Le Nouvel Économiste

Archéo-syndicalis­te

Obligé de faire avec, en attendant la relève

- PHILIPPE PLASSART

Idéologues, coupés des réalités des entreprise­s, avant tout préoccupés par les intérêts de leur organisati­on… les syndicalis­tes français ne correspond­ent pas aux attentes que l’on place dans un partenaire que l’on souhaitera­it au contraire… responsabl­e, représenta­tif, impliqué, et même – pourquoi pas – imaginatif, pour aider à la nécessaire adaptation du monde du travail à la nouvelle donne économique. Et pourtant, il va falloir faire avec ce syndicalis­me archaïque et conservate­ur encore au moins quelques années. En attendant la relève de la jeune génération qui prendra un jour ou l’autre inéluctabl­ement, il faut l’espérer, la place de toutes ces tempes grises formées à l’ancienne et au logiciel dépassé qui peuplent encore majoritair­ement les organisati­ons confédéral­es et autres sections syndicales du pays.

Idéologues, coupés des réalités des entreprise­s, prompts à la surenchère, divisés mais aussi obtus face aux évolutions, opposants systématiq­ues, pas au niveau, suffisants… ce portrait de groupe guère flatteur des syndicalis­tes français ressemble, hélas, à la caricature que l’on fait souvent d’eux. “Il faut certes éviter d’être monolithiq­ue et il existe une grande diversité de situations, mais ces griefs sont largement exacts. On peut compléter la liste par : en rivalité les uns avec les autres et avant tout préoccupés par les intérêts de leur organisati­on”, ajoute Dominique Andolfatto, professeur de sciences politiques et expert en questions syndicales… On comprend qu’affublés de tous ces défauts, le syndicalis­me français ne correspond pas aux attentes que l’on place dans un partenaire que l’on souhaitera­it responsabl­e, représenta­tif, impliqué, et même pourquoi pas imaginatif, pour aider à la nécessaire adaptation du monde du travail à la nouvelle donne économique. Et pourtant, il va falloir faire encore avec ce syndicalis­me archaïque et conservate­ur au moins encore quelques années. En attendant la relève de la jeune génération qui prendra un jour ou l’autre inéluctabl­ement, il faut l’espérer, la place de toutes ces tempes grises, formées à l’ancienne et au logiciel dépassé, qui peuplent encore majoritair­ement les organisati­ons confédéral­es et autres sections syndicales du pays.

Anarcho-syndicalis­te,y apparatchi­k, et réformiste

Il est vrai que le registre syndical hexagonal reste dominé majoritair­ement – et plus encore médiatique­ment – par les figures de l’anarcho-syndicalis­te et de l’apparatchi­k. Celles-ci sont toujours si écrasantes qu’elles empêchent la troisième figure, celle du réformiste, de véritablem­ent s’imposer dans le jeu. “Les anarcho-syndicalis­tes pur jus sont en voie d’extinction mais l’esprit de la lutte des classes qui l’anime imprime toujours l’action syndicale, à l’instar de la CGT et de son secrétaire général Philippe Martinez. Et on en trouve aussi à FO et même encore à la CFDT”, analyse Hubert Landier, expert en relations sociales. Comme ses lointains ancêtres de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, l’anarcho-syndicalis­te version modernisée met toute son énergie – et son charisme – à mobiliser ses troupes contre les patrons,

les “licencieme­nts boursiers”, le grand capital, pour arracher à ce dernier des concession­s allant “au-delà du légal”. “Ce syndicalis­me de ‘rupture’, privilégia­nt la ggrève fface à la négociatio­ng reste très vivace. À la CGT, conflit et grève restent synonymes. La culture de l’affronteme­nt y prime sur celle du compromis, d’où ces crispation­s et

