La pétillante ascension des crémants
Ils montent en gamme et bénéficient à la fois de l’engouement pour les bulles et pour le rosé
Proches par leur méthode d’élaboration des champagnes, ils restent par leur prix d’achat collés aux proseccos et aux cavas. D’abord perçus comme des vins de plaisir immédiat, accessibles et faciles, ces vins à bulles provenant de huit régions françaises commencent pourtant à monter en gamme. Si cette premiumisation se poursuit, la belle diversité des terroirs et des cépages utilisés permettront sans doute aux crémants de s’imposer comme le choix des amateurs éclairés à la recherche de cuvées décoiffantes, à des prix raisonnables.
Les vins effervescents ont le vent en poupe, on en consomme toujours plus sur la planète (+23 % entre 2009 et 2016 selon Vinovision). En France, ce succès des bulles se traduit notamment par une production de plus en plus importante de crémants. “En 1975, nous sommes partis d’une production confidentielle, pour arriver à 150 000 hl aujourd’hui, soit un peu plus de 20 millions de bouteilles pour le crémant de Loire, raconte Laurent Menestreau, vigneron et président de la commission économie et prospective d’InterLoire. Ce succès des pétillants serait une conséquence du développement des boissons gazeuses en général : les eaux gazeuses, les sodas, la bière…”. Michel Lateyron, l’homme qui a poussé à la création des crémants de Bordeaux et lui-même élaborateur, constate lui aussi cette montée en puissance. “Nous sommes passés de 15 000 hl en 1990 à 40 000 il y a 4 ans, et 65 000 aujourd’hui !” Si bien que certains acteurs sont devenus de puissants producteurs qui commercialisent chaque année des millions de bouteilles, comme Jaillance, Ackerman, ou Bouvet Labubay dans la Loire, ou encore Wolfberger, le premier acteur en volume des crémants d’Alsace avec 7 millions de bouteilles, et 50 % de sa production. Mais le crémant essaime aussi chez producteurs plus modestes. “En Anjou, on trouve des bulles dans tous les domaines de l’appellation”, témoigne Lydia Musset, responsable commerciale du vignoble Musset-Roullier.
Même si en termes de notoriété, le marché français et mondial de la bulle reste très binaire (d’un côté le champagne, et de l’autre tous les autres), le crémant commence vraiment à tirer son épingle du jeu et à être reconnu à l’international. Le succès du crémant en général, et le crémant rosé en particulier, qui bénéficie à la fois de l’engouement pour les bulles et de celui pour le rosé, est particulièrement vif aux États-Unis. C’est que le crémant a su se positionner comme un vin que l’on peut apprécier sans être un grand connaisseur et dans différentes occasions. “Les gens qui veulent fêter un événement particulier, communion, réussite au bac… déboucheront plus volontiers du champagne, analyse Laurent Menestreau. Le crémant est un vin simple à appréhender et qui peut s’apprécier tout seul, pas forcément avec un repas.” On peut donc boire du crémant (avec modération) à la terrasse d’un café, en apéritif, en soirée… Bref quand ça nous chante. Oui mais voilà, c’est aussi le cas des proseccos italiens, des cavas espagnols, ou de vins effervescents français comme la clairette de Die (à ne pas confondre avec le crémant de Die, voir notre encadré), le Vouvray, le Montagnieu…
Un développement contraint
Comment les crémants peuvent-ils se démarquer de leurs concurrents
Le succès du crémant en général, et le crémant rosé en particulier, qui bénéficie à la fois de l’engouement pour les bulles et de celui pour le rosé, est pparticulièrement vif aux États-Unis
français ou étrangers ? Une des solutions serait d’inonder le marché en produisant toujours plus de bouteilles. Mais cette stratégie paraît vouée à l’échec sur le long terme. D’abord parce que la taille du vignoble hexagonal est limitée, alors que d’autres pays peuvent planter de la vigne à tout-va. De plus, au sein des appellations, la place dévolue au crémant est limitée. Contrairement au champagne qui ne produit que son vin effervescent, toutes les régions qui produisent du crémant élaborent d’autres vins, qui ont euxmêmes leurs marchés, leurs aficionados… Difficile de les ponctionner pour laisser plus de place aux crémants. Même l’Alsace, la région la plus prolifique, semble avoir atteint ses limites. “Nous arrivons à maturité en termes de volume vis-à-vis de notre encépagement, prévient Hervé Schwendenmann, président de la coopérative Wolfberger. Nous commercialisons 33 millions de bouteilles en Alsace, mais nous n’irons pas audelà car il faut garder des volumes pour les vins tranquilles.” S’il n’est plus possible de faire croître indéfiniment le nombre de bouteilles de crémant produites dans l’Hexagone, jouer sur la baisse des prix pour conquérir des marchés sera tout aussi compliqué. “Ma crainte, c’est que les prix d’achat par les négociants ou directement par les consommateurs baissent, et que les propriétés qui ont travaillé et investi dans leur outil de travail pendant vingt ans ne s’y retrouvent plus”, prévient Michel Lateyron. Si les crémants ne peuvent pas croître en volume, ou alors à la marge, et qu’ils ne doivent pas baisser leurs prix de peur de voir les propriétés les plus fragiles prises à la gorge, reste la stratégie de la montée en gamme afin de gagner de la valeur. Et Lydia Musset de rappeler: “le crémant, ce n’est pas qu’une bulle, c’est aussi une complexité, une palette aromatique, c’est un vrai vin que le vigneron a choyé durant plusieurs mois.”
