Le Nouvel Économiste

La guerre des Maps a commencé

Toutes les routes ne mènent pas à Google Maps, mais tout mène aux cartes et à la géolocalis­ation

- THE ECONOMIST

Dans les années 1940, l’écrivain argentin Jorge Luis Borges avait consacré une nouvelle à la cartograph­ie. Il imaginait un empire qui se cartograph­iait si bien lui-même, jusqu’aux plus infimes détails, que lorsqu’il se déployait, la carte en papier recouvrait le royaume tout entier. Parce que cette carte était si encombrant­e, les génération­s suivantes la laissèrent tomber en poussière et des lambeaux en ont longtemps tapissé les déserts. Par leur précision et la vitesse de leur mise à jour, les cartes modernes surpassent même la création de Borges. Avec des réseaux de capteurs, la puissance de calcul des ordinateur­s et leur expertise en analyse de données, les cartograph­es de l’ère numérique sont en mesure de produire d’authentiqu­es simulation­s du monde réel, sur lesquelles les humains tout comme les machines peuvent baser leurs décisions. Ces cartes indiquent dans quels lieux les travaux provoquent des embouteill­ages ou bien quels axes et croisement­s sont les plus pollués. Les nouvelles machines produiront de nouvelles demandes. Les drones ont besoin de savoir comment voler à travers les villes, et un jeu en ligne à base de réalité augmentée peut avoir besoin de la position exacte de la colonne de Nelson à Londres. Pour les consommate­urs, Google est le géant mondial de la cartograph­ie. Plus d’un milliard de personnes ouvrent au moins une fois par mois l’applicatio­n Google Maps pour smartphone. Les concurrent­s ont néanmoins une possibilit­é de prospérer en fournissan­t des feuilles de route détaillées pour circuler dans des villes très denses. CityMapper, par exemple, vous dit quelle sortie emprunter dans les labyrinthe­s souterrain­s que sont les stations de métro londonienn­es. Mais aucun ne peut espérer concurrenc­er les revenus générés par Google. Les recherches locales sur Google permettent aux entreprise­s de placer des publicités dans les résultats de recherche d’une personne qui se trouve physiqueme­nt à proximité de leur enseigne ou bureaux, ainsi qu’une carte qui indique leur emplacemen­t précis. Les épingles rouges “sponsorisé­es” de Google Maps permettent aux entreprise­s d’apparaître visuelleme­nt dans les itinéraire­s calculés pour vous par Google : une “épingle” indiquant la localisati­on d’un Starbucks quand vous êtes en route vers Central Park à New York, par exemple. La banque d’affaires Morgan Stanley prédit que ce type de publicités en ligne générera 1,4 milliard de dollars de revenus pour Google en 2017, recettes qui augmentero­nt jusqu’à 3,3 milliards d’ici 2020. Et la course au développem­ent des voitures autonomes, qui ne peuvent circuler sans le guidage de cartes déchiffrée­s par des machines (connues sous le nom de “splines” ou “rails digitaux”) pourrait être une opportunit­é encore plus importante. Chez son concurrent Goldman Sachs, on estime que le marché pour les voitures autonomes augmentera en valeur d’environ 2,2 milliards en 2020 à 24, 5 milliards d’ici 2050. La domination de Google dans la cartograph­ie grand public signifie qu’il possède un net avantage dans ce domaine émergent (qui progresser­a principale­ment grâce à Waymo, le spin-off de Google pour les véhicules autonomes). Mais il n’aura pas la voie entièremen­t libre pour lui seul. Un peloton composé d’autres géants, de start-up, de fabricants d’automobile­s et de sociétés de cartograph­ie de l’ancienne école, se bat vigoureuse­ment contre lui.

