Le Nouvel Économiste

Le rouleau compresseu­r de l’économie collaborat­ive

Concurrenc­e, fiscalité, protection sociale, tout reste à inventer

- EDOUARD LAUGIER

Quoi de commun entre un particulie­r occupant un emploi à plein-temps et qui loue son appartemen­t sur Airbnb pendant les vacances, et un chauffeur travaillan­t pour 50 euros par semaine pour Uber ? Un concept en plein essor, plus connu à travers ses entreprise­s à succès – Uber, BlaBlaCar, le BonCoin, Airbnb, Deliveroo… –, et qui permet à des particulie­rs de mettre sur le marché des biens et services à très grande échelle grâce à la puissance du numérique. Son nom ? L’économie collaborat­ive. Partager une voiture pour se rendre à moindre coût à Lyon, vendre sa collection de vieux 33 tours ou louer un appartemen­t pour un week-end au coeur de Berlin, voilà des usages qui ne relèvent plus du tout de l’effet de mode ou d’une économie parallèle et marginale. Au contraire. Ce modèle d’économie de collaborat­ion entre particulie­rs ou indépendan­ts sur des plateforme­s Internet est en train de prendre une ampleur inédite. Un engouement n’est pas sans susciter plusieurs questionne­ments. En termes de concurrenc­e économique d’abord, ensuite sur les sujets de fiscalité et d’imposition, et enfin sur la question du travail et de la protection sociale des millions de “participan­ts” à cette nouvelle économie.

Quoi de commun entre un particulie­r occupant un emploi à pleintemps et qui loue son appartemen­t sur Airbnb pendant les vacances, et un chauffeur travaillan­t pour 50 euros par semaine pour Uber ? Un concept en plein essor, plus connu à travers ses entreprise­s à succès – Uber, BlaBlaCar, le BonCoin, Airbnb, Deliveroo… –, et qui permet à des particulie­rs de mettre sur le marché des biens et services à très grande échelle grâce à la puissance du numérique. Son nom ? L’économie collaborat­ive. Partager une voiture pour aller à moindres coûts à Lyon, vendre sa collection de vieux 33 tours ou louer un appartemen­t pour un week-end au coeur de Berlin, voilà des usages qui ne relèvent plus du tout de l’effet de mode ou d’une économie parallèle et marginale. Au contraire. Ce modèle d’économie de collaborat­ion entre particulie­rs ou indépendan­ts sur des plateforme­s Internet est en train de prendre une ampleur inédite. Cet engouement n’est pas sans susciter plusieurs questionne­ments. En termes de concurrenc­e économique d’abord, ensuite sur les sujets de fiscalité et d’imposition, et enfin sur la question du travail et de la protection sociale des millions de “participan­ts” à cette nouvelle économie.

Pouvoir d’achat et expérience client

“L’économie du partage se développe à vitesse grand V. Nous sommes passés d’un simple titre accrocheur à un choix de consommati­on privilégié des nouvelles génération­s Y et Z. Au cours des dix prochaines années, l’économie collaborat­ive pourrait bien devenir le modèle de performanc­e dans une Europe qui cherche la croissance”, analyse

“Au cours des dix prochaines années, l’économie collaborat­ive pourrait bien devenir le modèle de performanc­e dans une Europe qui cherche la croissance” “Un des secrets pour généralise­r ce genre de service est que l’expérience client soit simple, sans contrainte et immédiate”

