Atawadac p.4
Le lecteur a pris le pouvoir
“Any time, anywhere, any device, any content” pour Atawadac. L’acronyme est affreux. Il modèle la réalité de la lecture de la presse moderne: quand je veux, où je veux, comment je veux et ce que je veux. Le lecteur a pris le pouvoir. “Avant il décidait avec ses pieds et son portefeuille. Désormais c’est avec son smartphone et sa carte bleue. Nous changeons d’échelle et de temporalité”, résume Patrick Eveno, universitaire spécialiste de l’histoire des médias. Il aura fallu une vingtaine d’années depuis la mise en ligne des premiers sites web de journaux dates en France,, – en 1995 avec ‘Libération’, , ‘Les Échos’ et ‘Le Monde’ –, c’est désormais acquis : les consommateurs plébiscitent Internet pour lire la presse. Selon l’ACPM, l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias, 3 Français sur 4 s’informent sur des supports numériques, soit 40,1 millions de personnes mensuellement. Année après années, ils sont surtout de plus en plus nombreux, + 2 % en 2017. Sans surprise, la lecture des informations sur papier poursuit son inexorable chute. Il y a 6 ans, 46 % des Français s’informaient en feuilletant un journal imprimé, ils ne sont plus que 20 % actuellement, selon le dernier Digital News Report de l’institut Reuters. L’ordinateur reste l’outil privilégié pour l’accès à l’information (56 %), talonné par le smartphone, dont l’usage a plus que doublé en 6 ans (51 % en 2018 contre 24 % en 2013). La tablette complète ce tiercé. Illustration de cette métamorphose avec le lecteur type de ‘Libération’: pour 1 lecteur en point de vente traditionnel, le quotidien en totalise 3 en kiosque numérique, 16 sur ordinateur et 31 sur smartphone. “Un mouvement irrésistible se produit en faveur des supports numériques au détriment des supports traditionnels”, confirme le chercheur associé à l’EHESS et enseignant Jean-Marie Charon. Dans les années à venir, il ne fera que s’accentuer, ce qui est au passage pose la question du “mur” industriel du support imprimé (voir encadré).
Le triomphe de la lecture à l’article à la demande
Cette évolution des modes de lecture s’accompagne d’un changement des modes de consommation. La lecture de la presse se fait à la demande et à l’article. Dans le monde pré-digital, le lecteur consultait un média imprimé doté d’un début et une fin. Dans l’univers digital, l’unité de lecture élémentaire est plutôt l’article. “Nous sommes passés d’un média qui se lisait de A à Z à une lecture de l’article à l’unité”,
résume Philippe Colombet, directeur digital du groupe Bayard, qui édite notamment le quotidien ‘La Croix’. Les éditeurs se trouvent confrontés à une individualisation de plus en plus forte des attentes en matière de contenus de presse. Pour le lecteur, ce qui compte est moins le journal que l’article. Au-delà des questions sociétales sur le sujet du vivre et du s’informer ensemble, les professionnels plongent dans l’ultra-concurrence de l’information, car “tout le monde” fait de la presse sur Internet. Les éditeurs “traditionnels” de journaux sont en effet en rivalité avec tous les autres médias, notamment les radios et les télévisions qui produisent des articles sur leurs pages web.
Le péché originel du gratuit
Si l’audience et le lecteur d’informations basculent en masse sur le numérique, quid des revenus ? Vingt ans après les premiers investissements sur le numérique – aussi étonnant que cela puisse paraître –, la question de la monétisation de consommation de la presse digitale se pose toujours pour
les éditeurs. “Il y a une erreur tragique commise sous l’influence des gourous d’Internet, bons en technologie mais nuls en économie, qui nous ont expliqué qu’il fallait proposer nos articles gratuitement contre des revenus publicitaires. Or ces derniers sont allés chez Google
et Facebook massivement”, rappelait Laurent Joffrin sur Europe 1 en juin dernier. Et il a raison car le modèle du gratuit n’est pas tenable pour l’économie des éditeurs. Reste qu’il y a deux décennies, la situation était complexe: culture du gratuit sur le Net, freins au paiement ou à l’abonnement en ligne, ou encore absence de certitude sur le modèle économique à adopter ne doivent pas être sous-estimées
Transformer l’internaute en abonné en ligne
Mais tout cela est en train de changer. Le paiement n’est plus autant un frein qu’auparavant. Les deux tiers des lecteurs sont prêts à payer pour un contenu pertinent, selon l’ACPM. Plus surprenant, les individus les plus enclins à financer l’information sont les jeunes publics. Ces derniers ont été moins exposés à la culture du gratuit des années 2000. Ainsi, 46 % des 18-34 ans ont payé pour de l’information online au cours des 12 derniers mois, selon Kantar. Outre-Atlantique, le ‘New York Times’ affiche un record de 2,7 millions d’abonnés numériques sur un portefeuille total de 3,7 millions d’abonnés. Le quotidien entraîne dans son sillage toute la presse anglosaxonne – le ‘Washington Post’ ou le ‘Financial Times’ revendiquent environ 1 million d’abonnés digitaux chacun. Seule exception notable dans le paysage, celle du ‘Guardian’. Le Britannique reste en effet sur un modèle Internet financé par la publicité. En France, plus de la moitié du portefeuille des abonnés du ‘Monde’ a souscrit une offre numérique. En 2017, ils sont 125 000, en hausse de 44 %, sur les 202 000 abonnés au titre. Autre exemple, ‘Libération’ qui revendique 10 000 abonnés digitaux. “Avec 80000 abonnés numériques, c’est gagné
pour ‘Libération’. Le pari est jouable, nous l’avions déjà fait en papier”, s’encourage Clément Delpirou, le directeur des activités presse d’Altice
France. “Nous sommes à la limite du modèle publicitaire à l’origine d’Internet. C’est pourquoi tous les médias
développent des offres payantes en mettant en avant le digital”, complète Bertrand Gié, le directeur délégué du pôle News du Groupe Figaro, dont le quotidien devrait très rapidement franchir la barre des 100 000 abonnés numériques. Pour les éditeurs, il est clair que le système le plus rentable est l’abonnement numérique. En étant 100 % numérique, un éditeur supprime trois coûts : celui du papier, de l’impression et de la distribution. La belle affaire. Encore faut-il avoir une base d’abonnés conséquente. Certains éditeurs l’ont compris avant les autres. Dès la fin des années 90, des qquotidiens comme ‘Le Monde’,, ‘La Croix’ ou ‘Les Échos’ ont mené des campagnes de fidélisation. C’est plus facile pour eux de convertir un portefeuille au numérique que pour les titres qui ont privilégié la vente en kiosque. Parallèlement, d’autres formes de financement voient le jour, en particulier le don volontaire de la
part des internautes. Selon le Digital News Report de l’institut Reuters, il pourrait présenter une vraie alternative pour financer notamment des
journaux d’opinion. “Nous devons poursuivre notre travail d’explication,
affirme Bertrand Gié. Chaque internaute doit être capable de comprendre qu’il en coûte une dizaine d’euros par mois pour avoir accès à des contenus de qualité.” Qualité, le mot est lâché.
“Les publics n’accepteront de payer l’information qu’à partir du moment où elle se distinguera des contenus de base, redondante et partout disponible,
rappelle Jean-Marie Charon. Cette information à valeur ajoutée relève d’un travail approfondi dans les registres journalistiques traditionnels, des enquêtes, analyses et reportages…”. Dans le commerce, le client est roi dit-on. Dans la presse c’est pareil, le lecteur y est roi.