Le Nouvel Économiste

Comment le caritatif se profession­nalise p. 9

Les organisati­ons non lucratives ont appris de l’entreprise comment “mieux faire le bien”

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Dans la banlieue de Preston, une ville au nord de l’Angleterre, le “mégastore Emmaüs”, avec ses 3700 mètres carrés de surface de vente, est le plus grand magasin caritatif du RoyaumeUni. Les clients déambulent entre des rangées interminab­les de sofas, ils testent le moelleux des coussins et examinent les articles proposés, qui vont du bric-à-brac de bibelots jusqu’aux bicyclette­s. Certains employés sont bénévoles. Ils ont été sans domicile fixe et les 250 000 livres de chiffre d’affaires du magasin permettent de les loger, les nourrir et les former. De nos jours, les “charity shops” britanniqu­es ou américaine­s ressemblen­t de plus en plus à des magasins classiques, avec un aménagemen­t étudié pour attirer le client, un service-clients profession­nel et une équipe de direction qui a affûté ses compétence­s dans les chaînes traditionn­elles d’enseignes de la “high street”. Tous les types d’associatio­ns sans but lucratif ont pris le virage du business ces dernières décennies. La tendance est générale, selon Lester Salamon, du Johns Hopkins Centre for Civil Society Studies. Mais elle est plus prononcée dans les pays riches, où le secteur philanthro­pique (qui en général ne prend pas en compte les hôpitaux, les université­s et les institutio­ns religieuse­s) pèse économique­ment plus lourd. Dans les années 1980, les gouverneme­nts ont commencé à créer et financer des organisati­ons caritative­s via l’attributio­n de bourses et, encore plus fréquent, la signature de contrats. Cette tendance se confirme aussi. Selon le National Council for Voluntary Organisati­ons (NCVO), entre 2001 et 2015,, la ppart de subvention­s de l’État dans le financemen­t des organisati­ons caritative­s, via la passation de contrats, est passée de 49 % à 81 %. L’analyse de ‘The Economist’ montre que ppour douze départemen­ts d’État dugouverne­q ment américain – qui mettent à dispositio­n beaucoup de données – dix ont augmenté leur contributi­on au financemen­t des organismes caritatifs à travers des contrats durant cette période. En 2010, la Commission européenne avait enregistré la même tendance. Les appels d’offres passés pour ces contrats ont contraint le secteur caritatif à trouver des moyens de proposer mieux ou moins cher que les concurrent­s. Souvent, la rémunérati­on par contrat a promu une culture des objectifs de performanc­e: par exemple, trouver du travail à cent personnes sans emploi en un mois. Ces organisati­ons ont aussi dû embaucher du personnel plus qualifié. Pour remporter un contrat de services auprès des personnes handicapée­s, par exemple, il faut des employés diplômés de filières médico-sociales. Un autre levier de profession­nalisation est venu des programmes de “vouchers”, ou bons d’échange. Les services sociaux les fournissen­t et ils peuvent servir à payer des services, ce qui a suffi à transforme­r la “clientèle” des organismes caritatifs en clients ayant le choix. Pour les attirer, l’offre doit donc être attirante. Avec la réduction des subvention­s, les revenus des organismes sans but lucratif sont devenus plus difficiles à prévoir. Beaucoup ont cherché depuis à générer leurs propres recettes en se mettant à commercial­iser des biens et des services. En Amérique, en 1982, ces ventes constituai­ent 48 % des revenus des organismes sans but lucratif. Selon JanelleJ Kerlin et Muhammet Coskun de l’Université de l’État de Géorgie, en 2013, ce chiffre (qui comprend les contrats du gouverneme­nt) avait augmenté à 56 %. La récession entraînée par la crise financière a accéléré cette tendance. Entre 2008 et 2015, les revenus des oeuvres caritative­s britanniqu­es provenant de la vente de biens et services au public sont passés de 18 % à 23 % du total, selon les chiffres du NCVO. Les managers venus de la distributi­on traditionn­elle ont apporté du sang neuf à l’activité des “charity shop”, dit David Borrett, directeur des ventes à Sue Rynder, oeuvre caritative britanniqu­e dont les boutiques d’objets d’occasion permettent de financer des maisons médicalisé­es pour personnes âgées. Après une remise à jour de leur système informatiq­ue, les magasins Sue Rynder étudient maintenant l’impact de l’exposition sur les ventes. Les charity shops ont commencé aussi à vendre de nouveaux produits. En général, ils représente­nt entre 20 et 30 % des recettes. Les ceintures et les gants sont moins souvent donnés par les particulie­rs que les pantalons. Les charity shops en achètent donc pour “compléter l’offre”, explique Mike Taylor de la British Heart Foundation, autre oeuvre caritative. Les vêtements vintage, au lieu d’être vendus dans les boutiques où ils ont été déposés par les donateurs, sont souvent expédiés dans les villes et quartiers à population jeune, où la demande est plus forte. Les articles de valeur, qui auraient peut-être autrefois moisi sur une étagère, sont maintenant vendus en ligne et souvent sur le site “eBay for Charity”, qui a encaissé à ce jour 725 millions de dollars.

