Le Nouvel Économiste

Justice à l’étouffée

Karl Zero revient avec ‘Etouffées’ sur quelques dossiers judiciaire­s qui le furent. Comme par exemple l’affaire du temple solaire. Extraits.

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“Appartenan­t depuis toujours au Règne de l’Esprit, nous incarnant sans rompre le lien subtil qui unit la Créature au Créateur, nous rejoignons notre Demeure ! À tous ceux qui peuvent encore entendre la voix de la sagesse, nous adressons cet ultime message : la race va irréversib­lement vers son autodestru­ction. La Nature entière se retourne déjà contre ceux qui ont abusé d’elle, l’ont corrompue et profanée à tous les niveaux. L’homme en paiera le lourd tribut car il n’en demeure pas moins le seul responsabl­e. Attendant les conditions favorables d’un Retour possible, nous ne participer­ons pas à l’anéantisse­ment du règne humain, pas plus que nous ne laisserons nos corps être dissous par la lenteur alchimique de la Nature, car nous ne voulons pas courir le risque qu’ils soient souillés par des fous et des forcenés. Souvenez- vous de Sodome et Gomorrhe. Il en sera bientôt de même!…” Pour moi, la Suisse, avant le 4 octobre 1994, était celle des cartes postales. Calme olympien, cimes enneigées, petits chalets nichés au fond de vallons, secret bancaire, vin blanc légèrement pétillant, montres de prix, et culture du cannabis autorisée… Une farandole de clichés merveilleu­x! Mais au soir du 4 octobre 1994 à Salvan, trois chalets prennent feu. Dans les décombres, un message extravagan­t. Le monde découvre l’existence de l’ordre du Temple solaire. Qui compterait entre 600 et 800 membres, répartis entre plusieurs pays francophon­es. Flash-back, justement : quatre jours plus tôt, le 30 septembre à Morin Heights, au Canada, une maison avait déjà brûlé. On avait retiré des décombres encore fumants cinq corps carbonisés, dont celui d’un bébé âgé de trois mois. Quatre membres de l’OTS, et leur nouveau-né, Christophe­r Dutoit… Retenez son nom, il s’avérera plus tard dans notre histoire que ce bout de chou était l’Antéchrist ! Il a fallu attendre les incendies en Suisse pour faire le lien. Parmi les victimes retrouvées dans les chalets de Salvan, deux hommes : Joseph Di Mambro, soixante-dix ans, et Luc Jouret, quarante-six ans. Les gourous de ce fumeux groupuscul­e ésotérique. Me voici à Salvan. L’affable JeanMarie Bornet, dépêché sur place par la police suisse du Valais, me sert de guide macabre pour la visite des restes des chalets. — Ici, on a retrouvé le corps de Luc Jouret. Avec ce qui restait de sa capep dorée, les autres en ayanty des rouges et des blanches. À l’étage, quinze autres personnes décédées ont également été découverte­s. Ce bâtiment où nous sommes, c’est tout ce qui reste des trois chalets. Quinze victimes dans un chalet. Dix autres dans les deux autres situés quelques mètres plus bas.Au total : vingt-cinq morts. Des systèmes de mise à feu simples mais ingénieux, télécomman­dés par téléphone. Un simple appel, on composait un code et un détendeur libérait le gaz de bouteilles de butane ; un second appel, un second code et un radiateur électrique se mettait en marche, enflammant des allumettes accolées à la résistance électrique par un simple collier de serrage… Et partout, des sacs-poubelles remplis d’essence. Des petites bouteilles de Butagaz modèle camping. Des relais, pour que le feu se propage très vite. Des couples a priori sans histoires.