tensions”, observe Bernard Vivier, directeur de l’Institut supérieur du travail. Aux côtés de ces syndicalis­tes de chocs et de combats se retrouvent parfois, comme on l’a vu l’an dernier lors des manifestat­ions contre la loi El Khomri, d’autres syndicalis­tes tout aussi aguerris mais surtout concentrés sur la conservati­on des sacro-saints “avantages acquis”: les apparatchi­ks, dont le leader de Force ouvrière, Jean-Claude Mailly, est assurément l’une des figures de proue les plus en vue. “Moins visibles que les anarchosyn­dicalistes, ils font carrière au sein du syndicat et sont en général très conservate­urs. Leur destin est lié à celui de leur organisati­on, leur CV ne leur laissant guère de possibilit­é de reconversi­on en dehors d’elle. Et l’on trouve aussi l’équivalent de ces permanents dans les grandes entreprise­s, qui par le jeu des heures de délégation et autres cumul de mandats, travaillen­t à temps plein pour le syndicat”, analyse Hubert Landier. Anarcho-syndicalis­te ou homme d’appareil : ces deux figures du syndicalis­me venues tout droit des rapports sociaux du XXe siècle conservent indéniable­ment un pouvoir de nuisance. Ils n’en paraissent pas moins aujourd’hui en profond décalage avec les réalités du monde contempora­in et même “en retard d’une guerre”. L’entreprise champ clos de la lutte des classes ? Le paradigme marxiste ne fait plus recette chez bon nombre de salariés plus désireux que jamais de s’engager et de s’investir dans leur travail. Et l’entreprise taylorienn­e façon ‘ Les Temps modernes’ qui exploitait Charlot dans ses rouages a laissé la place à d’autres formes d’entreprise plus épanouissa­ntes. L’entreprise et ses salariés ont donc profondéme­nt changé, mais pas leurs représenta­nts syndicaux qui semblent vivre encore dans le temps aujourd’hui bien révolu des Trente glorieuses. Alors qu’il y a bien longtemps qu’il n’y a plus de “grains à moudre”, autrement dit plus rien à négocier sur le plan quantitati­f…

Les pplaies d’un syndicalis­me sans adhérent

On ne devient pourtant pas syndicalis­te sans de nobles motivation­s: l’extraversi­on, l’intérêt aux autres, les valeurs (justice, solidarité, reconnaiss­ance du travail…). D’où cette question : par quel processus insidieux ces qualités de bases propres à l’engagement syndical se sont-elles transformé­es en leur contraire, le repli sur soi, l’indifféren­ce aux autres, le primat de la défense des rentes sur l’intérêt général au point de faire du syndicalis­te français un véritable repoussoir ? L’explicatio­n tient tout autant à la nature humaine qu’à la logique d’un système. “Les syndicalis­tes entrent dans un cercle où ils vivent entre eux, pour eux et avec eux en décrochant du service à rendre à l’adhérent”, analyse Bernard Vivier. “En réalité, les organisati­ons syndicales françaises n’ont guère besoin d’adhérents pour assurer leur fonctionne­ment et exister. Elles peuvent compter sur des ressources externes : subvention­s publiques et, plus encore, subvention­s privées. Résultat : dès lors que la part des cotisation­s syndicales dans ‘l’économie’ syndicale est infime, l’adhérent ne compte guère. Or un syndicalis­me fondé sur les adhérents serait plus réaliste, pragmatiqu­e, responsabl­e…”, explique Dominique Andolfatto. Ce trait singulier d’un syndicalis­me minoritair­e qui compte si peu d’adhérents – le taux de syndicalis­ation avoisine 5 % dans le secteur privé et 15 % dans la fonction publique – explique que le syndicalis­me français “est le fait d’appareils ou de petites bureaucrat­ies relativeme­nt

Aux côtés de ces syndicalis­tes de chocs et de combats se retrouvent parfois d’autres syndicalis­tes tout aussi aguerris mais surtout concentrés sur la conservati­on des sacro-saints “avantages acquis”: les apparatchi­ks

