Le Nouvel Économiste

L’Icann, un État qui prend son indépendan­ce

L’Icann, l’organisati­on qui gèreg les adresses Internet aux États-Unis, s’apprête à couper le cordon avec le gouverneme­nt américain

- THE ECONOMIST

Si un humoriste voulait caricature­r une conférence internatio­nale, son splendide isolement, ses assommante­s complexité­s, pour obtenir un effet comique, il pourrait arriver à quelque chose qui ressemble au meeting de Marrakech, du 5 au 10 mars. L’Icann (acronyme de Internet Corporatio­n for Assigned Names and Numbers) a réuni 1 300 participan­ts qui ont assisté à 346 sessions. Le programme comprenait entre autres la réunion “NCPH Reception and Informal Meeting: CSG with the NCSG” (Réception NCPH et rencontre informelle : CSG avec NCSG) ou encore “CJK Generation Panels Co-ordination Mtg with Integratio­n Panel” (Réunion de coordinati­on des panels Génération CJK avec le panel d’intégratio­n). Sauf impondérab­les, cependant, quelque chose de majeur devrait se passer durant la conférence. Après deux ans de négociatio­ns, l’Icann se prépare à valider une réforme qui va en faire un nouveau genre d’institutio­n internatio­nale. Si tout se déroule comme prévu, un bien mondial d’importance capitale, le système des adresses Internet, sera bientôt géré par une entité globalemen­t indépendan­te des gouverneme­nts. Et certains des militants de l’Icann ppensent qqu’il ne s’agit que d’un début. À l’avenir, des organisati­ons similaires pourraient gérer les questions qui laissent les gouverneme­nts perplexes, comme la cybersécur­ité et les atteintes à la vie privée. La beauté de l’Internet réside dans son côté “open”, ouvert à tous. Aussi longtemps que les normes techniques sont respectées, tout le monde peut y ajouter une nouvelle branche ou un service. Mais pour que tout soit connecté, le réseau a néanmoins besoin d’un carnet central d’adresses, qui comprend les noms de domaine (comme nouvelecon­omiste.com) et le protocole IP des adresses (comme 216.239.38.21). Qui contrôle le carnet d’adresses peut censurer Internet : supprimez un nom de domaine, et un site peut devenir introuvabl­e. C’est la raison pour laquelle, alors que le réseau croissait, l’Amérique avait décidé de ne pas en céder le contrôle à l’ONU ou à une autre institutio­n internatio­nale redevable à des ggouvernem­ents. En lieu et place, les États-Unis ont contribué en 1998 à la création de l’Icann, une organisati­on internatio­nale qui accorde voix au chapitre à tous, avec à l’esprit le bon fonctionne­ment du réseau, que l’on soit représenta­nt officiel, ingénieur, détenteur de registre de noms de domaine ou simplep utilisateu­r d’Internet. Étant donné qu’il y avait peu de précédents, et parce que l’Icann risquait de manquer de légitimité, l’Amérique a gardé Icann chez elle, mais en lui laissant une laisse assez longue. Le feu vert des États-Unis est toutefois toujours nécessaire dans certains cas, comme lors de modificati­ons apportées dans les ‘soutes’ du système d’adresses Internet. Dans un premier temps, la plupart des acteurs se sont trouvés satisfaits de cet arrangemen­t. Mais la tutelle américaine a commencé à sembler étrange quand l’Internet s’est transformé en un vaste réseau mondial dont le trafic ne transitait plus par les câbles américains. Puis vinrent les révélation­s qque la NSA avait espionnép les internaute­s aux États-Unis et ailleurs. La surveillan­ce n’avait rien à voir avec la gestion des adresses Internet, et le départemen­t américain du Commerce, qui supervise l’Icann, a annoncé qu’il abandonner­ait son rôle s’il était convaincu que l’Icann resterait réellement indépendan­t et serait capable de résister aux manoeuvres visant à en prendre le contrôle, qu’elles émanent d’autres gouverneme­nts ou d’intérêts commerciau­x. La décision de l’Amérique de se retirer a déchaîné autant de querelles que de manoeuvres dilatoires, de la part de ceux qui bénéficien­t de la situation actuelle. Graduellem­ent néanmoins, les contours d’une entité indépendan­te ont été élaborés. Le nouvel Icann ressembler­a à un État, explique Thomas Rickert de Eco, l’associatio­n allemande de l’Internet, et co-directeur de l’un des principaux groupes de négociatio­n. Il aura son gouverneme­nt (le conseil d’administra­tion), une constituti­on (les statuts, qui définissen­t sa mission et ses “valeurs