Le Nouvel Économiste

GUERRE CIVILE

Lutte au sommet entre traditiona­listes et progressis­tes, avec en toile de fond les affaires de pédophilie

- DAVID GARDNER & HANNAH ROBERTS, FT

Certains parlent d’une guerre civile entre catholique­s. D’autres, d’une guerre des cultures. Mais, sous le décorum ecclésiast­ique, il s’agit bien d’une guerre.

Le pape François, le prélat argentin dont l’accession au trône de Saint Pierre, il y a cinq ans, a injecté une vitalité nouvelle dans l’église catholique romaine, subit des attaques graves contre sa papauté progressis­te, dans une crise humiliante qu’il peine à résoudre : celle des agressions sexuelles de prêtres pédophiles contre des enfants.

Les conservate­urs resserrent les rangs pour combattre l’allégement par le pape François des anathèmes doctrinaux, qu’il estime indispensa­ble au rajeunisse­ment spirituel d’une institutio­n vieille de deux millénaire­s, qui anime une communauté de 1,2 milliard de catholique­s dans

Pour faire tomber ce pape, les traditiona­listes tentent de contrecarr­er ses réformes et d’instrument­aliser l’indignatio­n soulevée ppar le silence de l’Église sur les affaires de pédophilie

le monde. Peu après avoir succédé au pape Benoît XVI – qui prit la décision presque impensable de démissionn­er, dans des circonstan­ces que le Vatican n’a jjamais éclairées –,, le ppape p François avait déclaré que l’Église devait trouver “un nouvel équilibre”. Sinon, elle était vouée à s’effondrer “comme un château de cartes”.

Mais aujourd’hui, pour faire tomber ce pape, les traditiona­listes tentent de contrecarr­er ses réformes et d’instrument­aliser l’indignatio­ng soulevée ppar le silence de l’Église sur les affaires de pédophilie. Les partisans de François se mobilisent ppour le défendre, , mais l’Église est éclaboussé­e par le scandale.

Cette nouvelle descente dans le marigot a commencé un dimanche de fin août. Le pape François venait d’achever une visite en Irlande de 36 heures, assombrie par des années de révélation­s sur des abus sexuels couverts par le Vatican, et qu’il n’a pas réparés. Le pape a rencontré des victimes, a exprimé à plusieurs reprises sa honte, il a fait acte de contrition devant un maigre auditoire. Les foules qu’avait drainées la visite de Jean Paul II en 1979 sont loin. Une bombe attendait encore le pape sur le chemin du retour.

L’archevêque Carlo Maria Viganò, ancien nonce apostoliqu­e,pq, c’est-à-dire ambassadeu­r, en poste aux États-Unis, a publié une lettre affirmant que le pape était complice de la dissimulat­ion des faits reprochés à Theodore McCarrick, ancien archevêque de Washington. François a pourtant forcé le cardinal McCarrick à se démettre et à se soumettre à une enquête suite à la plainte pour viol d’un garçon de 16 ans. Mais l’archevêque Viganò exige la démission du pape.

La lettre de onze pages, sulfureuse et salace, truffée de sous-entendus et pauvre en preuves, vise trentedeux autres prélats – la plupart sont des progressis­tes alliés du pape – et dénonce “un courant homosexuel favorable à la subversion de la doctrine catholique­q sur l’homosexual­ité”.

À ce niveau, il s’agit en fait d’une guerre pour le pouvoir, pure et simple. “Les ennemis de François et de ses réformes utilisent le ‘témoignage’ de Viganò pour appeler à la démission de François”, analyse Brendan Walsh, rédacteur en chef de ‘The Tablet’, l’hebdomadai­re catholique britanniqu­e. “Ils manipulent le scandale des abus des enfants – qui ont dévasté tant de vies – dans leurs propres buts politiques.”

