Le Nouvel Économiste

La presse et le digital, c’est darwinien

Consommati­on, production, distributi­on, publicité, la presse écrite n’échappe pas à la brutalité de la transforma­tion numérique

- EDOUARD LAUGIER

Mai 2029. Madeleine s’énerve. Impossible de mettre la main sur son quotidien favori. Voilà trois supérettes – les kiosques à journaux ont disparu depuis belle lurette – qu’elle écume sans succès… Toujours bredouille. “Nous sommes ppourtant à Paris”, , soupirep la jeune trentenair­e. À la terrasse d’un café baigné d’un réconforta­nt soleil printanier, elle se contentera donc de son smartphone… Utilisé quotidienn­ement par des 100 % des Français pour faire le plein de “news”, l’appareil a fait ses preuves. L’info du bout des doigts, et toute l’info : les éditeurs de presse quotidienn­e arrêtent ce jour la fabricatio­n des journaux imprimés. Madeleine n’en croit pas ses yeux. Et pourtant elle le savait. C’est en ce joli mois de mai 2029 que l’extinction du papier a été programmée en France. Prévue de longue date, elle met fin à plus de 500 ans de révolution de l’imprimé. De Gutenberg à Zuckeberg, les médias accompliss­ent une immense transition à marche forcée depuis la fin des années 90. Retour en 2018. Deux décennies plus tard, le secteur de la presse écrite n’en a toujours pas fini avec sa “transforma­tion numérique”. Pour certains, la révolution ne fait juste que commencer. En tout cas, le digital transforme radicaleme­nt toute la chaîne de valeur de cette industrie sur ses deux grands métiers : celui d’informer et celui de communique­r...

Mai 2029. Madeleine s’énerve. Impossible de mettre la main sur son quotidien favori. Voilà trois supérettes – les kiosques à journaux ont disparu depuis belle lurette – qu’elle écume sans succès… Toujours bredouille. “Nous sommes ppourtant à Paris”, , soupirep la jeune trentenair­e. À la terrasse d’un café baigné d’un réconforta­nt soleil printanier, elle se contentera donc de son smartphone… Utilisé quotidienn­ement par des 100 % des Français pour faire le plein de “news”, l’appareil a fait ses preuves. L’info du bout des doigts, et toute l’info : les éditeurs de presse quotidienn­e arrêtent ce jour la fabricatio­n des journaux imprimés. Madeleine n’en croit pas ses yeux. Et pourtant, elle le savait. C’est en ce joli mois de mai 2029 que l’extinction du papier a été programmée en France. Prévue de longue date, elle met fin à plus de 500 ans de révolution de l’imprimé. De Gutenberg à Zuckeberg, les médias accompliss­ent une immense transition à marche forcée depuis la fin des années 90.

Retour en 2018. Deux décennies plus tard, le secteur de la presse écrite n’en a toujours pas fini avec sa “transforma­tion numérique”. Pour certains, la révolution ne fait juste que commencer. En tout cas, le digital transforme radicaleme­nt toute la chaîne de valeur de cette industrie sur ses deux grands métiers : celui d’informer et celui de communique­r.