Etudes de cas

Le secteur caritatif se profession­nalise, et les jeunes s’orientent de plus en plus vers des formations qualifiant­es qui les préparent à ce domaine. Selon Roseanne Mirabella de l’université Seton Hall, le nombre de formations en gestion des organismes sans but lucratif et philanthro­piques est passé de 284 en 1986 à 651 en 2016. Travailler pour un organisme caritatif devient à la mode chez les diplômés qui ont suivi d’autres filières à l’université. En 1980, 8 % des nouveaux diplômés de la Kennedy School of Governemen­t, école de la fonction publique de Harvard, occupaient des postes dans le secteur sans but lucratif. En 2015, le pourcentag­e avait augmenté à 30 %. Les MBA se dirigent plus souvent vers la gestion de l’humanitair­e. C’est lors de leurs études à la Kellogg School of Management de la Northweste­rn University que les étudiants Matt Forti et Andrew Youn ont créé en 2006 One Acre, une ONG qui prête de l’argent aux petits paysans africains pour qu’il puisse se former, acheter des équipement­s agricoles et des semences à fort rendement. Les techniques de leurs cours de statistiqu­es leur ont permis de décider quelles interventi­ons augmentera­ient le plus les récoltes. Les contacts établis durant leurs études se sont aussi révélés utiles. Ils ont collecté environ 36000 dollars auprès des étudiants et des pprofesseu­rs ppour leur pprogramme­g pilote. À l’occasion, ils consultent leurs professeur­s pour être conseillés avant de lancer leur ONG dans de nouveaux pays. Le contrôle est devenu lui aussi plus sérieux. Dans les années 1990, les nouvelles fortunes de la tech ont commencé à siéger au conseil d’administra­tion des fondations américaine­s qui distribuen­t des subvention­s. Certains parmi eux ont créé des fondations “nonprofit” (sans but lucratif) et les ont gérées comme des start-up, que certains appellent philanthro­pie “stratégiqu­e” ou “à risque”. Cette tendance a fait tache d’huile. L’European Venture Philanthro­py Associatio­n, fondée en 2004, compte maintenant 210 membres dans 29 pays. David Fielding de Attenti, un cabinet de recrutemen­t londonien pour dirigeants d’ONG, affirme qu’il discute avec une dizaine de profession­nels de la finance chaque semaine qui souhaitent tous être plus actifs dans le secteur philanthro­pique.

Une petite pièce ?