Les conservate­urs, qui avaient eu globalemen­t les mains libres pendant un demi-siècle, et surtout sous Jean Paul II et Benoît XVI, sont prêts à tout pour discrédite­r le pape François. Pour la plupart des observateu­rs du Vatican, les prises de positions morales stridentes d’hommes tels que l’archevêque Viganò ou le cardinal Raymond Burke, leader américain de la réaction contre le pape François, sont inextricab­lement liées au fait que le pape les a poussés dehors dans sa tentative de revitalise­r l’église.

Leurs attaques intempesti­ves contre François, qui sortent de l’ordinaire des intrigues quotidienn­es duVatican, trahissent une volonté désespérée de paralyser la papauté de François avant qu’il ne puisse créer une majorité libérale au sein du conclave des cardinaux qui élira son successeur, et qui sauvegarde­rait et développer­ait son héritage. Il est ici question du pouvoir dans une future papauté, ainsi que du pouvoir actuelleme­nt.

Les cardinaux nommés par François, qui aura 82 ans en décembre, sont maintenant supposés être presque majoritair­es dans le collège qui élira le prochain pape. François, premier pape issu des rangs des jésuites, adopte une pratique du pouvoir assez similaire à celle de son ordre, la Compagnie de Jésus : une décentrali­sation radicale de la ggouvernan­ce de l’Église, qui ferait de lui le dernier pape à exercer un pouvoir ecclésiast­ique absolu.

Le pape, dans un entretien accordé à une revue jésuite en 2013, comparait l’Église à “un hôpital de campagne après une bataille” où les médecins ne se préoccuper­aient que des taux de cholestéro­l. “Nous ne pouvons militer uniquement contre l’avortement, le mariage gay, et l’utilisatio­n de méthodes contracept­ives” avait-il dit. Il y a un solide pragmatism­e sous la piété extraverti­e de François. Il est difficile en effet de voir comment une église si compromise par des scandales de pédophilie pourrait, de façon crédible, faire de son discours sur les moeurs sexuelles et la moralité personnell­e sa grande priorité, par exemple. Dans des déclaratio­ns maintenant célèbres – ou tristement célèbre, aux yeux des traditiona­listes –, il a appelé à la tolérance inclusive et sans jugement envers l’homosexual­ité. “Si quelqu’un est gay et cherche le Seigneur, qui suis-je pour le juger ?” avait-il demandé au début de sa papauté. Il est important de savoir que jusqu’à la lettre de l’archevêque Viganò, les traditiona­listes focalisaie­nt leur indignatio­n sur une lettre apostoliqu­e intitulée ‘Amoris Laetitia’ (La joie de l’amour), dans laquelle François demandait aux prêtres et aux évêques d’adopter une approche “miséricord­ieuse” à l’égard des personnes divorcées et remariées, désireuses de communier. En un sens, cela n’avait fait qu’aligner leVatican sur ce qui se passe dans la réalité. Pour les conservate­urs, cela a décentrali­sé le jugement doctrinal.

Le cardinal Burke, par exemple, qui fréquente des personnali­tés telles que Steve Bannon, ancien stratège du président Trump, et Matteo Salvini, ministre italien et d’extrême droite de l’Intérieur, trouve en tout cela comme un motif d’insurrecti­on. Lors d’une conférence à Rome sur “les limites de l’autorité papale”, au printemps, il a déclaré qu’il faut “désobéir, et c’est un devoir, à un pape qui s’est écarté de la foi…”.

Le pape François n’a pas changé sa doctrine. Mais il a placé l’orthodoxie sous un nouveau jour. Il a réordonné les ppriorités,, en appelantpp à une Église missionnai­re des pauvres et en demandant aux évêques d’être des bergers qui soit davantage comme les brebis. Il a rendu la théologie qui interprète l’enseigneme­nt catholique plus dynamique et plus ouverte. Avec son sourire rayonnant – et ses 40 millions de followers sur son compte Twitter @ Pontifex – il attire la sympathie non seulement des fidèles jusque-là désabusés, mais aussi de nombreuses personnes d’autres religions ou celles qui n’ont pas de foi.

