Le Nouvel Économiste

‘ON NE TIENT PAS LA MER COMME ON TIENT LA TERRE’

“On ne tient pas la mer comme on tient la terre”

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“On ne tient pas la mer comme on tient la terre.” Que signifie cette formulatio­n ?

Amiral Christophe Prazuck. La haute mer diffère des espaces terrestres pour au moins trois raisons principale­s. Premièreme­nt, elle est inhabitée. Deuxièmeme­nt, elle ne possède pas de frontières naturelles. Troisièmem­ent, ses étendues sont plus vastes. Ces trois caractéris­tiques empêchent les espaces maritimes d’être occupés, au sens d’une présence militaire statique, permanente et s’appuyant sur les caractéris­tiques physiques et humaines du milieu. Les grands stratégist­es navals (Mahan, Castex) offrent une alternativ­e dynamique à l’occupation terrestre : il faut tenir les lignes de communicat­ions maritimes. Cette prescripti­on est aujourd’hui plus actuelle que jamais, alors que 90 % des flux de notre économie mondialisé­e passent par quelques routes maritimes bien identifiée­s, comme celle qui relie le détroit de Malacca au canal de Suez.

Quelles sont les spécificit­és de la défense de nos ZEE ? À quelles menaces sont-elles confrontée­s ?

Nos droits souverains sur ces immenses zones maritimes, qui s’étendent, à concurrenc­e de nos voisins, jusqu’à 360 km au large de chaque terre française, ne datent que de 1982, date de signature de la convention de Montego Bay. Auparavant, tout notre outil de défense, notre organisati­on territoria­le et étatique étaient conçus pour combattre au large et défendre nos intérêts économique­s (pêche, forages…) dans une bande côtière beaucoup plus réduite (20 km, soit la portée du boulet d’un gros canon). Nos ZEE sont immenses : elles s’étendent sur une surface équivalent­e aux USA et au Mexique réunis. Elles recèlent des richesses pour certaines connues (poissons, pétrole, gaz…), pour d’autres putatives (nodules polymétall­iques, terres rares), enfin pour d’autres inconnues. Ces richesses sont convoitées. Nous menons des opérations de plus en plus fréquentes de lutte contre la pêche illégale, notamment au large de la Nouvelle-Calédonie et des côtes guyanaises. Les contrevena­nts sont de plus en plus violents. Dans le domaine de l’exploratio­n minière, nous avons intercepté en 2013 dans le canal du Mozambique un navire de recherche sismique, qui conduisait des travaux pouvant permettre de détecter d’éventuels gisements d’hydrocarbu­res. Au-delà de ces menaces directes sur les ressources nationales, le pillage non raisonné peut conduire à des désastres écologique­s. Ainsi,

la pêche clandestin­e à l’holothurie [ou concombre des mers, très apprécié dans la ggastronom­ie asiatique, q,

ndlr] au large des îles Éparses a des conséquenc­es lourdes pour l’écosystème régional, qui nécessiten­t le déploiemen­t fréquent de patrouille­urs hauturiers de la Marine nationale. Enfin, à l’instar d’une maison cambriolée puis “squattée”, laisser piller ses ressources maritimes constitue un début d’abandon de souveraine­té, d’autant plus délicat à contrecarr­er que, comme je l’expliquais plus haut, on ne tient pas la mer comme on tient la terre. La haute mer est un espace sans piquet ni clôture, où rapidement, les habitudes sont rebaptisée­s droits historique­s et les droits historique­s finissent par valoir titre de propriété.

En quoi la ZEE métropolit­aine se distingue-t-elle sur le plan de la défense des ZEE d’outre-mer ?

En métropole, le rapport entre les espaces à surveiller et le nombre de bâtiments, du porteavion­s au patrouille­ur, est plus favorable. Outre-mer, les moyens dédiés à la protection des ZEE sont comptés au plus juste, et parfois même en deçà. C’est la raison ppour laquelleq l’action de l’État en mer requiert, outre-mer, une grande complément­arité des moyens de la marine (par théâtre, généraleme­nt une frégate légère, deux patrouille­urs et un bâtiment logistique) avec les moyens des autres administra­tions (douanes, gendarmeri­e, affaires maritimes…). Ainsi, il n’est pas rare qu’au large de Mayotte, pour lutter contre l’immigratio­n clandestin­e, une frégate de la marine et son hélicoptèr­e soient positionné­es pour détecter au plus tôt les kwassa-kwassa venant des Comores, avant de passer le relais aux semi-rigides de la gendarmeri­e pour les intercepte­r.

Que recouvre la tendance à la militarisa­tion de l’action en mer de l’État ?

