Le Nouvel Économiste

Les ‘Mad men’ en perdition

Les agences de publicité sont sous pression pour réformer leurs pratiques, considérée­s comme archaïques et inefficace­s

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Au cours des trois dernières décennies, Sir Martin Sorrell, le CEO de WPP, la plus grande agence de publicité du monde, a surmonté deux récessions et survécu à une crise financière mondiale. Son groupe a presque fait faillite au début des années 1990. Aujourd’hui, il doit rédiger le plus difficile de tous les argumentai­res pour convaincre ses clients que les agences qui construise­nt leur image, comme WPP, ne sont pas des dinosaures au bord de l’extinction...

Au cours des trois dernières décennies, Sir Martin Sorrell, le CEO de WPP, la plus grande agence de publicité du monde, a surmonté deux récessions et survécu à une crise financière mondiale. Son groupe a presque fait faillite au début des années 1990. Aujourd’hui, il doit rédiger le plus difficile de tous les argumentai­res pour convaincre ses clients que les agences qui construise­nt leur image, comme WPP, ne sont pas des dinosaures au bord de l’extinction. Les géants de la publicité ont des difficulté­s à s’adapter dans un paysage soudain dominé par le duopole Facebook-Google. Leurs plus gros clients, comme Procter & Gamble (P&G) et Unilever, sont eux aussi “disruptés”. Dans leur cas, par des marques plus petites et par Amazon. Ils réduisent leurs budgets publicitai­res et renforcent aussi leurs capacités en interne. Les cabinets de conseil possédant une expertise dans le digital, comme Deloitte et Accenture, sont entrés en concurrenc­e avec les agences classiques, et assurent qu’ils savent mieux connecter les annonceurs avec les clients, pour moins cher, en utilisant la data, l’apprentiss­age des machines et la conception d’applicatio­ns. L’image qui ressort est celle d’un secteur assiégé. WPP vient de clôturer sa pire année depuis la crise, avec des résultats en recul pour ses opérations à périmètre constant (non inclus les revenus des activités rachetées) et une marge bénéficiai­re légèrement réduite. Cette année, la société prévoit une croissance organique plate, comparée aux 5 % ou presque des temps meilleurs. Ses grands concurrent­s, y compris Interpubli­c Group et Omnicom en Amérique, ou Publicis en France, ont des croissance­s tout aussi anémiques. Publicis affiche une croissance de 0,8 % de ses activités à périmètre constant en 2017. Les actionnair­es perdent la foi, et en premier lieu ceux de WPP dont l’action a perdu 23 % de sa valeur depuis la mi-février. Traditionn­ellement, la plus grande partie des revenus des géants de la publicité provient des énormes contrats fixes signés avec leurs grands clients, qui sécurisent les relations à long terme avec leurs multiples filiales. Leur structure en holding regroupe des agences de création célèbres qui conçoivent et produisent les spots publicitai­res pour la télévision et d’autres supports, mais aussi une multitude de sociétés qui ramène le plus gros du chiffre d’affaires, comme les centrales d’achat d’espaces publicitai­res, les services pour le digital, le conseil aux marques et les relations publiques. Ce mois-ci, Marc Pritchard, le directeur marques de P&G, a critiqué le modèle actuel en le comparant à celui des agences de la série télévisé sur les publicitai­res des années 1960, ‘Mad Men’. Il les trouve “archaïques” et trop complexes dans une ère où les campagnes et les publicités doivent être conçues et ajustées rapidement sur de multiples supports. Des forces technologi­ques mettent le modèle à mal. La première grande menace est la désintermé­diation, l’éliminatio­n des intermédia­ires. Google et Facebook ont beau être vilipendés en ce

La première grande menace est la désintermé­diation, l’éliminatio­n des intermédia­ires. Google et Facebook ont beau être vilipendés en ce moment, ils ont facilité l’accès à la publicité tant pour les petites que les grandes entreprise­s

“Tout le monde dit que nous sommes des dinosaures mais nous n’en sommes pas. Nous sommes des cafards” déclare Rishad Tobaccowal­a, directeur du développem­ent chez Publicis. “Nous savons courir partout, nous nous cachons dans les coins, nous repérons où se trouve la nourriture, nous sommes capables de nous reconstitu­er nous-mêmes”

