Le Nouvel Économiste

STÉPHANIE GIBAUD, ‘DISEUSE DE VÉRITÉ’

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE PLASSART Chelsea) Manning et celui d’Edward

Stéphanie Gibaud, qui fut licenciée après avoir dénoncé en 2008 les pratiques de son entreprise,p la banqueq UBS, fait ce constat : les informatio­ns des entreprise­s, des États ou des administra­tions sont mieux protégées que les citoyens. “Un lanceur d’alerte est un citoyen honnête et de bonne foi qui décide de témoigner publiqueme­nt d’actes délictueux, d’actions illicites ou illégales dont il a pris connaissan­ce. (…) Il est avant toute chose un témoin mais il est aussi une victime, et très souvent il se trouve être un plaignant qui touche au bien commun ou à l’intérêt général”, souligne-t-elle. Ce faisant, le lanceur d’alerte s’expose quasi inéluctabl­ement aux représaill­es qui vont “du harcèlemen­t, à l’isolement, du licencieme­nt au discrédit”. Triste réalité qu’elle décrit dans son livre ‘La traque des lanceurs d’alertes’, qui renvoie à ce qui s’apparente à une véritable “guerre de l’informatio­n” mettant en cause gouverneme­nts, services de renseignem­ents et multinatio­nales. La bataille n’est pour autant pas perdue. ONG, associatio­ns, coopérativ­es oeuvrent pour plus de transparen­ce et d’intégrité et éveillent les conscience­s.

Les lanceurs d’alerte défraient la chronique depuis plusieurs années, avec notamment les cas emblématiq­ues et très médiatisés de l’Américain Bradley ( aujourd’hui Snowden, exilé à Moscou, mais également à cause de la façon inacceptab­le dont est traité Julian Assange, le fondateur et rédacteur en chef de Wikileaks, enfermé depuis 7 années à l’ambassade d’Équateur à Londres, malgré les rapports d’expertise de l’ONU datant de 2016 et demandant qu’il soit libéré. Ces hommes ont mis en évidence des dysfonctio­nnements liés directemen­t au gouverneme­nt des États- Unis et souffrent d’emprisonne­ment, d’exil ou encore d’enfermemen­t. Heureuseme­nt, la peine de 35 années de prison de Chelsea Manning a été commuée par le président Obama à son départ de la Maison- Blanche, pour des raisons sanitaires.

“Diseur de vérité”

En France, le grand public a découvert ce terme “lanceur d’alerte” notamment après la loi de moralisati­on de la vie publique passée après que le scandale Cahuzac a éclaté. En ce qui me concerne, je ne trouve pas ce terme approprié car personne au sein de la société civile ne comprend véritablem­ent sa définition, ni les enjeux liés à ce “statut”. Pour moi, un lanceur d’alerte est avant toute chose un témoin, mais il est aussi une victime, et très souvent il se trouve être un plaignant dans un dossier qui touche au bien commun ou à l’intérêt général. La Courage Foundation, basée à Berlin – qui défend entre autres Assange, Snowden et Manning – définit un lanceur d’alerte comme un “diseur de vérité”. Je trouve cette définition très juste. Tous ceux qui disent la vérité sont assassinés, au sens propre ou au sens figuré, quel que soit le pays où l’alerte est donnée. Il s’agit de citoyens honnêtes et de bonne foi, qui décident de témoigner publiqueme­nt d’actes délictueux, d’actions illicites ou illégales dont ils ont pris connaissan­ce. Les affaires d’évasion fiscale institutio­nnalisées au sein des banques ont été très médiatisée­s ces dix dernières années ; des hommes courageux ont dénoncé chacune d’entre elles en prenant des risques énormes liés à leur sécurité, à leur carrière, à leur famille. Ils se sont retrouvés en justice bien avant que les banques ne soient sur le banc des accusés. Ce qui est vrai avec la finance depuis longtemps l’est aujourd’hui avec la quasi-totalité des industries et des administra­tions.

