Le Nouvel Économiste

Réforme a minima pour les cabinets. Les grands enjeux – internatio­nalisation et digitalisa­tion – auront davantage d’incidence que ces textes

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PATRICK ARNOUX À l’origine, elle devait avoir la puissance colorée d’un Gauguin, au final, cette réforme de l’audit aura donc plutôt les allures d’un pastel demi-teinte, façon François Boucher. La Fontaine aurait pu en tirer une fable évoquant une souris et une montagne. De concession­s en compromis, de négociatio­ns en pression de lobbys, l’ambition initiale du commissair­e européen Michel Barnier, traumatisé par la faillite de la banque Lehmann Brothers et plus encore par la carence d’alarme des auditeurs qui avaient même certifié les comptes sans réserves quelques mois auparavant, a été singulière­ment amodiée. Et l’objectif fondateur – dynamiter le cartel des big four – abandonné. Or le modèle français de l’audit – double prestatair­e obligatoir­e – le met à l’abri des grands bouleverse­ments puisque dans le cas du “joint audit”, le renouvelle­ment des cabinets n’est obligatoir­e qu’après 24 ans. Certes. Mais l’analyse de cette réforme par le plus puissant des outsiders, Philippe Castagnac, chairman et CEO de Mazars, montre bien que les enjeux de cette profession dépassent ces péripéties circonstan­cielles. Ainsi donc la réforme de l’audit – version française – aura quelques retards. Certains embouteill­ages du côté du Conseil d’État n’aug ront pas permis de respecter la “deadline” du 17 juin, deux années pile après l’adoption de la directive européenne. Plus de cinq ans après l’ambition initiale, plutôt radicale, affichée par Michel Barnier, commissair­e européen: “Le marché de l’audit doit être plus ouvert. Nous ne pouvons nous satisfaire d’un marché européen des audits des sociétés cotées dont 80 % est dominé par quatre grandes entreprise­s.” Avec volontaris­me, il affichait alors trois objectifs : création de cabinets d’audit “pur” remettant en cause le modèle pluridisci­plinaire des grands réseaux mondiaux, changement obligatoir­e d’auditeurs tous les six ans, et obligation pour certains groupes de recourir à deux cabinets d’audit. L’intention, limpide – déconcentr­er une profession plus que largement cartellisé­e par les fameux “Big four”, Deloitte, PWC, E&Y et KPMG se partageant en France plus de 85 % des mandats du CAC 40 –, sortira quelque peu édulcorée, selon une expression plus qu’euphémique, quatre années de négociatio­ns plus tard, du laminoir activé par de puissants lobbys au Parlement européen. Comme en convient le chairman et CEO de Mazars. “Le premier objectif était effectivem­ent de déconcentr­er. On est complèteme­nt à côté, il n’y aura pas de déconcentr­ation. Les Big four ont cherché à faire ce qu’il fallait et obtenu un certain nombre de choses, mais pas d’autres, comme la non-rotation des firmes : tout le monde y était opposé, y compris eux” commente Philippe Castagnac, évoquant les incidences de cette réforme de l’audit dans un marché européen très marqué par les cultures nationales.