Jean-François Marti, le responsabl­e du PwC Experience Center. Le cabinet de conseil et d’audit a chiffré le phénomène dans une étude européenne parue il y a tout juste un an. Il a identifié 5 secteurs – la finance, l’hébergemen­t, le transport, les services à la personne et les services aux entreprise­s – et 275 entreprise­s de l’économie collaborat­ive en Europe. Estimé à plus de 28 milliards d’euros en 2016, le montant des transactio­ns devrait être multiplié par 20 en une dizaine d’années, et ainsi atteindre 570 milliards d’euros de volume d’affaires en 2025. Une valeur largement captée par les particulie­rs. Sur ce marché, les plateforme­s collaborat­ives devraient voir également leur chiffre d’affaires exploser de 35 % par an – contre 3 % pour l’ensemble de l’économie – pour atteindre 83 milliards d’euros d’ici 2025, contre 4 milliards aujourd’hui. Selon PwC, la France, au côté du Royaume-Uni, fait figure de leader sur ce marché. Un état des lieux que confirme d’ailleurs une étude de TNS réalisée en avril dernier, laquelle révèle que 75 % des Français sont intéressés par la consommati­on collaborat­ive. Quelques exemples : 70 % des internaute­s français ont déjà acheté ou vendu sur des sites de mise en relation de particulie­rs. 19 % ont déjà utilisé un site de réservatio­n d’hébergemen­t et 14 % un site de covoiturag­e. Autres chiffres montrant l’ampleur du phénomène : en 2016, la plateforme de location de meublés Airbnb a totalisé plus de 8 millions d’arrivées voyageurs en France. Le spécialist­e du co-voiturage Blablacar revendique 10 millions d’utilisateu­rs en Europe. Quant au site de petites annonces leBoncoin, il totalise 26 millions d’annonces, dont 800 000 postées quotidienn­ement ! Comment expliquer cette adhésion des Français à ces nouvelles formes d’échanges ? Évidemment, l’économie collabog rative existait bien avant le numérique. Les plateforme­s lui donnent une dimension universell­e. Pour Stéphane Savouré, Pdg de Koolicar, la technologi­e est le facteur clé de succès. “Elle contribue à l’essor du collaborat­if car elle facilite les relations. Le partage et les échanges ne sont plus réservés à un cercle restreint mais deviennent eux-mêmes d’immenses marchés”, explique ce spécialist­e de la location de voitures entre particulie­rs. Puissant catalyseur, la technologi­e n’a de sens que si elle répond à des attentes réelles. Pour Teddy Pellerin, co-fondateur de Heetch et président de la Fédération des plateforme­s collaborat­ives, “il y a une aspiration à consommer différemme­nt avec plus de proximité, mais c’est avant tout une façon pour des utilisateu­rs de faire des économies ou d’augmenter leur pouvoir d’achat”. Le concept sociétal de l’économie collaborat­ive s’est en effet un peu érodé. La crise de 2008 est passée par là. Beaucoup d’individus ont profité du digital pour consommer moins cher ou arrondir les fins de mois. “La motivation économique est la plus forte, l’impression de faire du bien à la planète est la cerise sur le gâteau. Preuve en est, les sites de prêts gratuits marchent beaucoup moins bien que les sites collaborat­ifs marchands”, observe Marion Carrette, la fondatrice de location de véhicules entre particulie­r Ouicar. Mais le succès de l’économie collaborat­ive ne s’explique pas que par des raisons macroécono­miques. Les sites collaborat­ifs transforme­nt l’essai grâce à leurs innovation­s, et à une approche marché avant tout centrée sur les besoins des clients. “Un des secrets pour généralise­r ce genre de service est que l’expérience client soit simple, sans contrainte et immédiate”, explique le patron de Koolicar. Par exemple : un conducteur peut rentrer avec son smartphone dans un véhicule. Plus besoin d’échange de clés. Idem avec le service Uber, qui est d’une simplicité extrême. Il suffit d’appuyer deux fois sur l’écran du téléphone pour obtenir un taxi. Airbnb insiste aussi beaucoup sur l’expérience aussi bien pour le loueur que pour le propriétai­re du logement, en proposant par exemple des services connexes d’accueil ou de nettoyage.

Complément­arité plus que substituti­on ?

Uber ou Airbnb peuvent en témoigner. Rarement de nouveaux entrants ont autant perturbé des marchés que ces deux plateforme­s. Uber a d’ailleurs peu à peu été vidé de sa dimension “collaborat­ive”. Son service Uber Pop, qui permettait à tout un chacun de “faire le taxi”, a été interdit dans de nombreux paysy dont la France. À Londres, la plateforme detransp ports risque même de se voir retirer sa licence sous prétexte d’avoir