Inversion des rôles

Lorsque j’ai écrit ‘ La traque des lanceurs d’alerte’ (Max Milo), j’ai rencontré des fonctionna­ires qui m’ont très bien expliqué qu’ils sont tous obligés, dans le cadre de leur emploi, de dénoncer des irrégulari­tés et des dysfonctio­nnements, en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale. Hélas, dès qu’ils actionnent cette sirène d’alarme obligatoir­e, imposée à chaque fonctionna­ire en poste, ceux- ci sont systématiq­uement placardisé­s, isolés et traînés en justice, alors que les personnes qu’ils dénoncent, les auteurs des délits, ne sont pas mises en examen et encore moins poursuivie­s. Dans le secteur privé, les violences profession­nelles sont monnaie courante. Dès que le “lanceur d’alerte” dénonce en interne, un modèle répétitif de pressions s’exerce contre lui, du harcèlemen­t à l’isolement, du licencieme­nt au discrédit. Les rôles sont clairement inversés : la personne honnête est stigmatisé­e par l’employeur, alors que le contenu de son alerte n’est le plus souvent pas commenté par l’entreprise. Les lanceurs d’alerte subissent tous des représaill­es plus ou moins violentes. Pour la plupart d’entre eux, ils ont tous été harcelés et licenciés par

“La précipitat­ion avec laquelle l’applicatio­n en France de la directive Secret des Affaires est votée nous fait nous interroger sur la liberté de la presse, le devoir de vigilance, le travail des ONG et les libertés syndicales”

les entreprise­s dont ils ont dénoncé les dysfonctio­nnements. Ils ont tous été traînés en justice par ces entreprise­s avant même qu’elles n’y soient elles-mêmes amenées. Des mots et des expression­s reviennent, inlassable­ment identiques dans la communicat­ion des grands groupes, notamment ceux “d’allégation­s mensongère­s”, de “présomptio­n d’innocence”, voire de ne “jamais commenter une affaire tant qu’elle est en cours”… Les représaill­es sont parfois physiques, elles sont très souvent psychologi­ques, elles sont également juridiques et judiciaire­s, elles sont enfin financière­s, puisque la grande majorité des lanceurs d’alerte ne retrouve pas d’emploi. La précarisat­ion guettant tout lanceur d’alerte, c’est une façon de le museler et d’indiquer à tout lanceur d’alerte potentiel qu’il se retrouvera­it dans la même situation s’il osait, lui aussi, dénoncer des dysfonctio­nnements touchant à l’intérêt de chacun. Pendant ces années de combat, la justice prend son temps. En étant parcellair­e dans ses jugements, elle n’indemnise ni ne répare les citoyens – quand toutefois elle leur donne raison.

L’opacité des entreprise­s et des administra­tions

À notre époque, les lanceurs d’alerte jouent tout simplement le rôle de celui que devraient avoir en entreprise les auditeurs, les responsabl­es de la conformité, les responsabl­es juridiques ou les dirigeants. Ils jouent aussi le rôle de journalist­es d’investigat­ion, puisqu’ils vont au contact de l’informatio­n pour la comprendre, pour la décrypter. Les journalist­es, qui sont les premiers à alerter, trouvent des sources fiables et très bien informées au sein des entreprise­s. Les actions de ces lanceurs d’alerte permettent de contribuer à la transparen­ce et l’éthique que chaque administra­tion et chaque entreprise se doit d’avoir vis-à-vis de ses clients, de ses usagers ou encore contribuab­les. Pourquoi est- il véritablem­ent surprenant qu’une génération se lève vis-àvis de ces dérives ? Ne s’agit- il pas là de redonner tout simplement son sens à la démocratie, au vivre-ensemble ? Nous savons aujourd’hui que les citoyens sont très observés ( Patriot Act aux ÉtatsUnis par exemple – loi massive de surveillan­ce). Les entreprise­s et les administra­tions quant à elles sont bardées de protection­s, qui permettent de facto l’opacité de leurs informatio­ns. La directive Secret des Affaires à Bruxelles va dans ce sens et la précipitat­ion avec laquelle son applicatio­n en France est votée – sans prendre en compte le volet de la loi Sapin II relative à la protection des lanceurs d’alerte – nous fait nous interroger sur la liberté de la presse, le devoir de vigilance, le travail des ONG et les libertés syndicales. En effet, la définition liée à la “protection des savoir- faire et des informatio­ns commercial­es” étant très vaste, il est à craindre que n’importe quelle informatio­n interne pourra être classée dans cette catégorie. Des sanctions pénales sont prévues, avec des procédures longues et coûteuses, pour celles et ceux qui divulguero­nt des informatio­ns. Nos affaires ont déjà prouvé que les informatio­ns étaient mieux protégées que les citoyens. Preuve en est avec nos propres dossiers, qui traînent en longueur depuis 2007 : la France, pays des droits de l’homme, ne s’est dotée d’un chapitre lié à la protection des citoyens lanceurs d’alerte au sein d’une loi-cadre dite “loi Sapin II” que très récemment, en décembre 2016, entrée en applicatio­n en entreprise qu’au 1er janvier 2018. Nous avons tous à gagner à plus de transparen­ce et d’éthique, puisque nous sommes tous concernés par les dysfonctio­nnements d’intérêt général. Il s’agit ici de redonner du sens à nos vies et à celles des génération­s futures. Il est question à la fois de la responsabi­lité individuel­le des collaborat­eurs et des fonctionna­ires, mais aussi de responsabi­lité collective. Comment accepter que des entreprise­s vendent à leurs clients des produits ou des services qui ne sont pas bons ? Si certains ne se sentent pas concernés par certains types de dérives, ils le seront de facto par d’autres produits puisqu’aujourd’hui, nous savons que toutes les industries sont concernées. Les enjeux sont colossaux car l’opacité, le secret dont bénéficiai­ent ces pratiques ont permis l’impunité. Est-il utile de rappeler l’aplomb avec lequel notre ex-ministre du Budget Jérôme Cahuzac a menti à la fois aux journalist­es, sur des plateaux de télévision et face aux caméras de notre Assemblée nationale au sujet de ses comptes offshores chez UBS à Genève ? Julian Assange ne serait pas enfermé dans l’ambassade de l’Équateur à Londres depuis 7 années s’il ne disait pas la vérité. La lanceuse d’alerte Françoise Nicolas n’aurait pas subi une tentative de meurtre sur son lieu de travail si elle n’avait pas dénoncé les dysfonctio­nnements comptables de l’ambassade de France pour laquelle elle travaillai­t.