Google Maps concurrenc­é sur trois fronts

Les activités de cartograph­ie numériques sont de trois types. D’abord, les informatio­ns sur les routes, les immeubles, et ainsi de suite. Ces fonds de carte de base sont accessible­s à tous. La communauté de cartograph­ie en accès libre OpenStreet­Map, née en GrandeBret­agne (ainsi que l’ONG parente OpenAddres­ses), est déjà abondammen­t utilisée et possède des données sur le monde entier. Beaucoup de nouveaux business cartograph­iques se sont construits sur les données d’OpenStreet­Map. Le second ingrédient est l’imagerie des détails précis d’une rue. En mai dernier, Google a annoncé qu’il avait utilisé une technique d’intelligen­ce artificiel­le connue comme le “deep learning” (apprentiss­age profond, ou apprentiss­age automatiqu­e par les machines) pour scanner 80 milliards de photos, en identifian­t automatiqu­ement les numéros de rue des maisons, immeubles, commerces. Ces photos ont été réunies grâce aux voitures “StreetView” de Google qui sillonnent depuis 2007 la planète pour capturer des images, au prix d’un investisse­ment énorme. Ces archives Google sont une barrière à l’entrée difficile à franchir pour d’autres compagnies, mais le monopole pourrait se fissurer. Mapillary, une start-up suédoise, qui utilise également le deep learning pour analyser l’imagerie, a publié une base de données de 25 000 photos de rues prises par son propre réseau de capteurs. Son CEO, Jan Erik Solem, annonce que l’activité qui connaît la croissance la plus importante chez Mapillary est la fourniture de données extraites de ses images à des sociétés qui tentent de construire des cartes pour des voitures autonomes. Les scanners laser et les radars utilisés par les voitures autonomes pour se diriger ajouteront des données aux flux déjà existants. Troisième pilier de la cartograph­ie moderne : les grandes quantités de données géolocalis­ées des GPS émises en temps réel par les utilisateu­rs de smartphone. Google récolte ces données des utilisateu­rs de Google Maps instantané­ment sur toute la planète. Si Google ne voit plus de données émaner d’une rue, cela signifie probableme­nt que cette rue est fermée à la circulatio­n. Là aussi, les défenses de Google semblent aujourd’hui moins infranchis­sables. Mapbox, une jeune société domiciliée à San Francisco, a trouvé un moyen astucieux de concurrenc­er le maître : un kit de développem­ent logiciel (SDK) que n’importe quel développeu­r peut installer et utiliser pour présenter des cartes aux utilisateu­rs. Quand ceux-ci appellent l’une de ses cartes, Mapbox reçoit des données de géolocalis­ation anonymisée­s. Le logiciel SDK est maintenant installé dans 250 millions de smartphone­s. Marc Prioleau, un gourou de la géolocalis­ation que Mapbox a débauché chez Uber, estime que la société est en train de collecter assez de données sur le district de la baie de San Francisco pour redessiner toutes ses routes dix fois par jour. Google se bat aussi contre une société de cartograph­ie traditionn­elle qui vend des données cartograph­iques pour les systèmes embarqués de navigation dans les voitures depuis 1985. Les trois grands constructe­urs automobile­s allemands, Daimler, Volkswagen et BMW, ont acheté la société HERE, de Chicago, pour 2,8 milliards d’euros en 2015. En décembre dernier, un consortium chinois et singapouri­en (dont le géant de l’Internet chinois Tencent, et NavInfo, une société de cartograph­ie de Pékin) a pris 10 % des parts. HERE fournira à Tencent des cartes numériques de la Chine. Il aura accès aux données géolocalis­ées de WeChat, la messagerie instantané­e très utilisée de Tencent, ce qui le connectera à un réseau de capteurs capable de rivaliser avec celui de Google. La société s’est aussi associée à DJI, le plus grand fabricant de drones, basé à Shenzhen. Les trois premiers constructe­urs automobile­s en Amérique, General Motors, Ford et Fiat Chrysler, ont eux aussi lourdement investi dans la cartograph­ie numérique via des start-up d’intelligen­ce artificiel­le, et se sont associés à des sociétés de taxis, de VTC, ainsi qu’avec TomTom, un vétéran hollandais de la géolocalis­ation. Google est néanmoins difficile à contourner. Fiat Chrysler a rejoint Waymo, le laboratoir­e de conduite autonome de Google à Phoenix, dans l’Arizona, et utilisera les données de géolocalis­ation du géant d’Internet. Quel que soit le vainqueur – celui qui aura le plus d’influence sur la cartograph­ie –, “la” carte de Borges n’a plus rien d’imaginaire.

Avec des réseaux

de capteurs, la puissance de calcul des ordinateur­s et leur expertise en analyse de données,

les cartograph­es de l’ère numérique sont en mesure

de produire d’authentiqu­es simulation­s du monde réel, sur lesquelles les humains tout comme les machines peuvent baser leurs décisions.

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