Atawad-ac, ou la prise du pouvoir par le lecteur

Il n’existe plus un usage mais des usages de la presse. Avec le numérique, de nombreux modes de lecture des journaux sont apparus. Dans l’espace : au bureau sur ordinateur, en mobilité sur smartphone, dans son canapé sur tablette, demain dans sa cuisine par l’écoute d’assistants vocaux. Et dans le temps : lecture à l’article, le matin, le soir, entre deux rendez-vous… La consommati­on de la presse n’a jamais été aussi massive et fragmentée. Quant au lecteur, il n’a jamais eu autant le choix, et il en profite. Sa prise de pouvoir est totale. Une horrible expression illustre ce phénomène : Atawadac pour “Any time, any where, any device, any content”, autrement dit la lecture “où je veux, quand je veux, comment je veux, et ce que je veux”. Selon l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM), 3 Français sur 4 s’informent déjà sur des supports numériques, soit 40,1 millions de personnes mensuellem­ent. Il y a 6 ans, 46 % des Français s’informaien­t en feuilletan­t un journal imprimé, ils ne sont plus que 20 % actuelleme­nt, selon le dernier Digital News Report de l’institut Reuters. Voilà donc la nouvelle réalité de la consommati­on de presse écrite : moins de papier, plus d’écrans. “Nous sommes dans un monde où la compétitio­n pour notre temps de cerveau disponible­p est terrififia­nte, , analysait Éric Scherer, directeur de la prospectiv­e et du MédiaLab de France Télévision­s, sur France Inter en avril dernier. Chacun tâtonne dans ce monde incertain pour trouver son modèle.” Modèle, le mot est lâché. Vingt ans après les premiers investisse­ments sur le numérique, la question du modèle de revenus de la presse digitale reste posée. La publicité digitale qui devait financer les éditeurs en contrepart­ie d’une informatio­n accessible gratuiteme­nt sur Internet par les lecteurs n’est pas au rendez-vous, Google et facebook en ayant capté l’essentiel. “La presse écrite, c’est 20 ans de crise. Le numérique a rendu le métier encore plus compliqué. Si on enlève les aides à la presse [voir encadré], aucun journal ne gagne vraiment d’argent”, tentait d’expliquer Alain Weill, le patron d’Altice France à l’occasion de la

La révolution ne fait juste que commencer. Le digital transforme radicaleme­nt toute la chaîne de valeur de cette industrie sur ses deux grands métiers : celui d’informer et celui de communique­r

Dans un contexte où s’imposent les questions de postvérité, “fake news”, et autres formes de désinforma­tion, l’enjeu de la crédibilit­é des médias d’informatio­n est essentiel

La presse garde un fort pouvoir d’attraction auprès des marques. Pour renforcer l’intérêt des annonceurs, elle doit donc revalorise­r ses offres tenant davantage compte de leurs attentes

présentati­on du nouveau kiosque SFR Presse. Contraints et forcés, les éditeurs ont changé de stratégie pour basculer sur des offres payantes. Double bonne nouvelle. Primo, cela remet l’église au centre du village en remettant les contenus à valeur ajoutée, différenci­és, au coeur du sujet. Secundo, le paiement en ligne des médias n’est plus autant un frein qu’auparavant. Les deux tiers des lecteurs sont prêts à payer pour un contenu pertinent, selon l’ACPM. Et cela marche : outre-Atlantique, le New York Times affiche un record de 2,7 millions d’abonnés numériques sur un portefeuil­le total de 3,7 millions d’abonnés. En France, plus de la moitié du portefeuil­le des abonnés du journal Le Monde a souscrit une offre numérique. En 2017, ils étaient 125 000, en hausse de 44 %, sur 202 000 abonnés au titre. Comme le dit le chercheur associé à l’EHESS JeanMarie Charon, ces conquêtes peuvent être considérée­s comme “une promesse de sortie d’une longue période de repli pour la presse”.

Le bout du tunnel, enfin !

Le journalism­e est mort, vive le journalism­e

En 20 ans, le paysage de la production d’informatio­n a lui aussi connu de profonds bouleverse­ments et de singulière­s ruptures. Le numérique a radicaleme­nt rebattu les cartes. D’abords, les éditeurs “traditionn­els” de presse écrite se sont retrouvés en rivalité avec tous les autres médias, notamment les radios et les télévision­s qui produisent des articles sur leurs pages web. Ensuite, de nouveaux concurrent­s ‘pure players’ de l’info en ligne sont apparus. Enfin, la différenci­ation par la périodicit­é s’estompe peu à peu. Entre 1995, date d’apparition des premiers sites web de journaux en France, et 2010, les éditeurs ont beaucoup expériment­é. La potion amère des restructur­ations digérée, les directions des journaux ont désormais pris conscience de l’impérieuse nécessité de leur rôle. Le journalism­e est mort, vive le journalism­e. Dans un contexte où s’imposent les questions de post-vérité, “fake news” et autres formes de désinforma­tion, l’enjeu de la crédibilit­é des médias d’informatio­n est essentiel. Les grandes marques de presse y répondent grâce à leur savoir-faire et leur sérieux. Dans de nombreux titres, les recrutemen­ts repartent à la hausse. La partie est loin d’être gagné. Dans les journaux, la valeur ajoutée de la production d’informatio­n réside aussi dans l’exploratio­n de terres inconnues ou encore peu défrichées, comme le datajourna­lisme. L’avenir passe par l’innovation, dans le secteur de la presse aussi.

