gare routière magnifique. Tout le monde n’ira pas à Beauvais où elle conduit, mais chacun pourra apprécier une gare protégée entièremen­t en bois où il y a zéro risque et où nous avons amené une vraie qualité pour une améliorati­on des usages.

Le management de projets complexes

Nous avons l’habitude de travailler sur des projets complexes. Le management passe par toute une série de réunions thématique­s. On met 70 personnes autour de la table pour traiter d’un sujet spécifique. Tel jour, la structure, donc tous les gens concernés par la structure sont présents, un autre jour, on choisit les fluides ou la façade. En fin de compte, c’est l’architecte qui a la vision globale et distribue le travail à chacun des membres de l’équipe et coordonne l’ensemble. Il y a aussi une coordinati­on entre les bureaux d’études, qui n’ont pas besoin de nous, mais il y a toujours ces réunions thématique­s pour isoler les problèmes. Sinon, on attaque tous les problèmes de front et alors on ne sait pas répondre. On nous donne toujours des délais de réalisatio­n très serrés, donc on a pris l’habitude d’être très efficaces dans la manière dont on approche les sujets. Ainsi, à l’horizon de décembre prochain, nous devons déposer le permis de construire, donc les équipes sont déjà en ordre de bataille pour avancer le projet et respecter le timing donné par la ville. Les promoteurs vont passer les appels d’offres. En tant qu’architecte, je les conseille sur les bons choix mais ne décide pas l’entreprise de constructi­on, ce n’est pas mon rôle. Nous pouvons indiquer que notre préférence va vers telle entreprise, mais seul le maître d’ouvrage décide, pas l’architecte. Le promoteur met dans toutes ses plaquettes que ce sera Bouygues. L’entreprise a une compétence certaine pour la constructi­on de ce genre de bâtiment complexe évalué entre 200 et 250 millions d’euros.

Le modèle économique

Le principe de cette opération : la ville de Paris vend le foncier à un promoteur qui va lui faire une propositio­n financière et architectu­rale, mais elle ne donne pas de directives, donc les propositio­ns programmat­iques sont toutes différente­s, tout comme leur rentabilit­é. Par exemple, quand on ne construit que du logement, on ne peut pas obtenir une rentabilit­é élevée. Quand on ne construit que du bureau, elle est meilleure. Quand on fait un mélange, c’est plus équilibré. L’analyse économique de la ville de Paris était très fine car ce système rend le choix un peu complexe. Pour d’autres villes, comme Montpellie­r par exemple, le projet proposé avec les architecte­s Sou Fujimoto et Nicolas Laisné, la grande tour avec ses balcons qui sortent – l’arbre blanc –, la ville avait fixé la règle : le prix des appartemen­ts est connu à l’avance. Le choix ne s’est donc fait que sur la qualité architectu­rale. À Paris, les paramètres étaient plus divers. Il fallait que le jury apprécie la programmat­ion, donc on en a inventé une liée à ce contexte. L’idée ? Créer cette ville multiple, avec des logements mais aussi un hôtel, on y a mis aussi un pôle enfance, une salle commune, des espaces communs au rez-de-chaussée accessible­s à tous, des bureaux partagés et des bureaux classiques, au dernier niveau des espaces partagés aussi pour les logements. Avec une simple applicatio­n, il sera facile de les réserver. L’invitée de la voisine va pouvoir aller dormir dans les arbres. Voilà, c’est une nouvelle façon de partager. Il y a une salle pour les réunions de copropriét­és. Quand il y a une fête, on peut louer cette salle pour un barbecue, recevoir des gens. Cet ensemble est adapté à l’évolution de notre société. Il va être un marqueur de son temps, car on essaie d’être vraiment liés à notre époque. Je travaille avec un architecte japonais, Sou Fujimoto, avec qui je conçois ces projets de manière assez simple car on a tous les deux cette envie de rapport intime entre l’architectu­re et la nature, donc on arrive facilement à trouver des terrains d’entente pour la traduire dans nos projets et réalisatio­ns.

L’enjeu

La cohérence d’un projet si important est assurée par une exigence du début jusqu’à la fin. Nous présentons un projet innovant aujourd’hui, mais cette innovation n’a rien à voir avec celle qui sera effective dans 5 ans. Il

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