La guerre des élites
Une vraie guerre de religion – universités contre grandes écoles – mine encore l’avancée du projet Paris-Saclay
Deux univers aux ressorts idéologiques fortement marqués devaient, pour leur bien commun, se marier. Grandes écoles et universités doivent réaliser l’un des 20 plus importants campus universitaires du monde dans le sud de la capitale. Paris-Saclay a les ambitions de devenir un Cambridge à la française, réunissant sous sa marque ombrelle 18 entités, dont Polytechnique, CentraleSupelec, HEC, le CNRS ou encore l’université Paris Sud. Oui mais voilà : comment organiser cet ensemble, trouver la bonne gouvernance pour insuffler une dynamique fédératrice sans brider l’autonomie ? Universitaires et responsables de grandes écoles n’ont pas vraiment la même vision de cet ensemble. L’X se verrait bien comme pôle fédérateur, ce que refusent les autres. Les antagonismes viennent de loin. Mais les solutions sontelles proches ? Il manque un grand arbitre à cette partie qui plombe cet ambitieux projet. L’ambition est superbe, l’exécution passablement calamiteuse. La fabrication de l’une des 20 plus grandes universités mondiales, Paris Saclay, véritable “integrated research intensive university”, piétine depuis des mois sur des divergences de conception de l’objet final, plus exactement sur le rôle dévolu à chacun de ses constituants. Sur le papier, le rassemblement en un site unique et en un ensemble intégré de deux universités, six instituts et centres de recherche et 10 grandes écoles – dont les plus prestigieuses, Polytechnique, CentraleSuplelec, HEC, le CNRS – sous la bannière partagée de Paris-Saclay donne une impressionnante vision de puissance académique. Près de 15 % de la recherche française confrontée au défi de la “cross fertilization”, axe structurant du modèle. Encouragé parp les bonnes fées financières de l’État qui consacrera 4,5 milliards à cette nouvelle structure.
L’adoption du modèle anglo-saxon
Un modèle qui change radicalement de celui adopté depuis des années par l’enseignement supérieur français avec ses universités spécialisées par discipline. Si leur spécialisation fut un avantage à l’heure de la mondialisation, leur taille, bien trop modeste, les écarte de tous les écrans radars (comme celui du classement de Shanghai). Conséquence : un ralliement au modèle mondial dominant, anglosaxon. Cambridge, Stanford, Harvard, etc. sous une commune marque ombrelle travaillent différents collèges et universités dédiés aux grandes disciplines. Oui mais si la théorie est jolie, dans la pratique, les racines idéologiques contrarient avec vigueur les différents scénarios de rassemblement, les mutualisations et les synergies. Tant les mondes sont différents, tant au niveau culturel (non-sélection des étudiants, élection des patrons d’université par les représentants des élèves, etc.) que marketing.