coupées des réalités des entreprise­s” reprend Dominique Andolfatto. Une faiblesse dont les effets ont été aggravés par une institutio­nnalisatio­n mal conçue car fondée sur la quantité et non la qualité des fonctions de représenta­tion. “Le paradoxe est le suivant : depuis les années 1980 et les lois Auroux, le droit du travail français a placé les syndicats au centre du jeu avec l’obligation annuelle de négocier et, dernièreme­nt, la recherche d’accords majoritair­es, alors qu’en termes d’adhérents, ils pèsent peu… en partie à cause de lui ! Pourquoi adhérer, alors que l’accord d’entreprise s’applique non pas aux seuls syndiqués, comme dans la plupart des pays étrangers, mais automatiqu­ement à tout le personnel ?” , pointe Jean-Emmanuel Ray, juriste, professeur à l’École de droit à la Sorbonne. Autre caractéris­tique du syndicalis­me français : sa profession­nalisation, les syndicats étant devenus de véritables rouages de la vie des entreprise­s, et plus largement dans la vie sociale. “Les syndicalis­tes qui se consacrent à plein-temps à leurs activités sont des profession­nels du militantis­me. Ils disposent de crédits d’heures qui n’ont cessé d’augmenter (encore +20 % avec la loi El Khomri) pour se consacrer à ces tâches. (…) On pourrait comparer les syndicats à de petites entreprise­s de représenta­tion, privilégia­nt avant tout des ‘rentes de situation’, l’intérêt du salarié passant au second plan”, analyse Dominique Andolfatto. Une entreprise de représenta­tion qui vit, fait nouveau, depuis la loi de 2008 au rythme des élections, ces dernières liant désormais la désignatio­n des délégués syndicaux à un score minimum de 10 % aux élections profession­nelles. “Une évolution salutaire car ce rendez-vous contraint certains syndicalis­tes à recoller au terrain. Mais aussi dangereuse, car la bagarre est alors rude entre syndicats pour attirer les électeurs, la prime allant parfois à la démagogie et les postures radicales à la gauloise”, analyse Jean-Emmanuel Ray.

L’impératifp d’une relève moins militante et plus “co-contractan­te”

Ces pesanteurs syndicales pèsent, hélas, très lourd dans le système économique et social du pays, qui a pourtant besoin urgent de se réformer pour s’adapter à la nouvelle donne de la mondialisa­tion. Emmanuel Macron, en privilégia­nt l’accord sur la loi, parie sur la vitalité du dialogue social dans les entreprise­s pour mener à bien ces transforma­tions. “Ce dialogue – ou cette démocratie – social est devenu d’autant plus stratégiqu­e que les accords négociés dans les entreprise­s ont vocation de plus en plus à adapter le droit du travail”, explique Dominique Andolfatto. “Il est loin d’être certain que tous les patronats rêvent de ‘syndicat maison’. Dans les TPE, voire les PME, il serait plutôt a-syndical. Le patronat purement managérial est plutôt à la recherche de bons interlocut­eurs syndicaux avec qui il sera facile de négocier et d’obtenir les accords que l’entreprise recherche”, poursuit l’expert. On sent poindre ainsi une nouvelle raison d’être des syndicalis­tes autour d’un nouveau paradigme. “Un dialogue social bien mené améliore les performanc­es globales de l’entreprise. Mieux vaut une règle qui a été négociée et acceptée qu’une règle imposée par l’employeur” insiste Hubert Landier. Mais encore faut-il sortir de l’esprit de confrontat­ion! “On voit émerger de nouveaux militants désireux de s’investir pour le bien commun de l’entreprise. Ils ne raisonnent plus uniquement ‘rapport de forces’ mais raisonnent avant tout en termes politiques, c’est-à-dire en prenant en compte l’intelligen­ce des situations. Et ils ont aussi intégré le fait que l’entreprise est un organisme vivant fragile dont il faut préserver la pérennité”, reprend le spécialist­e des relations sociales. Bref, ces syndicalis­tes new-look se positionne­nt moins militant et plus “co-contractan­t”. Mais ces individual­ités sont encore des pionniers dans un ensemble syndical largement dominé par les seniors et les pré-retraités formés à l’ancienne. Le changement passera par la relève de cette génération, la bascule approche. “L’évolution se fera à la base, là où les problèmes se posent et où les aspiration­s s’expriment, et non pas au sein des institutio­ns et des appareils” parie Hubert Landier. La balle est aussi dans le camp patronal qui doit surmonter parfois son réflexe anti-syndical pour aider à faire émerger ces nouveaux interlocut­eurs.

“On voit émerger de nouveaux militants désireux de s’investir pour le bien commun de l’entreprise. Ils ne raisonnent plus uniquement ‘rapport de forces’ mais raisonnent avant tout en termes politiques, c’est-à-dire en prenant en compte l’intelligen­ce des situations”

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