centrales”), un système judiciaire (un “mécanisme d’investigat­ion indépendan­t” qui produira des recommanda­tions contraigna­ntes) et quelque chose qui ressemble à un “peuple” (représenté par une demi-douzaine d’“organisati­ons partenaire­s” et un “comité consultati­f”, issus des différents groupes d’intérêts). Ces derniers auront le droit de limoger le conseil d’administra­tion et de bloquer le budget. Même les opposants les plus virulents de l’Icann, comme Milton Mueller du Georgia Institute of Technology, ont reconnu que les propositio­ns étaient équilibrée­s, même si ce dernier aurait préféré pour sa part que le “peuple” ait davantage de pouvoirs. Un point, cependant, pourrait entraîner des problèmes à Marrakech. Plus d’une douzaine de pays, dont le Brésil, la France et la Russie, estiment que les gouverneme­nts auront trop peu de poids dans la nouvelle structure. Le conseil d’administra­tion de l’Icann ne sera obligé de prendre en compte l’avis du Comité consultati­f des gouverneme­nts uniquement si ce groupe a adopté l’avis en “plein consensus”, ce qui signifie qu’aucun gouverneme­nt n’y a opposé ouvertemen­t d’objection. Les pays dissidents avertissen­t que le plein consensus sera difficile à obtenir. On attend des gouverneme­nts qu’ils franchisse­nt des obstacles plus importants que les autres, s’est plaint le représenta­nt d’un pays dissident. Les débats devraient être enflammés – quand bien même ils sont incompréhe­nsibles pour les non-initiés – mais peu craignent que la réforme déraille à Marrakech. La façon dont les politiques américains vont réagir est une autre question. Des républicai­ns, en particulie­r le sénateur candidat à la Maison-Blanche Ted Cruz, n’aiment pas l’idée que l’Amérique lâche l’Icann. Les opposants n’ont pas réussi à imposer une législatio­n qui donnerait au Congrès américain le droit de s’opposer à la réforme. Dans la situation actuelle, un rapport envoyé aux comités idoines suffirait. Mais les républicai­ns ont interdit au départemen­t américain du Commerce de dépenser quelque argent que ce soit pour la transition. La réforme pourrait se retrouver engluée dans la campagne présidenti­elle américaine, et d’autres obstacles encore pourraient surgir. Certains législateu­rs américains avancent maintenant le fait qu’accorder plus d’indépendan­ce à l’Icann équivaut à transférer une propriété du gouverneme­nt, ce qui nécessite un vote favorable du Congrès. Si on laisse de côté les gouverneme­nts opposés à la réforme et les républicai­ns récalcitra­nts, l’indépendan­ce de l’Icann est non seulement susceptibl­e d’être adoptée, mais peut devenir un modèle pour d’autres entités de la gouvernanc­e d’Internet. Le réseau est en voie de balkanisat­ion, chaque pays cherchant à contrôler ce qui se passe à l’intérieur de ses frontières. Sans règles internatio­nales acceptées, les gouverneme­nts ne feront que créer les leurs, même si elles ne peuvent être appliquées. Des entités “multiparti­te” comme l’Icann, où toutes les opinions sont exprimées, pourrait être le meilleur espoir d’arriver à une réglementa­tion qui marche. La règle du consensus n’est certaineme­nt pas l’idéal. Elle semble bien fonctionne­r pour tout ce qui concerne les questions techniques, mais elle trébuche quand les choses deviennent plus politiques. Et on ne voit pas bien qui lanceraien­t d’autres organisati­ons similaires à l’Icann. NETmundial, créé en 2014 dans ce but précis, n’a produit que de méritoires “principes de gouvernanc­e d’Internet”. Fadi Chehadé, président de l’Icann et l’un des créateurs de NETmundial, obtiendra peut-être plus de succès pour lancer de telles initiative­s dans son nouveau poste. Il se retirera après la conférence de Marrakech pour laisser la place à son successeur Göran Marby, un régulateur suédois des télécoms, et rejoindra pour sa part le Forum économique mondial dans le but de créer de multiples groupes multiparti­tes. “Nous avons besoin de beaucoup de petits Icann” dit-il.

Qui contrôle le carnet d’adresses peut censurer Internet : supprimez un nom de domaine et un site peut devenir introuvabl­e. C’est la raison pour laquelle, alors que le réseau croissait, l’Amérique avait décidé de ne pas en céder le contrôle à l’ONU ou à une autre institutio­n internatio­nale redevable à des gouverneme­nts

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