Des couples avec enfants qui ont décidé d’en finir, et de tuer aussi leurs enfants.Drogués,avant d’avoir été carbonisés. Du matériel d’injection et de perfusion, des protocoles d’administra­tion de médicament­s, somnifères, opioïdes et myorelaxan­ts susceptibl­es d’entraîner la mort, sont retrouvés sur place. Incroyable à l’époque, pour nos amis suisses. Jean-Marie Bornet se confie à moi : — Revenir dans ces fondations, ça fait mal au coeur, c’est pas le souvenir le plus chouette de ma carrière. — J’imagine… La découverte d’enfants morts, ce doit être terrible… — Exactement. J’ai des souvenirs… Je revois le petit nounours à côté de l’enfant qui paraissait tellement paisible dans son lit. Et pourtant il a été assassiné. Il ne faut pas jouer avec les mots. Je vois encore une petite sucette. C’est vraiment dur. En tant que père de famille, ça prend une valeur importante. C’est vraiment moche. Il y a encore plus moche. Deux heures plus tôt, ce même 4 octobre 1994, à cent dix kilomètres de Salvan, vingt-trois autres cadavres ont également été retrouvés à “La Rochette”, une petite ferme isolée du village de Cheiry.Même scénario qu’à Salvan, sauf que les victimes ont toutes été abattues d’une ou plusieurs balles de 22 Long Rifle, des balles de type “hollow point”, creusées à leur extrémité pour favoriser leur fragmentat­ion après impact, ce qui aggrave les lésions. Du travail de pro. Parmi les victimes, quatre membres d’une même famille. Rosemarie Jaton se souvient : — Nous avons perdu notre frère, Daniel, son épouse, Madeleine, Armelle, sa fille, et Lionel, le fils. On a appris la nouvelle à 7 heures du matin, par la première annonce à la radio. Mon ami m’a dit : il y a eu un incendie à Cheiry, dans une ferme biologique. Nous savions que notre famille allait, avec des copains de Genève, planter quelques légumes à Cheiry. Mais on ne savait rien d’autre… Coup de tonnerre en Suisse. En une nuit, quarante-huit morts sur les bras. Tous membres de ce mystérieux ordre du Temple solaire. Ce n’est pas fini, l’hydre OTS n’est pas morte pour autant. Loin de là… Il est à noter que si on additionne toutes les victimes, on arrive au chiffre de cinquante-trois. Un chiffre qui a un sens, mais il faudra attendre pour le comprendre. Treize mois plus tard, le 23 décembre 1995, en France, seize cadavres, dont trois enfants à nouveau. Ils vont être retrouvés carbonisés, tués par balles, et disposés en cercle, au lieu-dit “Le Trou de l’Enfer”, à Saint-Pierre-de-Chérennes dans le vercors.Avec le Canada et la Suisse, ce ne sont plus cinquantet­rois morts, mais maintenant soixante-neuf. Tous estampillé­s OTS. Un carnage qui, malheureus­ement, ne s’arrête pas. Le 22 mars 1997, à Saint-Casimir, un petit village proche de la ville de Québec, cinq personnes vont se donner la mort dans le même type de circonstan­ces. Au total : soixante-quatorze victimes. Trois pays. Ça commence vraiment à faire beaucoup. Rosemarie Jaton en chancelle encore : — Il est impossible de comprendre comment une personne qui nous paraissait sensée – ma belle-soeur était professeur,mon frère était chef de secteur aux PTT… – bref, tout sauf des sots, comment ces personnes ont-elles pu se laisser embarquer dans une telle folie? vraiment, je n’arrive pas à comprendre… Je ne jetterai pas la première pierre à Rosemarie. Elle pose la bonne question: comment en est-on arrivé à une telle folie planétaire et meurtrière ? Des cadres supérieurs, des familles apparemmen­t heureuses, des couples sans histoires, tous se sont donné la mort au nom de l’OTS. Mais pourquoi? Il me faut remonter à la source de cette organisati­on. Tout commence, en partie, dans un coin isolé de la Belgique.gqLentemen­t et méthodique­ment. À la fin des années 1970, une petite communauté New Age avant l’heure, un comité d’amateurs d’occultisme, se réunit régulièrem­ent pour échanger. g Sur les rites des anciens Égyptiens, les templiers, les Cathares, on compare la Kabbale et le soufisme. Parmi ces idéalistes, ces gens qui rêvent tout haut, il y a JeanPhilip­pe Gobbels : — On avait créé une petite structure, une ASBL (associatio­n sans but lucratif). On donnait des conférence­s de naturopath­ie. On organisait des cours de cuisine. Ou des exposition­s d’artisanat ou d’art.L’un de nos conférenci­ers était Luc Jouret… Luc Jouret ? Un Belge étonnant, né au Congo, qui a baroudé en Inde, a été guérisseur à mains nues aux Philippine­s. Un médecin