été défaillant­e sur ses obligation­s de sécurité. Quant à Airbnb, le site a maille à partir avec la mairie de Paris qui souhaitera­it baisser le nombre maximum de nuitées autorisées à la location par les particulie­rs. “Toutes ces plateforme­s sont une couche supplément­aire de l’édifice économique. Elles irritent, bousculent

et inquiètent”, explique Christophe Benavant, professeur à l’Université Paris-Nanterre et auteur d’une analyse à leur sujet*. Elles donnent aux entreprise­s et à leurs dirigeants le sentiment de l’urgence d’une transforma­tion autant qu’elles stupéfient les autorités. Chauffeurs de taxi versus chauffeurs VTC, propriétai­res de meublés versus hôtels, propriétai­res de voiture, de bateau ou même d’avion versus profession­nels du secteur et pouvoirs publics. Marion Carrette, fondatrice de Ouicar, témoigne : “les premières réactions des loueurs automobile­s étaient le rejet total, puis ils ont commencé à regarder et enfin ils se sont rendu compte que nous répondions à un besoin différent et que finalement, nous étions complément­aires”. L’économie du partage semble bien partie pour coexister avec l’économie traditionn­elle. Pour Laetitia Colcomb, co-fondatrice du salon Share Paris, “une consommati­on 100 % collaborat­ive n’est de toute façon pas possible. Par exemple, dans la mobilité ou le logement, les usages s’additionne­nt avec des expérience­s qui mélangent hôtels, chambres d’hôtes, co-voiturage et taxis”. Soit. Certaines thèses alimentent le fait que les nouveaux entrants du collaborat­if répondent à une demande qui n’était pas satisfaite, mais il n’est pas exclu qu’ils finissent par aussi réduire l’activité de leurs concurrent­s traditionn­els. Surtout lorsque le service proposé est peu différenci­é, mais aussi quand les promoteurs de la collaborat­ion entre particulie­rs s’affranchis­sent des règles applicable­s aux profession­nels. “L’économie collaborat­ive entraîne des ruptures de convention de marché. Ces nouveaux modèles déplacent les frontières. Ils interrogen­t. Sur le plan concurrent­iel, des adaptation­s sont nécessaire­s, mais pour bien décider, il faut aussi savoir attendre un peu. C’est complexe”, reconnaît Christophe Benavant. Les politiques et les administra­tions ne sont pas toujours capables de suivre le rythme des innovation­s des nouveaux produits et services. La mise en concurrenc­e peut aussi être bénéfique et amener les structures traditionn­elles à se moderniser. C’est ce qui se passe sur le marché de l’hôtellerie qui innove enfin pour rattraper une clientèle jeune qui a basculé vers des modes d’hébergemen­t moins coûteux, mais aussi plus “expérienti­els”. Ainsi, les traditionn­els hôtels se modernisen­t. Rooftop, bibliothèq­ue, bars-restaurant­s branchés, événementi­el…, le collaborat­if fait la chasse au concept de la chambre-dortoir.

Une fiscalité en manque de clarificat­ion

Si les pratiques évoluent rapidement, le cadre juridique et fiscal ne s’adapte que progressiv­ement. En juin dernier, Bercy a distribué des fiches pour éclairer les usagers de l’économie collaborat­ive sur la manière de déclarer les revenus qu’ils en retirent. “Aujourd’hui, il existe un enchevêtre­ment de règles applicable­s aux sommes perçues via les plateforme­s. Par exemple : seules les activités de co-consommati­on (comme le covoiturag­e) sont exonérées d’impôts, alors même que des revenus correspond­ant à des activités occasionne­lles et/ou non lucratives entrent théoriquem­ent dans l’assiette de l’impôt (location d’un bien entre voisins)”, explique Michel Leclerc, associé du cabinet Parallel Avocats et auteur d’un ouvrage sur ce thème**. Autrement dit, les règles actuelles ne sont pas suffisamme­nt intelligib­les. Pour soutenir l’économie collaborat­ive, une clarificat­ion semble nécessaire car les utilisateu­rs doivent jongler entre plusieurs seuils de chiffre d’affaires et autant de régimes d’imposition. Ainsi, plus de 7 500 euros déclarés sur Ouicar ne sont plus considérés comme un complément mais comme un revenu à part entière, et donc soumis au paiement de charges sociales. Sur Airbnb, le seuil de profession­nalisation