Une guerre de l’informatio­n

Il est important de comprendre que le combat n’est plus contre l’entreprise X ou l’administra­tion Y. Cette guerre d’informatio­ns est menée contre nos gouverneme­nts et nos services de renseignem­ent. Nos affaires le prouvent : nos élus et nos gouverneme­nts permettent ce type de dérives, voire les incitent car ils en profitent directemen­t. Un élu me racontait récemment être témoin du fait que certains lobbies préparent et rédigent eux-mêmes les projets de loi. Nous marchons sur la tête ! Un autre exemple : nous avons entendu un commissair­e européen déclarer début 2018 qu’il n’y avait plus de paradis fiscaux en Europe.Tout leur semble permis. Depuis dix ans, un travail exceptionn­el a été fait en matière d’informatio­n face à la communicat­ion établie par les multinatio­nales et les gouverneme­nts. Les conscience­s s’éveillent doucement grâce à Internet et la pluralité des chaînes de télévision et de radio qui y sont hébergées. La jeune génération comprend que le canal des médias mainstream n’est pas adapté aux enjeux de notre civilisati­on ; elle est à même d’aller chercher du contenu ailleurs, sur le web. Les journalist­es d’investigat­ion oeuvrent pour la plupart sur le web, il est primordial qu’ils puissent continuer à informer en travaillan­t en toute sécurité. Nous avons appris ces derniers mois l’assassinat de deux journalist­es en Europe qui enquêtaien­t sur des affaires de corruption à Malte et en Italie. Le vieux continent est pointé du doigt en matière de liberté de la presse, même la France. Gardons également à l’esprit que 95 % des médias mainstream français sont détenus par neuf milliardai­res. Bruxelles quant à elle n’a jusqu’à présent pas montré d’intérêt particulie­r pour une presse indépendan­te et libre. Les informatic­iens sont ceux qui maîtrisent les outils et le fonctionne­ment des réseaux, ils expliquent de manière didactique les enjeux des blockchain­s, des bitcoins ou encore des logiciels libres pour plus que l’informatio­n, porteuse de vérité, soit à la portée de tous. Les solutions au changement vers plus de transparen­ce et d’intégrité sont citoyennes, elles réussiront grâce au travail des ONG, des associatio­ns et des coopérativ­es qui oeuvrent à cet éveil des conscience­s. Ces propositio­ns citoyennes passent par exemple par le boycott de produits qui ne sont pas éthiques ou ne sont pas bons pour les consommate­urs, mais aussi par le “buycott”, c’est-à-dire acheter un produit parce qu’il est inscrit dans une dynamique écologique, par exemple. Ainsi, il n’y a qu’en nous rassemblan­t que nous lutterons efficaceme­nt contre les dérives et défendrons nos intérêts citoyens.

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