homéopathe, un ancien parachutis­te. Devenu “Prince Magistral”, régent de l’ORT (un groupuscul­e néo-templier déjà, ancêtre de l’OTS) sous le nom d’Ulrich von Einsiedel ! À l’époque déjà, dixit Gobbels, il fait preuve d’un charisme exceptionn­el : — Un bonhomme fascinant. D’autant plus qu’il est beau gosse, qu’il bouge très bien, tel le sportif qu’il est. Autre fleur à son chapeau, bien qu’étant non violent et le professant, c’est quand même un gars qui a sauté sur Kolwezi avec les paras belges ! Il y avait autour de lui une aura de baroudeur de coeur, de baroudeur philosophe, qui lui allait très bien. Il était réellement passionnan­t… Un événement triste, suivi d’un “signe” – ou d’une coïncidenc­e –, explique peut-être pourquoi Jouret s’est tourné alors vers l’occultisme d’une façon aussi radicale, jusqu’à emmener vers la mort soixante-quatorze personnes : en 1981, son nouveau-né meurt à quatre jours. Enterré au cimetière de Léglise, en Belgique, seule sa tombe ornée de la Rose-Croix est épargnée par une tornade quand tout le cimetière est détruit. Pour Jouret, rien ne sera plus comme avant. Un noyau dur de doux allumés s’est formé petit à petit autour de Jouret, et se renforce avec l’arrivée en Belgique des “Suisses”, comme on les appelle. Un homme, surtout, fait sensation: Joseph Di Mambro. Un bijoutier nîmois, grassouill­et, à l’apparence débonnaire, portant perruque et moustache, dont le côté sympathiqu­e est conforté par un accent du Sud. Di Mambro, organisate­ur dans l’âme – forcément, quand on a précédemme­nt été tour à tour bijoutier, imprésario, guérisseur, psychothér­apeute, compositeu­r et escroc minable faisant dans le chèque sans provision, on sait s’organiser… Il va structurer ces groupes de méditation. Plus: il va les “radicalise­r”. Il faut dire que Di Mambro est féru d’occultisme, il en connaît les grands classiques sur le bout des doigts, et, jonglant facilement entre Mme Blavatsky et Breyer, il fascine à peu de frais ces dames, et tient son petit monde à la baguette. Jean-Philippe Gobbels, l’ancien proche de Luc Jouret, témoigne : — Au fil des mois, de plus en plus, on se coupait des autres. Dans le genre: attention, ces informatio­ns-là, faut les protéger, ne pas les divulguer. Ne surtout pas en parler. Même à la proche famille. Ou alors, si telle personne du groupe avait prononcé, dans une réunion, une phrase qui déplaisait à Di Mambro, on nous prenait à part, le lendemain, pour nous dire: attention, cette personne n’a pas les “bonnes vibrations”… Petit à petit, ainsi, on se fait manipuler et attirer dans un système de pensée, une constructi­on qui est tout à fait différente de celle qui existait au départ du ggroupe.p À la suite d’une séance deméditap tion, Jean-Philippe Gobbels va définitive­ment couper les ponts avec Jo Di Mambro et ce qui est en train de devenir l’OTS : — Tous les volets sont fermés. Il fait chaud comme dans un four. Tout le monde est présent autour de la table. Mon fils, qui en avait ras le bol, se met à hurler. Di Mambro, alors, s’écrie:“Tu entends ? Il sent les vibrations ! C’est un initié !” Moi j’adore, mais quand vous êtes jeune père et qu’un zozo vous explique que votre fils, parce qu’il pleure, qu’il a faim, est un initié et qu’il sent des vibrations, je dis : stop !Très égoïstemen­t. Ce n’était plus possible. Si on en est au stade de manipulati­ons aussi stupides et aussi basiques, je ne peux plus suivre. Voilà comment des idéalistes inoffensif­s se font phagocyter. Mais Di Mambro et Jouret vont vite comprendre qu’ils n’ont pas grand-chose à faire en Belgique. Le pays n’est pas à la hauteur de leur ambition. Direction : la Suisse. Le pays des banques, de l’opulence… On en revient aux clichés de cartes postales, mais c’est aussi stupide que ça. Là, à Genève, Di Mambro structure. Au sein des clubsAment­a“Sciences et Traditions”, Jouret donne plusieurs conférence­s sur des thèmes “présentabl­es”: l’homéopathi­e, les médecines parallèles, le mieuxvivre, combattre le stress… Puis on invite celles et ceux qui semblent intéressés, qui traînent en fin de colloque pour poser des questions, à des séminaires dans les clubs Archedia, où l’on entre dans le “dur” : ésotérisme, magie, rites divers et variés… Les discours et les méditation­s se transforme­nt en cérémonies initiatiqu­es façon rituel maçonnique, en adoubement­s sur le modèle des templiers.

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