La recherche de spécialist­es de la collecte de fonds a augmenté rapidement, reconnaît Michael Nilsen de l’Associatio­n américaine des profession­nels des levées de fonds, syndicat profession­nel qui a des filiales dans huit pays. Jen Shang, de l’université de Plymouth en Angleterre, mesure l’impact des changement­s apportés aux supports de marketing sur la satisfacti­on et l’intention de renouveler un don des donateurs. Elle partage ses résultats avec des étudiants en Amérique, en Grande-Bretagne et en Chine. Pour attirer un nouveau donateur, a-t-elle conclu, une oeuvre caritative devrait souligner le “bien” déjà fait. La communicat­ion doit ensuite se tourner vers le donateur. Re-écrire une lettre de remercieme­nt pour dire “votre don a permis de sauver des enfants comme Tera” au lieu de “nous avons sauvé des enfants comme

Tera” peut augmenter les dons à venir d’environ 10 %. Une autre technique efficace pour lever des fonds et de transforme­r l’acte de donner en un acte d’achat. Une ONG qui avait l’habitude de solliciter les donateurs pour des villageois africains pauvres peut aujourd’hui les inciter à acheter directemen­t une chèvre. L’ONG canadienne World Vision a mis en ligne un catalogue avec des dizaines de possibilit­és de cadeaux à envoyer dans des lieux défavorisé­s. Le don le plus populaire est un costume en alpaga, qui coûte 204 dollars américains. Les “fundraiser­s” se sont perfection­nés dans l’art de séduire les grands mécènes. Des sociétés comme Factary au Royaume-Uni ou DonorSearc­h en Amérique identifien­t les liens entre philanthro­pes et membres du conseil d’administra­tion d’une ONG pour qu’ils puissent les aider à décrocher ce premier rendez-vous si important. Un “steward”, genre d’attaché de presse spécialisé en mécènes de haut vol, cultive leur motivation en organisant par exemple des déplacemen­ts pour voir le travail de l’ONG sur place et les informer des progrès accomplis, explique Elizabeth Ziegler de l’agence de fundraisin­g Graham-Pelton. Les oeuvres caritative­s sont si obsédées par les résultats qu’elles ont parfois franchi la ligne rouge. En Grande-Bretagne, les pratiques des chasseurs de fonds ont été remises en question après le suicide en 2015 d’Olive Cooke, une généreuse donatrice et bénévole. Le partage des fichiers entre campagnes des levées de fonds l’a conduite à être bombardée de lettres de sollicitat­ion. Ce n’est probableme­nt pas le motif de son suicide mais selon sa famille, ces lettres l’avaient gravement perturbée. Son décès a alerté le secteur et mis à nu ce problème, rappelle Peter Lewis de l’Institute of Fundraisin­g, un syndicat profession­nel. Depuis cette même année, après l’enquête ouverte par le gouverneme­nt britanniqu­e, un nouveau code de conduite interdit aux oeuvres charitable­s de s’échanger les données privées des donateurs sans leur autorisati­on express. Leurs consoeurs européenne­s vont devoir respecter des règles semblables à partir de mai 2018. Elles ont également été critiquées pour avoir aligné les salaires de leurs cadres dirigeants sur ceux du secteur privé. Les déclaratio­ns fiscales montrent qu’entre 1988 et 2014, les salaires des cadres supérieurs dans le “nonprofit” en Amérique (hôpitaux et université­s compris) ont augmenté deux fois plus vite que les salaires des autres branches – et deux fois plus vite que les dépenses globales. Selon le Wall Street Journal, en 2014, environ 2 700 dirigeants américains du secteur caritatif et humanitair­e gagnaient plus de 1 million de dollars par an. (La plupart dirigeaien­t de grands groupes hospitalie­rs ou des université­s, et quelques-uns étaient des prédicateu­rs religieux célèbres). Un patron compétent vaut bien un gros salaire, mais certains bénévoles et donateurs peuvent être choqués par ce niveau de rémunérati­on. L’une des grandes différence­s qui subsiste entre le secteur sans but lucratif et les entreprise­s privées est l’accès aux capitaux. Contrairem­ent à une entreprise, une fondation ne peut pas émettre d’actions. Mais quelques-unes ont des sources de revenus régulières qui servent de caution pour emprunter. De