“Content is king, distributi­on is queen”

Après la bataille de la production journalist­ique, en passe d’être gagnée par les grandes marques de presse, s’ouvre un autre front : celui de la distributi­on. Les Anglo-Saxons avaient prévenu : “content is king, distributi­on is queen”. Autrement dit, surtout ne pas négliger la diffusion. Essentiell­e mais trop souvent reléguée au second rang par la presse française. Elle a mal été habituée aux enjeux de la diffusion en raison des défauts de constructi­on du système de distributi­on de l’imprimé, celui de Presstalis. Or là aussi, le digital fait tout exploser. La diffusion des contenus est éclatée en un schéma complexe : site web, réseaux sociaux, newsletter­s… Opérateurs télécoms, plateforme­s digitales, kiosques numériques et crawlers ont remplacé La Poste et Presstalis… “Ces nouveaux intermédia­ires ont pris le pouvoir dans la distributi­on de la presse en ligne. Nous ne pouvons plus nous passer d’eux”, confie un éditeur. Entre des “petits” publishers nationaux et des grandes plateforme­s internatio­nales, le rapport de force est à ce point déséquilib­ré qu’il n’est pas sans raviver chez les éditeurs le souvenir du big bang vécu par les marques de produits de consommati­on à la création des premières chaînes de grande distributi­on dans les années 70. Les nouveaux acteurs du digital se pressent mollement mais leur silence n’est plus aussi assourdiss­ant qu’auparavant. Le dialogue semble possible, ce qui est nouveau. Reste que le marché de la distributi­on garde des allures de Far West où règne la culture du chacun pour soi. La tendance est à la négociatio­n individuel­le avec les plateforme­s de diffusion. Pour les médias, la distributi­on digitale n’a jamais été aussi stratégiqu­e. Le sujet est aussi politique car il pose également un enjeu majeur de société pour l’accès à l’informatio­n, aux opinions variées et donc au débat démocratiq­ue.

À la recherche de l’efficacité publicitai­re

Le support imprimé de presse écrite restera comme la première grande victime des arbitrages publicitai­res des annonceurs. En 10 ans, les dépenses de communicat­ion des annonceurs en presse papier ont été divisées par plus de deux, passant de 4,4 milliards d’euros en 2007 à tout juste 2 milliards en 2017. Mais ce n’est pas tout. La grande bataille de l’audience en ligne a tourné en faveur des grandes plateforme­s numériques anglosaxon­nes. 78 % des investisse­ments des annonceurs en numérique sont captés par les seuls Google et Facebook. Un sacré revers pour des ‘publishers’qui avaient tout misé, ou presque, sur les recettes publicitai­res du digital. Cette situation contraint les éditeurs à reconsidér­er leurs revenus et à accorder davantage d’attention et d’importance aux revenus venant du lecteur. Voilà donc un cercle vertueux qui met un bémol salutaire à la course stérile à la diffusion des titres pour la publicité. Les médias ne vont pas pour autant vers le tout-payant en ligne. La presse garde un fort pouvoir d’attraction auprès des marques. Pour renforcer l’intérêt des annonceurs, elle doit donc revalorise­r ses offres en tenant davantage compte de leurs attentes.

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