Universités/Grandes écoles, un antagonisme historique
Il y a bien longtemps, les grandes écoles se sont construites pour satisfaire des besoins de formation professionnelle que l’université – exclusivement dédiée à celle des enseignants – ne voulait ppas pprendre en compte.p À l’heure des synergies, les vieux antagonismes resurgissent, crispant les positions. Avant d’atteindre cette interdisciplinarité capable de rapprocher recherche publique et privée, il faudra déminer le terrain. Il est des débats qui surgissent comme de formidables révélateurs des fractures de la société française, ses points durs idéologiques. En effet, un certain nombre d’universitaires et chercheurs se sont émus de la situation par une lettre ouverte adressée au Premier ministre. “La construction de cette université nécessite une intégration de ses différents membres pour aboutir à la signature des publications scientifiques sous la marque de l’Université Paris-Saclay, de sorte que les diplômes portant cette marque disposent du prestige à même de promouvoir nos étudiants dans la société, au plan national comme à l’international. Aujourd’hui, cet élan enthousiaste est remis en question suite au rapport Attali et à la proposition faite par deux ministres de créer un pôle d’excellence à partir de grandes écoles seulement, en limitant ainsi l’objectif initial d’intégrer pleinement ces écoles à l’ensemble des universités, organismes et laboratoires prestigieux du site.” Certes, depuis 2012, quelques avancées ont ponctué le parcours, parmi lesquelles la mise en commun des doctorats et de 80 % de leurs masters, avec l’élection d’un président, Gilles Bloch. Non sans fierté, les universitaires évoquent ce classement mondial qui fait autorité, celui de l’université Jiao Tong, où l’on trouve au 300e rang Polytechnique et au 41e, Paris Sud ! Vous avez dit excellence. Reste que pour le collectif de scientifiques et de chercheurs de ParisSaclay, la proposition faite par deux ministres de créer un pôle d’excellence à partir de grandes écoles seulement “aboutit à faire de l’Université Paris-Saclay un assemblage hétéroclite d’institutions au sein duquel chacun gardera son autonomie sans gouvernance forte et sans visibilité internationale.” En face, du côté des grandes écoles, c’est Bernard Attali, auteur d’un rapport sur la réforme de l’X, qqui est monté au créneau : l’intégrationg de l’École Polytechnique dans l’Université Paris-Saclay aboutirait à “un système phagocyté par les syndicats avec une lenteur de décision rendant toute évolution très diffifcile. QQue deviendraient l’École Polytechnique et ses 3 500 étudiants noyés dans un ensemble de 70000 étudiants, qui plus est avec une gouvernance de l’ensemble qui est complètement loufoque ?”
Polytechnique fédérateur ?
Le fait que l’État se soit montré généreux pour stimuler la réforme de l’X alors qu’il réduisait les subsides de la recherche ne facilite pas vraiment le dialogue. Surtout lorsque finalement, deux thèses s’affrontent. Polytechnique se verrait bien le pivot central et structurant d’un rassemblement d’écoles d’ingénieurs (Centrale-Supelec, ENSTA, Télécom ParisTech, Ensae, Agro ParisTech, Institut d’optique,pq ENS Cachan, l’École des Mines et celle des Ponts). Ce pôle d’excellence fait peur aux universitaires et aux politiques: “Il ne pouvait qu’entraîner à terme la disparition de l’université Paris-Saclay, déplore le sénateur Berson, mais un arbitrage rendu au plus haut niveau est venu mettre un terme à cette regrettable cacophonie”. Reste donc à trouver l’organisation idoine, surtout la gouvernance préservant l’autonomie de chacun des acteurs tout en donnant de la cohérence et une dynamique à l’ensemble. Tout le monde est d’accord pour réaliser un brillant pôle mondial consacré à l’innovation et aux connaissances, mais son organisation donne lieu à bien des interprétations… discordantes.
Préserver les marques
Devant ces atermoiements, fin avril, un jury international chargé d’évaluer les initiatives d’excellence afin d’embrayer sur les financements a jugé urgent d’attendre 18 mois encore afin de présenter un “projet intégré”. Fureur de Bernard Attali :“parler ‘d’intégration’, c’est afficher que demain, les grandes écoles comme l’X devraient se fondre dans la masse des 70 000 étudiants de Saclay ! Cela voudrait dire la mort lente de nos établissements les plus prestigieux, le débat reste à l’ordre du jour… et risque d’y rester longtemps”. Alors, intégration mais sans perte de contrôle. Marque ombrelle mais sans renoncer à son identité. HEC, Centrale ou l’X, bien connues sur les campus du monde entier, ne sont pas décidées à renoncer à cette image qqui leur vaut des rangsg flatteurs dans nombre de ranking. Épineux cas de marketing. Inutile de chercher la solution du côté du ministre de l’Enseignement supérieur, Thierry Mandon, aux abonnés absents sur ce délicat dossier, car un nombre important d’acteurs ne dépend pas de sa tutelle. Un grand arbitre ? Un délégué ministériel ?