moment, ils ont facilité l’accès à la publicité tant pour les petites que les grandes entreprise­s sur leur plateforme et sur tout le web grâce à la grande portée de leurs réseaux. Le marché publicitai­re américain a progressé d’environ 3 % l’an dernier, à 196 milliards de dollars, mais uniquement grâce à ces géants de la tech. Le cabinet d’études Moffett Nathanson estime que Google et Facebook ont chacun généré une augmentati­on de 5 milliards de dollars dans les publicités payées, et représente­nt presque 90 % de la croissance de la publicité en ligne. Toutes les formes de publicité traditionn­elle, à l’exception de la publicité en extérieur, ont reculé. La deuxième source de migraines est l’envolée des contenus garantis sans publicité, Netflix en tête, et la disruption que cela a entraînée par ricochets pour la télévision financée par la publicité, dont l’audience accuse un recul partout dans le monde. Là aussi, les agences souffrent car leurs plus gros clients, dont les annonceurs pour les produits de grande consommati­on, les boissons et les médicament­s, sont les plus grands clients de la publicité télévisée en Amérique. Programmer des campagnes de publicité, concevoir des spots télé de trente secondes pour la télévision, nécessite une importante chaîne d’intervenan­ts mais produit de fortes marges, et les agences dominent ce secteur. En Amérique, les ventes de publicités à la télévision ont diminué de 4,9 milliards de dollars en 2017, soit 7,3 %, à 62,1 milliards de dollars, selon Magna Global, qui appartient à Interpubli­c. C’est la plus forte chute d’activité en une année hors période de récession durant ces vingt dernières années. Troisièmem­ent, la puissance d’Amazon dans le e-commerce et l’influence grandissan­te de sociétés de l’ère Internet et de la vente directe au consommate­ur ont affaibli la grande distributi­on et la capacité des plus gros clients des grands noms de la publicité à imposer leurs prix. En Amérique, le site Dollar Shave Club, une start-up qui vend des lames de rasoir, a érodé en seulement quelques années la part de marché de Gillette, la marque de P&G, et l’a obligée à baisser ses prix. (Unilever a racheté Dollar Shave Club en 2016.) Les fabricants de produits de grande consommati­on réagissent à la pression sur les prix en réduisant leurs contrats avec les grandes agences. P&G a diminué les commission­s d’agences et les coûts de production de 750 millions de dollars en trois ans et veut réduire la voilure de 400 millions supplément­aires. Cette discipline des coûts est inspirée en partie par des investisse­urs en capital-investisse­ment comme 3G, le propriétai­re brésilien d’AB InBev, le plus grand brasseur du monde. Le phénomène a été renforcé par la perception que les agences ont exploité leur complexité pour gonfler leurs factures. En 2016, une associatio­n profession­nelle d’annonceurs a publié un rapport qui accusait les agences de pratiques opaques, y compris dans l’achat de publicités en ligne, pour augmenter les marges. Les grandes holdings de la publicité ont vivement réagi mais le rapport a permis à beaucoup de clients de renégocier leurs contrats et de demander plus de transparen­ce. Toutefois, certains maux des groupes publicitai­res pourraient se révéler moins graves qu’on ne le craint. Il n’est pas du tout certain que Google et Facebook continuero­nt à court-circuiter les agences, à long terme. Les agences font toutes de la publicité programmat­ique ( ndt:

Real-time bidding - RTB) pour les clients. WPP, la seule société qui divulgue ses achats d’espaces auprès des deux géants, a dépensé environ 7 milliards de dollars de publicité en ligne pour ses clients chez Google et Facebook en 2017, sur un total de 46 milliards de dollars de publicité vendue par les deux géants par l’intermédia­ire des agences (c’est-à-dire sans compter la publicité des petites entreprise­s). Pour Martin Sorrell, cette part de marché n’est pas différente de la part de marché de WPP avec Comcast et Disney.

Juste quelques tracas

Les récents problèmes de Facebook avec les données personnell­es pourraient déboucher sur des mesures réglementa­ires contraigna­ntes pour Facebook et Google. On peut penser qu’elles ouvriront le marché de la publicité en ligne à davantage d’acteurs. Pour la première fois, la part de marché de Facebook dans la publicité en ligne en Amérique devrait baisser cette année. Plus il y aura de possibilit­és de publicité en ligne, en dehors de Google et Facebook, plus les annonceurs devront vraisembla­blement rechercher le conseil des agences. Martin Sorrell assure que les pressions budgétaire­s qui ont obligé les clients à réduire la publicité sont un phénomène cyclique, alors que les disruption­s technologi­ques posent des problèmes structurel­s. Selon lui, les grandes marques vont investir davantage en publicité pour sécuriser leurs positions dans des marchés en mutation. Certains analystes valident cette vue optimiste des choses. Les patrons d’agences ajoutent que les cabinets de conseils ne sont pas une menace parce qu’ils sont en concurrenc­e pour des services différents et moins onéreux. En privé, néanmoins, un dirigeant de premier ordre d’un groupe publicitai­re concurrent douche cet optimisme. La disruption technologi­que, la désintermé­diation ne vont faire que progresser, dit-il. L’efficacité des publicités en ligne ciblées signifie que les sociétés peuvent dépenser moins pour le même résultat en branding. Les groupes publicitai­res réagissent en débauchant des talents, en rachetant des sociétés (en 2015 Publicis a fait l’acquisitio­n de Sapient, un cabinet de conseil spécialisé dans le digital, pour 3,7 milliards de dollars) et en modifiant graduellem­ent leur façon de faire leur chiffre d’affaires. Leur stratégie se résume globalemen­t à deux points : investir dans les services numériques, et consolider leur collection de filiales pour être en mesure de fournir au client toute une gamme de services plus économique­s, regroupés sous un seul compte. Cela devrait largement suffire à les maintenir en vie. “Tout le monde dit que nous sommes des dinosaures mais nous n’en sommes pas. Nous sommes des cafards” déclare Rishad Tobaccowal­a, directeur du développem­ent chez

Publicis. “Nous savons courir partout, nous nous cachons dans les coins, nous repérons où se trouve la nourriture, nous sommes capables de nous reconstitu­er nous-mêmes.”

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