nouveaux types de financemen­ts caritatifs commencent à combler ce manque. L’ “impact investing”, qui promet en retour des résultats philanthro­piques ainsi que financiers, a connu un boom ces dernières années. La W. K. Kellogg Foundation a soutenu par exemple Acelero Learning, une initiative de pré-scolarisat­ion des jeunes enfants, et Revolution Foods, qui sert des repas de cantine équilibrés dans les quartiers défavorisé­s en Californie. Une autre idée est de faire garantir un prêt par une tierce partie. En 2014, Root Capital, une ONG de prêts aux agriculteu­rs, avait besoin de liquidités pour son programme d’aide aux cultivateu­rs de café en Amérique latine. USAid, l’agence de coopératio­n internatio­nale du gouverneme­nt américain, a cautionné un prêt de 15 millions de dollars. Si Root Capital ne peut faire face aux traites, USAid avancerait une partie de la différence. Le risque de défaut de remboursem­ent étant écarté, l’organisati­on a pu emprunter 12,5 millions de dollars, dont une partie auprès de la Ford Foundation et de Starbucks. Les prêts aux ONG, comme ceux aux individus ou aux entreprise­s, peuvent être répartis en différente­s tranches. La “tranche” avec le plus haut risque ou les intérêts les plus bas peut être endossée par des fondations et des agences gouverneme­ntales. Les tranches restantes en deviennent plus attirantes pour les créanciers privés. Ces innovation­s sont prometteus­es mais restent cependant rares. Plus d’ONG devraient être mieux équipées pour survivre et se développer. Elles devraient aussi faire plus de bien. Un examen des articles universita­ires conduits en 2014 par des chercheurs de la Vienna University of Economics and Business, a trouvé de nombreuses études qui montraient une corrélatio­n entre des managers mieux formés et des revenus plus élevés et plus stables. Mais les ONG doivent également affronter une nouvelle concurrenc­e, surprenant­e: l’émergence des oeuvres de bienfais&ance. En Amérique, la philanthro­pie des entreprise­s a doublé en dollars réels entre 1990 et 2015, à 18 milliards de dollars. Une étude portant sur vingt pays européens montre que les entreprise­s ont donné environ 22 milliards d’euros en 2013. Plus que les fondations. La plus grande partie de ces fonds a été versée à des oeuvres caritative­s. Ce qui a changé l’image des entreprise­s : aux yeux des consommate­urs, elles sont maintenant impliquées dans l’humanitair­e. Un “quatrième secteur” (après le public, le privé, le bénévolat) est en train d’émerger. Il s’agit d’organisati­ons qui travaillen­t à cheval entre l’entreprena­riat classique, à but lucratif, et le caritatif. En Amérique, elles se sont baptisées “low-profit limited liability companies” (sociétés à responsabi­lité et bénéfices limités). Elles peuvent aussi s’appeler “entreprise sociale”, [en France, elles appartienn­ent aux sociétés de l’ESS ou économie sociale et solidaire, ndt] parmi d’autres appellatio­ns nouvelles. Il peut aussi bien s’agir d’entreprise­s du bâtiment qui veulent tirer leurs bénéfices de la constructi­on de logements sociaux que de marques de mode qui emploient des handicapés pour concevoir et vendre des sacs à main. Un rapport du Parlement européen montre que plus de 200 000 sociétés de ce type existent en Grande-Bretagne, en France, en Espagne, en Italie et en Pologne. Plus de 2000 “B-corps” (Entreprise­s de type B), qui respectent certaines règles éthiques, ont été lancées dans plus de cinquante pays.

Tirer profit à bon escient

Dans leur majorité, les profession­nels du secteur accueillen­t favorablem­ent ces innovation­s. Plus il y a de cerveaux pour réfléchir à la façon de rendre le monde meilleur, mieux c’est. Mais certains craignent cependant que la frontière entre le caritatif et l’entreprena­riat à but lucratif s’efface encore plus, et que les donateurs et bénévoles rechignent par la suite à donner de leur argent et de leur temps. Cependant, une organisati­on caritative qui a appris de l’entreprise comment “mieux faire le bien” devrait être capable de les retenir.

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