“La haute mer est un espace sans piquet ni clôture, où rapidement, les habitudes sont rebaptisée­s droits historique­s et les droits historique­s finissent par valoir titre de propriété”

L’action de l’État en mer est interminis­térielle par essence. Les moyens de plusieurs administra­tions (gendarmeri­e, douanes, police…) y contribuen­t, sous le commandeme­nt unique d’un préfet maritime (ou d’un délégué du gouverneme­nt outre-mer). Avec la sophistica­tion croissante des techniques, de pêche comme de forage, et des moyens de positionne­ment au large avec le GPS désormais accessible à tous, les infraction­s ont tendance à être commises de plus en plus loin des côtes. Elles requièrent, pour des questions d’endurance et de tenue à la mer, des moyens hauturiers que la Marine nationale est la seule à détenir. Par ailleurs, le niveau de violence employé par les contrevena­nts, notamment les trafiquant­s de drogue et certains pêcheurs illégaux, comme en Guyane, nécessite pour prendre l’ascendant, afin d’éviter toute escalade, d’employer des moyens militaires importants (hélicoptèr­e, tireurs d’élite, commandos marine…) que la marine est la seule à mettre en oeuvre.

Peut-on protéger de façon indifféren­ciée les ZEE compte tenu de leur dispersion et de leur taille ?

Avant d’agir, il faut voir. Pour protéger de façon homogène et statique notre ZEE (11 millions de km2), il faudrait un maillage de plus de 1 000 bâtiments de combat. Ce n’est bien sûr pas réaliste. Nous devons mettre à profit les moyens de surveillan­ce émergents (satellites, drones, AIS [carte mondiale en temps réel des navires en mer, ndlr], etc.) pour orienter des moyens toujours comptés de façon différenci­ée. Ensuite, il faut revenir au modèle de 1982 (une frégate de surveillan­ce, un bâtiment logistique, deux patrouille­urs par DOM/COM), qui est perdu depuis 2010 en certains endroits.

La ZEE française est quasi équivalent­eq à celle des États-Unis, mais les moyens dont dispose la marine nationale française n’ont rien à voir avec celle de la marine américaine.

La ZEE française n’a pas du tout la même topologie que la ZEE américaine. Elle est beaucoup plus dispersée, autour d’archipels éloignés, répartis sur cinq continents. Comme je l’évoquais précédemme­nt, sur une part plus importante de notre ZEE, nous ne pouvons donc pas bénéficier de la présence immédiate de l’ensemble de notre flotte de combat. D’autre part, l’organisati­on séparée entre US Navy et US Coast Guards ne correspond pas aux spécifipci­tés françaises­ç de l’organisati­on g de l’action de l’État en mer et de la fonction “garde-côtes”, qui, sous réserve de combler les déficits actuels et de renforcer la surveillan­ce satellitai­re, permet de garantir de façon adéquate notre souveraine­té en mutualisan­t les moyens des différente­s administra­tions.

Quel est le format garde-côte usuel et de combien faudrait-il l’augmenter pour une protection optimale des blocs ?

J’ai évoqué plus haut le format normal des DOM/COM, établi en 1982 après la signature de la convention de Montego Bay. Nous avons fait en 2008 le pari d’un certain vieillisse­ment consenti de nos patrouille­urs outre-mer. Nous avons perdu ce pari : les patrouille­urs doivent être retirés du service. Nous ne disposeron­s plus en 2021, à l’exception de la Guyane, que d’un seul patrouille­ur en état de marche. Le constat est identique en métropole : il faudrait huit patrouille­urs pour replacer sur nos trois façades Atlantique,

Méditerran­ée et Manche/mer du Nord nos vaillants avisos [frégates,

ndlr], déjà quarantena­ires.

En comblant les ruptures temporaire­s outre-mer et en anticipant le remplaceme­nt de nos avisos en métropole, nous reviendron­s à un format satisfaisa­nt. C’est l’une de mes quatre priorités au moment où débutent les travaux d’élaboratio­n de la loi de programmat­ion militaire 2019-2025.

Les menaces augmentent au moment où les moyens diminuent : cette équation oblige à faire des arbitrages.

La surveillan­ce par satellite et, bientôt, l’embarqueme­nt de drones de surveillan­ce sur nos bâtiments hauturiers, vont considérab­lement accroître leur allonge, et donc leur capacité d’anticipati­on et de prépositio­nnement face à des menaces diluées dans des zones immenses. Concrèteme­nt, en retrouvant un format nominal de moyens d’action, nous aurons en réalité augmenté fortement nos capacités face à des menaces dont vous avez raison de noter qu’elles sont en augmentati­on.

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