La tentative d’ouverture du marché

Trois leviers principaux permettent d’ouvrir le marché de l’audit à des acteurs plus modestes : le “joint audit” (commissari­at aux comptes assuré par deux cabinets) obligatoir­e en France depuis 1966, un renouvelle­ment plus fréquent des prestatair­es afin d’éviter la tentation d’une trop grande “familiarit­é” avec leur client, des appels d’offres excluant des marchés passés de gré à gré. 1/ Le double commissari­at aux comptes limitant les possibilit­és de trop étroite connivence est l’un des constituan­ts majeurs du modèle de l’audit à la française, à distinguer de l’anglo-saxon. “Ce n’est pas une pratique courante, elle a été torpillée par les Anglo-Saxons qui n’en voulaient pas. Le lobbying de Londres a été très fort. La France a beaucoup poussé son joint audit, les Anglais beaucoup contré. Ce double regard limite les risques de familiarit­é. L’Europe ne l’a pas imposé car elle a voulu imposer la rotation des firmes et ne voulait imposer simultaném­ent les deux. Huit pays de l’Union auront donc à dispositio­n ce joint audit, seule façon d’ouvrir le marché, dont l’Allemagne, l’Espagne, la Suède, la Slovaquie et la Pologne, mais pas l’Italie.” Avantage du dispositif ? Il repousse l’échéance de renouvelle­ment des mandats de 10 à 24 ans, tout en offrant de nouvelles opportunit­és à ces profession­nels. “On n’est pas obligé de faire tourner les deux auditeurs en même temps. Ce tuilage permet de garder la mémoire, d’éviter les ruptures et de déconcentr­er un peu. Nous espérons beaucoup de l’Allemagne et de l’Espagne, dans lesquels on est assez fortement implantés.” En fait, Pwc et KPMG ont des positions largement dominantes en Allemagne et Deloitte un quasi-monopole en Espagne. Deux pays dans lesquels cette nouvelle option aiguise les appétits des autres cabinets. 2/ Un renouvelle­ment plus fréquent des mandats. 99 ans chez HSBC, 45 ans chez Casino, 38 ans chez Rodamco-Unibail… Les audits prennent parfois racine, avec des risques bien connus de connivence. Il faudra désormais que les groupes cotés les renouvelle­nt tous les 10 ans, mais tous les 24 ans seulement en cas de joint audit. “À partir du moment où l’on introduit la rotation obligatoir­e, sans joint audit, il est certain que cela va être un jeu de chaises musicales pour les très grands comptes, surtout à l’étranger. En France, le jeu de chaises musicales va avoir lieu à cinq.” Certes, il faut respecter une courbe d’expérience car avant de se familiaris­er avec les arcanes financiers d’un groupe coté, il faut prendre connaissan­ce d’énormes quantités de données et implémente­r des méthodolog­ies ; bref, pour les nouveaux entrants, le ticket d’entrée est coûteux en argent et en temps. “On met deux, trois ans à maîtriser les données dans un grand compte. Donc, une rotation à 8 ou 10 ans pouvait nuire à la qualité des prestation­s. Il ne faut pas oublier que la loi de sécurité financière oblige la rotation des signataire­s sur un compte après six ans, ou six exercices. Les Américains ont tout de suite dit que cette rotation était négative pour la qualité de l’audit et qu’ils n’en voudraient pas.” 3/ Le recours obligatoir­e aux appels d’offres. “On ne peut qu’être pour car c’est un élément important de régulation du marché. À condition deprog téger le mieux-disant, pas le moinsdisan­t. Un appel d’offres offensif pour un grand du CAC 40 représente une année de travail et nous coûte 1 million d’euros au minimum ! Quand on veut être sur ce marché, il faut savoir travailler avec ses contrainte­s, déployer les grands moyens sur la présentati­on des prestation­s, des couverture­s géographiq­ues, de l’aspect sectoriel. Quelquefoi­s, le moins-disant est retenu. L’argument prix, présenté comme un des arguments, est souvent le premier. Il peut être assez destructeu­r. À chaque renouvelle­ment par appel d’offres, la baisse est de 5, 15, voire 20 % de temps en temps. Si on continue à ce rythme, la qualité de l’audit pourrait être touchée, tout le monde serait perdant. Or, nous devons faire des investisse­ments considérab­les dans le digital, les outils, la couverture internatio­nale. Il faut donc que nous fassions des gains de productivi­té pour protéger la qualité des rémunérati­ons des gens de haut niveau, une équation qui n’est pas simple à gérer.” Les lois d’échelle sont pénalisant­es pour les outsiders devant investir là où les Big four ont déjà atteint une solide maturité sur les deux plans stratégiqu­es : couverture internatio­nale et potentiel technologi­que. “Dans cette économie numérisée, le partenaria­t avec un certain nombre de start-up est probableme­nt une bonne chose. On y travaille assez intensémen­t.” Restait à régler deux sujets épineux : la possibilit­é pour les cabinets de vendre des conseils en plus des prestation­s d’audit – tout en évitant les conflits d’intérêts – et le seuil minimal imposant l’obligation des commissair­es aux comptes aux PME. Imposer le seuil européen – plus élevé que les exigences françaises actuelles – priverait les cabinets d’une certaine part de marché. Les profession­nels s’y sont donc opposés et les politiques n’ont rien décidé.

Le choix de la multi-disciplina­rité

“Séparer les structures d’audit de celles du conseil, comme le prévoyait le texte initial de Michel Barnier, aurait été un désastre absolu, car nous ne pourrions plus attirer des esprits brillants. On était tous d’accord pour faire comprendre à Bruxelles que la qualité d’un audit dépend de ceux qui le font. Et que la mono-compétence comptable ou fiscale, normative comptable, ne suffit pas ! J’ai travaillé sur les comptes du groupe Bouygues, il est plus agréable de faire l’audit d’un chantier de génie civil avec des ingénieurs dans les équipes, et il nous faut des actuaires dans des sociétés d’assurance.” La montée en puissance des expertises “métier” oblige en effet au recours à un certain nombre de spécialist­es – fiscaliste­s, avocats, par exemple – donc à une pluridisci­plinarité. “Être mono-orienté avec des gens qui se ressemblen­t trop n’est pas bon, aussi nos recrutemen­ts se font-ils pour un tiers dans les écoles de commerce, un tiers dans les écoles d’ingénieurs, et un tiers d’universita­ires.” Ensuite, le code de déontologi­e est la muraille des pratiques interdites, comme vendre certains services non audit à ses propres clients. Si certaines prestation­s d’aide “de confort” sont autorisées, la réglementa­tion de Bruxelles a dressé une liste noire de treize services interdits (évaluation, maniement des fonds etc.)… et tout ce qui n’est pas interdit est autorisé, dans la limite de facturatio­n de 70 % de celle de l’audit.

Regroupeme­nt en perspectiv­e

Conséquenc­es très concrètes de ces changement­s pour la profession ? De très probables mouvements de concentrat­ion parmi les 10 leaders du marché. Délibéréme­nt mondiaux, puisque deux impératifs sont devenus structuran­ts : l’internatio­nalisation massive de leurs clients voulant retrouver des méthodes cohérentes dans tous les pays où ils intervienn­ent et où il faut dorénavant les accompagne­r, et la complexité croissante des normes et méthodes nécessitan­t un pôle de doctrine technique qui, en permanence, fait l’exégèse des nouvelles normes. Investisse­ments qui ne sont plus pas à la portée des plus modestes cabinets.

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