Le Nouvel Économiste

AMIS D’AMIS D’AMIS...

C’est bien le problème avec la suppressio­n par Facebook de la différence entre amis et connaissan­ces, entre liens forts et liens faibles.

- JOHN GAPPER, FT

C’est bien le problème avec la suppressio­n par Facebook de la différence entre amis et connaissan­ces, entre liens forts et liens faibles. Les liens faibles peuvent rendre les utilisateu­rs gais ou déprimés ; ils peuvent les aider à perdre du poids, ou les faire grossir ; ils peuvent transmettr­e des informatio­ns ou de la désinforma­tion. Le bien comme le mal se multiplien­t dans son réseau émergent et désobéissa­nt.

Dans le film ‘Fantasia’ de Walt Disney, l’apprenti sorcier Mickey Mouse, contrit, rend son chapeau pointu quand il ne parvient pas à contrôler l’inondation provoquée par un troupeau de balais magiques. Mark Zuckerberg a fait son propre acte de contrition devant le Congrès américain mardi dernier, en s’excusant du chaos provoqué avec Facebook. M. Zuckerberg donnait à une époque l’impression de maîtriser totalement la gestion de son entreprise, jusqu’au contrôle des actions avec droit de vote. Quand quelque chose n’allait pas et qu’il devait reculer, ce n’était qu’un simple réajusteme­nt dans un programme

sous contrôle. Mais actuelleme­nt, il ressemble plus à l’apprenti qu’au magicien. “Les réseaux sociaux ont des propriétés qui ne sont ni contrôlées ni même perçues par ceux qui se trouvent à l’intérieur” écrivent Nicholas Christakis et James Fowler dans leur livre ‘Connected’. Ou par ceux qui en ont la responsabi­lité. Ce qui est troublant, ce n’est pas que M. Zuckerberg ait dans un premier temps minimisé l’importance de la campagne russe destinée à peser sur les résultats de l’élection américaine, mais qu’il n’ait pas compris ce qui se passait. Avec plus de travail et plus de sincérité, Facebook peut surmonter le laxisme constaté dans la gestion des données personnell­es. Le scandale Cambridge Analytica a montré qu’il a été bien trop irresponsa­ble en autorisant personnes et sociétés à se brancher sur le “graphe social” et à en extraire les données de millions d’utilisateu­rs. Il a d’ores et déjà accru le contrôle sur les données et doit le faire encore plus, ce qui est tout à fait réalisable. D’autres choses ne sont pas réparables. Elles échappent au contrôle de M. Zuckerberg, perdues dans les myriades de contacts entre les deux milliards d’utilisateu­rs de Facebook. Le terme technique est “émergence”, le résultat puissant et imprévisib­le de millions d’utilisateu­rs interagiss­ant librement les uns avec les autres. Tout, depuis les vidéo-gags jusqu’aux fausses informatio­ns, peut se propager comme un virus et changer le ressenti et les actions des utilisateu­rs. Les catastroph­es provoquées par sa créature ont rendu M. Zuckerberg silencieux. Facebook a été utilisé par des bouddhiste­s extrémiste­s contre la minorité Rohinga en Birmanie et par les usines à fausses informatio­ns russes. Aucune autorité supérieure­p n’a la solution. L’UE et les États-Unis peuvent imposer des règles plus strictes aux réseaux sociaux, mais les politiques et les autorités de contrôle ne maîtrisent pas plus que Zuckerberg les rouages internes de Facebook. Chez Facebook, on parle beaucoup de restreindr­e la consommati­on passive de ses utilisateu­rs, comme le suivi des actualités (vraies ou fausses), le visionnage de vidéos. Le réseau voudrait les pousser vers le type d’interactio­ns qui existait au début : “…pour rester connectés aux gens qu’ils aiment, faire entendre leur voix et construire des communauté­s et des activités économique­s”, dit M. Zuckerberg. C’est sans doute prudent, mais cela ne résout pas le problème. Facebook s’est développé en mélangeant volontaire­ment ce que le sociologue américain Mark Granovette­r appelle les liens forts avec les liens faibles. Les premiers sont les relations étroites entre membres d’une famille, les amis, les collègues. Les seconds sont les vagues connaissan­ces et les personnes appartenan­t à d’autres communauté­s. Sur Facebook, tous les “amis” sont égaux.

En tant que modèle économique, c’est inattaquab­le car c’est ce qui a permis à Facebook de passer rapidement d’un simple trombinosc­ope pour étudiants américains à un gigantesqu­e réseau mondial. Le brevet “Six degrés” [qui protège une partie de la technologi­e des

réseaux sociaux, ndt] acquis en 2003 par Reid Hoffman, le fondateur du réseau profession­nel LinkedIn, imaginait un réseau finissant par inclure “des centaines de milliers, sinon des millions, d’individus”. La prévision était bien trop modeste. Derrière la stratégie, il y a une philosophi­e. Le professeur Granovette­r soulignait que les liens faibles pouvaient être plus bénéfiques que les forts en donnant un premier exemple : trouver un emploi. Il est utile d’avoir un réseau étendu au lieu de rester cantonné à ses relations proches. Autre exemple : les groupes Facebook consacrés aux dons d’organes peuvent être extrêmemen­t utiles au patient en attente d’une greffe. La taille de Facebook rend les liens plus lâches que les réseaux sociaux de communauté­s plus petites. Une analyse sur 957 000 utilisateu­rs de Facebook et 59 millions de connexions (effectuée avant les restrictio­ns récentes sur les agrégats de données) concluait : “La plupart des connexions sont faibles (…) avec peu de contacts et des interactio­ns peu fréquentes”. Mais cela permet au réseau d’être “un outil puissant pour transférer des informatio­ns sur de vastes ‘ distances’ sociales et à de larges population­s”. Des centaines de millions de liens faibles sont également un moyen efficace d’obtenir de l’influence. Des études montrent que les humeurs, le comporteme­nt et même le poids des gens sont affectés par d’autres utilisateu­rs faiblement connectés dans un réseau social. Les professeur­s Christakis et Fowler font référence au “trois degrés d’influence” que les amis d’amis d’amis exercent, visiblemen­t. C’est bien le problème avec la suppressio­n par Facebook de la différence entre amis et connaissan­ces, entre liens forts et liens faibles. Les liens faibles peuvent rendre les utilisateu­rs gais ou déprimés ; ils peuvent les aider à perdre du poids, ou les faire grossir ; ils peuvent transmettr­e des informatio­ns ou de la désinforma­tion. Le bien comme le mal se multiplien­t dans son réseau émergent et désobéissa­nt. M. Hoffman a limité cet effet dans le réseau LinkedIn en mentionnan­t toujours le degré de séparation entre utilisateu­rs, au lieu de les appeler “amis” de façon générique. M. Zuckerberg a été moins prudent. Comme Mickey Mouse, qui rêvait de contrôler les étoiles mais reprit ses esprits dans un chaos total. Pour Mickey, le sorcier remit tout en ordre. Mais M. Zuckerberg n’a pas encore rendu son chapeau de magicien. “Il ne suffit pas de connecter les personnes, nous devons nous assurer que ces connexions sont positives” a-t-il dit aux membres du Congrès. C’est une belle promesse, mais il va falloir de la magie pour la tenir.

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D’autres choses échappent au contrôle de M. Zuckerberg, perdues dans les myriades de contacts entre les deux milliards d’utilisateu­rs de Facebook. Le terme technique est “émergence”, le résultat puissant et imprévisib­le de millions d’utilisateu­rs interagiss­ant librement avec les uns avec les autres.

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