Les voies de la montée en gamme
Problème, la nature binaire du marché (le champagne d’un côté, le reste de l’autre) a aussi des répercussions sur la valeur. “Le prix des bulles hors champagne est compris entre 9 et 13 euros en moyenne chez les cavistes, alors que le prix moyen d’un champagne est de 55 euros”, analyse Pierre du Couëdic, délégué général de l’Union des producteurs et des élaborateurs du crémant de Bourgogne (UPECB). Alors quelle stratégie adopter ? Plusieurs pistes sont actuellement testées, avec succès, par les différents acteurs. Pour effectuer une premiumisation, on peut d’abord laisser du temps au temps. “Le cahier des charges oblige à laisser les bouteilles 12 mois sur lattes avant de les commercialiser, explique Jean-Louis Bergès, directeur général de Jaillance. Mais on peut très bien aller plus loin, soit 36, voire 48 mois. Le vin gagne alors en complexité, les bulles s’affinent, on retrouve un côté beurré, pâtissier, qui se rapproche du champagne.” Il est ensuite possible de proposer des produits perçus comme plus “sains”. Par exemple des crémants bio, en biodynamie, natures, sans sulfites ajoutés, vegans, etc. “Il y a encore 5 ans, nous poussions le bio sur les marchés. Aujourd’hui, aussi bien en France qu’à l’export, la demande est plus forte que l’offre”, témoigne Jean-Louis Bergès. Autre possibilité : sortir des cuvées millésimées, là où le gros de la production des crémants est constitué de bruts sans années. Mieux, ne sortir ces cuvées millésimes que lorsque l’année est exceptionnelle, afin de jouer en plus sur l’effet rareté. Encore un autre type de premiumisation : la démarche parcellaire. Au lieu d’assembler des raisins qui proviennent de différentes propriétés ou de différents terroirs, on isole une parcelle particulièrement qualitative, et on en tire un vin, en quantité limitée bien sûr. À quand une cuvée parcellaire, millésimée, laissée 10 ans sur lattes, bio, sans sulfites ajoutés et vegan ?
La premiumisation collective
Autre option : la démarche collective. En Bourgogne, cela se traduit ppar marqueq collective Crémant de Bourgognegg “Éminent” ou “Grand Éminent”, et dans la Loire par la mention Prestige de Loire. Les crémants de Bourgogne ont choisi de miser notamment sur le temps de vieillissement pour segmenter leur offre et donner à tous les vignerons, coopératives et négociants, les mêmes règles concernant les cuvées haut de ggamme. Ainsi, un crémant de Bourgogne Éminent aura dormi 24 mois sur lattes avant d’arriver à maturité. “Mais nous n’avons pas posé d’avantage de contraintes car un élaborateur doit pouvoir donner sa propre interprétation de son vin”, raconte Pierre du Couëdic. Le troisième étage de la pyramide sera occupé par les crémants de Bourgognegg Grand Éminent, qui auront connu 36 mois de vieillissement sur lattes et 3 mois entre le dégorgement et la commercialisation, en plus de conditions au pressurage et à la vinification plus restrictives que le cahier des charges. “Ce sont des vins plus riches, complexes, structurés, d’avantage taillés pour la gastronomie que pour l’apéritif”, prévient Pierre du Couëdic. De plus, l’interprofession a mis en place un triple contrôle des jus. Dernière pierre à l’édifice, ces deux marques ont été déposées dans 40 pays et une veille concurrentielle a été mise en place pour éviter qu’elles ne soient utilisées ou copiées.
L’idée de la montée en gamme est donc dans un premier temps de multiplier le nombre de cuvées premium, qui peuvent se valoriser 20 euros et plus. Mais nul doute qu’au fur et à mesure que la premiumisation flirtera avec l’excellence, ces bulles pourront aller taquiner les prix pratiqués par les champagnes de milieu de gamme (entre 40 et 50 euros). Les différentes incarnations du crémant ont pour elles des terroirs extrêmement divers, sous différentes latitudes (Sud-Ouest, Ouest, Centre…) mais aussi un choix très large de cépages à disposition (cf. encadré). Les seules limites seront finalement la volonté des différents acteurs de suivre la voie de la qualité, et leur imagination!
Si les crémants ne peuvent pas croître en volume, et qu’ils ne doivent pas baisser leurs prix de peur de voir les propriétés les plus fragiles prises à la gorge, reste la stratégie de la montée en gamme
Nul doute qu’au fur et à mesure que la premiumisation flirtera avec l’excellence, ces bulles pourront aller taquiner les prix pratiqués par les champagnes de milieu de gamme (entre 40 et 50 euros)