Ce pontife a aussi repris l’idiome et l’esprit du second concile du Vatican réuni ppar le ppJpapeJea­n XXIII en 1962. Cette tentative d’amener l’Église à un alignement moins abrasif avec les préoccupat­ions contempora­ines de ses fidèles a fleuri tout au long des années 1960 et 1970, et a permis le débat sur tout, depuis le célibat des prêtres jusqu’à la théologie de la libération, avant d’être étouffée par le dogme pincé et défensif de Jean Paul II et Benoît XVI, deux papes dont se revendique­nt les conservate­urs d’aujourd’hui. j

“Il n’a pas changé la position de l’Église sur l’avortement ou la contracept­ion, mais il a essayé d’être sincèremen­t plus pastoral, en valorisant les évêques et les curés de paroisses” dit Chris Patten, chancelier de l’université d’Oxford qui a conseillé François sur les médias. “C’est devenu la pierre angulaire de la brigade des anti-François.”

Il a nommé “un nombre suffisamme­nt important de cardinaux pour s’assurer que personne ne puisse reculer les aiguilles de l’horloge”, ajoute Lord Patten. “C’est pour cette raison que des gens comme le cardinal Burke continuent à causer des problèmes.” L’inquiétude de bien des traditiona­listes est sincère mais avec la lettre de Vigano, ils tentent de discrédite­r François par des accusation­s de conduite criminelle. Elles vont inévitable­ment apparaître­pp comme pplausible­s pour beaucoup, dans l’Église et en dehors, étant donné le bilan du Vatican en matière de lutte contre la pédophilie du clergé et de complicité avec les auteurs des faits. L’archevêque Viganò lui-même est accusé d’avoir dissimulé des preuves contre un autre prélat américain en 2014, quand il était nonce apostoliqu­e. Sa faction essaye néanmoins de faire l’amalgame entre homosexual­ité, viols et pédophilie pour affaiblir le pape. Ils “comparent son refus de juger les homosexuel­s à une validation des abus sexuels sur les enfants”, dit Lord Patten. “Le lien gay-pédophile est un bond terrible et ffaux d’une partie de la droite dans l’Église.”

Cette lutte de ppouvoir ppeut causer un tort immense à l’Église, mais elle va aussi prolonger les souffrance­s des victimes des pédophiles, déjà en colère contre le pape François et ses hésitation­s à leur rendre justice. Une victime britanniqu­e, Peter Saunders, qui mène campagne, a été exclu d’une commission du Vatican sur la protection des enfants. Il est amèrement déçu par le pape. “François est un type très populaire et il est très juste sur la pauvreté et l’environnem­ent, mais sur la question des abus sexuels, il reste bizarremen­t passif, à part un débordemen­t occasionne­l de compassion” selon M. Saunders. “Les survivants veulent de l’action” y compris “la publicatio­n des noms des prêtres pédophiles et de leur localisati­on géographiq­ue, des dédommagem­ents et du soutien ppour les victimes ; au lieu de ça, l’Église continue à dénigrer les victimes et à leur refuser une chance de reprendre leur vie”.

Le pape François a dit qu’il ne “dirait pas un mot” sur les accusation­s de Viganò. Dans l’avion qui le ramenait d’Irlande, il a invité les journalist­es à en tirer leurs propres conclusion­s. Mais il va être obligé de réagir, tôt ou tard.

Si un ancien employé en colère vous accuse d’avoir “sciemment couvert les agissement­s d’un pervers et d’un agresseur en série, tandis que vos plus proches collaborat­eurs auraient succombé à un complot de type mafieux organisé par un réseau de prêtres homosexuel­s… Refuser de réagir à de telles accusation­s peut sembler d’un stoïcisme digne d’un saint”, dit M. Walsh, le rédacteur en chef de ‘The Tablet’. “Mais s’il y a une chose que l’Église aurait dû apprendre ces dernières années, c’est que quand des accusation­s graves de déviance ou de dissimulat­ion sont lancées, il devrait y avoir une enquête indépendan­te et transparen­te. Il faut qu’ils s’y mettent.”

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