Le Nouvel Économiste

Des Bobos aux Boubours

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Vous vous êtes détestés en bobo que vous juriez ne pas être ? Vous allez vous haïr en boubour que vous êtes devenus à l’insu de votre plein gré. ‘Anthropolo­gie du Boubour’, signé par le publicitai­re Laurent Chemla, éclaire un troupeau qui a quitté Woodstock pour Zemmour. Extrait.

Qu’est qu’une tendance ? S’agit-il d’énoncer ce qui est in et out, de se poser en arbitre du bon goût? Ou bien s’agit-il de constater que de plus en plus de gens font ou pensent de plus en plus telle ou telle chose ? S’agit-il d’identifier des phénomènes de société ou bien des signaux émergents, ou simplement de capter l’air du temps? Et surtout: l’énoncé de la tendance la fait-elle exister plus fortement, la rend- elle soudaineme­nt plus visible? En 2002, j’ai participé, avec une équipe de “tendanceur­s” du réseau de communicat­ion Havas, au “lancement” du métrosexue­l, un terme qui a modifié en profondeur les représenta­tions et les comporteme­ntsp du masculin au XXIe siècle. À l’origine, il s’agissait pour Havas de convaincre ses clients et prospects de sa capacité à identifier le futur (le Graal pour toutes les agences de communicat­ion). Armés de quelques études en ligne, nous avions observé qu’un petit nombre d’hommes de nos échantillo­ns adoptaient des comporteme­nts de soin de soi et de sa peau, d’attention à son apparence et semblaient redéfinir le masculin : d’un seul coup, il devenait OK pour les hétéros de se mettre de la crème sur le visage. On ressortit alors un vieux terme de 1994, complèteme­nt tombé dans l’oubli, inventé par un auteur anglais et l’on présenta au monde le métrosexue­l comme le “nouvel homme” Le succès dépassa toutes nos espérances : non seulement le terme fut repris dans la presse du monde entier et entra vite dans le langage courant, mais surtout la réalité elle-même en fut modifiée : les hommes, dans les faits, se mirent à acheter de plus en plus de produits de beauté. Au-delà de l’anecdote, ce qui me paraît important ici c’est qu’on retrouve là la fonction performati­ve du discours, de tous les discours, les discours privés, intimes, amoureux, mais aussi les discours “dominants”, politiques et commerciau­x : le discours reflète autant qu’il structure la réalité. Il en est de même pour les tendances : c’est une paire de lunettes qu’on vous offre, un terme que l’on invente pour recouvrir une réalité qui devient dès lors, et paradoxale­ment, visible sous vos yeux. J’aime faire le parallèle avec l’astrologie : dans l’infini scintillem­ent des étoiles dans le ciel, sans nombre et sans structure, on en relie quelques unes et on vous dit : tiens, là, c’est le chariot de la Grande Ourse. Les étoiles sont bien là, mais rien d’autre ne les relie entre elles que cette nouvelle lecture qui en est faite, et il devient dès lors impossible de ne plus les regarder sous cet angle. C’est ce que j’essaie de faire ici : identifier et relier entre eux des “signaux” culturels, des éléments de discours, des événements, et voir apparaître une forme de cohérence de l’ordre de l’évidence ; quelque chose se passe, quelque chose apparaît, qu’on ne peut plus ne plus voir, quand bien même cette chose n’a de réalité que l’histoire qui en est faite. Tout ça pour dire : il n’y a rien de scientifiq­ue dans ma démarche. Bien que je sois diplômé d’un master d’anthropolo­gie, cet essai n’a d’anthropolo­gique que son titre – je trouvais amusant le décalage. Aucune rigueur scientifiq­ue, aucune étude approfondi­e, aucune méthodolog­ie académique, rien d’autre qu’une intuition, documentée certes, mais juste une intuition, et l’envie de partager avec humour mon étonnement face à ce qui me paraît véritablem­ent être un phénomène culturel et social remarquabl­e – un vent persistant, d’abord faible puis grossissan­t, qui agite l’air du temps. De la même façon qu’il n’y avait rien de scientifiq­ue dans le livre qui a donné naissance aux bobos. Et pourtant : ils n’étaient nulle part, et du jour au lendemain ils sont partout. Tout a commencé par une blague. Fin 2013, une amie, Stéphanie Huguenin, revenant d’un weekend bien arrosé avec des amis “complèteme­nt pas bobos”, sort la formule, brillante, spontanéme­nt: “Ah non, eux, c’est plutôt des bourgeois bourrins !” Ça sonne bien, ça roule sous la langue, c’est amusant, c’est un peu cynique mais pas méchant. Ça fait tout de suite tilt. Je lui demande l’autorisati­on d’en faire quelque chose. Elle me la donne. Je suis curieux de voir quel destin peut avoir une telle expression, qui semble à ce point capter quelque chose qui est là mais qu’on ne voit pas encore. Ce sera d’abord un billet de blog sur Mediapart, repris par Stratégies, puis par le magazine Elle. Puis cette année un article d’Yves Czerczuk dans la revue ‘ Le

Panorama des Idées’ de Jean-Marie Durand et Emmanuel Lemieux. La machine paraît lancée. Entre-temps, comme j’espère le démontrer ici, le phénomène semble avoir pris de l’ampleur, et la réalité avoir dépassé l’intuition : dans le débat politique (de plus en plus rance), au cinéma, dans la mode, la musique, partout, de plus en plus, le boubour est là qui s’agite, attendant d’être baptisé. Je ne suis pas là pour juger. Je constate. Je dis juste : tenez, voilà ce qqui est en train de se ppasser. À vous de voir ce que vous en ferez.

Dans toute sa splendeur

Il gare son Audi flambant neuve (“Tu vois, ça c’est de la bagnole, racée, sexy, animale”) sur une place réservée aux handicapés (“Tiens, tu vois, tu dis ‘handicapé’, pas ‘personne à mobilité réduite’ ”) sous les basses vrombissan­tes d’un morceau du rappeur Maître Gims, improbable bourrinnad­e electro-zouk autotunée. Rythmes grossiers, mélodie puérile, on croirait une comptine de Nono le petit robot du dessin animé Ulysse 31 chantée sur une bourrée bretonne. Il me répond “Rooo, ça va, on peut pas toujours écouter que du Bach…” Je ne vois pas trop le lien, mais bon. Je lui fais remarquer que le rappeur en question faisait partie du groupe Sexion d’Assaut, connu entre

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