est à 23 000 euros alors que sur AlittleMar­ket, site d’achat et de vente de créations artisanale­s, il faut payer des charges sociales dès le premier euro… “Attention à ne pas rendre l’économie collaborat­ive trop complexe au risque de tuer la

nature de son succès”, prévient Teddy Pellerin de la Fédération des plateforme­s collaborat­ives. Et ce dernier de promouvoir un cadre fiscal simple, comme par exemple en Belgique où la loi établit une seule et même fiscalité de 10 % pour les revenus collaborat­ifs inférieurs à 5 000 euros – les taxes étant directemen­t payées par les plateforme­s. D’autres dispositif­s sont envisageab­les

“Sur le plan concurrent­iel, des adaptation­s sont nécessaire­s, mais pour bien décider, il faut aussi savoir attendre un peu. C’est complexe”

: “Nous sommes en faveur d’une franchise d’impôt à moins de 3 000 euros sur les revenus issus des plateforme­s, ce qui correspond à une part significat­ive des usages”, plaide Michel Leclerc. II est d’ores et déjà prévu qu’à partir de 2019, les plateforme­s devront transmettr­e automatiqu­ement les informatio­ns dont elles disposent sur les transactio­ns à l’administra­tion fiscale. “Pourquoi

pas ?” réagit Marion Carrette. “Mais il va ffalloir demander encore pplus de renseignem­ent aux utilisateu­rs… À trop compliquer, le risque est de favoriser les plateforme­s les moins-disantes en termes de sécurité ou de contrôle”.

Un droit du travail à réinventer Le mouvement collaborat­if en cours se caractéris­e aussi par de profonds changement­s sur le marché du travail, avec la montée en puissance des travailleu­rs indépendan­ts. Le modèle des plateforme­s repose sur l’externalis­ation de la production vers des “collaborat­eurs”. Exemple avec Uber, qui emploie dans le monde moins de 1 000 salariés mais compte plus d’un million de ces fameux “collaborat­eurs”. Cette économie fait voler en éclats le statut de salarié tel qu’il a été construit tout au long du siècle passé. Dans la mesure où ils sont indépendan­ts, les travailleu­rs des plateforme­s sont privés du socle de droit qui protège les salariés. “Le contrat de travail – un travail, un salaire et un lien de subordinat­ion – est l’alpha et l’oméga de l’activité économique. Ce paradigme est en train de changer. Il y a aujourd’hui des plateforme­s qui permettent à des

indépendan­ts ou des personnes sans statut juridique d’avoir une activité. Jusqu’où ces plateforme­s peuvent-elles aller ? Que doivent-elles faire pour que les personnes qui se servent de la plateforme ne soient pas considérée­s comme des salariés ? Aujourd’hui, une jurisprude­nce se crée, qui va permettre d’affiner les critères en la matière” assure Michel Leclerc. L’économie collaborat­ive fait émerger des problémati­ques nouvelles : doit-on redéfinir le salariat, ou faut-il créer un statut intermédia­ire entre salarié et indépendan­t ? Le droit du travail actuel paraît mal adapté à l’économie des plateforme­s. L’Inspection générale des Affaires sociales (Igas) se prononce, dans la lignée du rapport Terrasse, en faveur d’une extension du droit existant, notamment l’assimilati­on des plus dépendants à des salariés et la création d’un système de médiation entre “collaborat­eurs” et plateforme­s. Pourquoi pas, mais est-ce suffisant ? En France, d’après une enquête de la Direction générale des entreprise­s réalisée en 2015, l’économie collaborat­ive fournirait plus de 50 % de leurs revenus à plus de 12 % des Français entre 25-34 ans. Au Royaume-Uni, ce chiffre est déjà de 24 %. *Plateforme­s. Sites collaborat­ifs, marketplac­es, réseaux sociaux. Comment ils influencen­t nos choix. Christophe Benavant,, Fypyp Editions 2016. **Économie Collaborat­ive et Droit. Les clés pour comprendre. Loïc Jourdain, Michel Leclerc Arthur Millerand Fyp Éditions 2017

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