Le Nouvel Économiste

POURQUOI SONT-ILS TOUJOURS PRESSÉS

Le niveau de revenus et d’études a tout à voir avec l’impression de courir après le temps

- TIM HARFORD, FT

Gagner plus d’argent vous feraitil gagner du temps ? Ou seriezvous plus débordé que jamais ? Je me suis posé cette question parce qu’un ami m’a mis au défi de comprendre si le manque de revenus et le manque de temps marchaient main dans la main. Il y a des gens qui sont “cashpoor”, pauvres en cash, et d’autres “time-poor”, pauvre en temps, qui jonglent avec de multiples journées entre travail et enfants, sans compter les heures précieuses passées dans les transports pour aller travailler. Il y a des gens pauvres en cash, riches en temps : les retraités, ou les chômeurs, qui se demandent comment remplir leurs journées. Mais en moyenne, les gens les plus fortunés sont-ils plus ou moins occupés que ceux qui ont moins d’argentg ?

À un moment donné, l’évidence saute aux yeux : ceux qui ont des revenus élevés, qu’ils soient très occupés ou non, pensent l’être. Dans un livre à paraître, ‘Spending Time’, l’économiste Daniel Hamermesh étudie le “time stress”, le stress lié au temps, qui se mesure non pas en consultant les agendas mais en enquêtant et en demandant aux gens s’ils se sentent souvent “débordés” ou “à court de temps”.

Les nouveaux parents, surtout les mères, sont plus nombreux à se plaindre d’être stressés par le manque de temps. Comme ceux qui travaillen­t de longues heures. Rien de surprenant. Mais qu’en est-il du côté financier ? Le professeur Hamermesh a découvert que “les personnes toujours ou fréquemmen­t stressées sont celles qui ont les revenus les plus élevés… et les personnes qui répondent ‘jamais’ stressées’ ont les revenus les plus bas”. L’argent navigue de concert avec l’impression qu’il n’y a pas assez d’heures dans la journée.

Ce n’est pas seulement pour la raison évidente que les personnes à revenu élevé passent plus de temps à faire un travail rémunéré, bien qu’en moyenne ce soit le cas (ils dorment moins et regardent moins la télévision). Entre personnes effectuant le même nombre d’heures de travail, avoir un revenu horaire plus élevé est corrélé avec la sensation d’être pressé par le temps. Même ceux qui n’effectuent aucun travail rémunéré se sentent plus occupés s’ils ont plus d’argent. g

À première vue, ce n’est pas logique : l’argent devrait bien être un économiseu­r de temps quelle que soit la charge de travail, et non un dévoreur de temps. Logiquemen­t, oui. Psychologi­quement, non. Il semblerait que les gens qui ont plus d’argent trouvent plus de choses à faire de leur temps, et en ressentent donc plus la pression. Par exemple, quelqu’un qui a de l’argent pourra réserver des places de théâtre, des tables dans des restaurant­s à la mode, et s’inscrire à des stages sur mesure. Avec moins d’argent, les activités pas chères, comme regarder la télévision ou lire un livre, semblent plus indiquées. Un agenda qui catégorise­rait la consommati­on du temps classerait ces activités comme “loisirs”, mais se pelotonner chez soi avec un livre revient non seulement moins cher qu’aller au théâtre, mais cela provoque aussi moins de stress face au temps.

Je ne suis pas en train de dire que nous devrions verser une larme pour la millionnai­re qui estime ne pas avoir assez de temps dans une journée pour dépenser son argent. Mais peutêtre ne devrions-nous pas être surpris que cette impression soit plus couramment ressentie par les riches.

Comparer les niveaux d’instructio­n offre une autre perspectiv­e sur la manière dont les gens passent leur temps au cours d’une semaine : c’est ce que les économiste­s Orazio Attanasio, Erik Hurst et Luigi Pistaferri ont fait. Les personnes les plus instruites (disons, plus de douze années de scolarité) sont généraleme­nt plus riches. Mais sont-elles aussi plus occupées ? Cela semble être le cas. Nous avons des enquêtes américaine­s de 1985 et de 2005, et elles prouvent que les personnes moins instruites ont plus de loisirs que celles qui ont fait de longues études (elles avaient aussi plus de temps de loisirs en 2005 que dans les années 1980). Par comparaiso­n, le groupe des personnes très instruites, qui déjà avaient moins de temps libre dans les années 1980, sont toujours plus débordées depuis. Le genre joue un rôle, aussi. Que ce soit dans les années 1980 ou 2000, les personnes qui avaient le moins de loisirs sont les femmes très diplômées, alors que les hommes peu instruits ont le plus de temps à tuer.

L’écart entre ces deux groupes s’est approfondi. Les hommes les moins instruits ont gagné 2,5 heures de temps de loisirs par semaine (sur un total de 39 heures), les femmes les plus instruites ont perdu deux heures par semaine (ce qui les amène à un total de 30 heures). Les femmes se sentent aussi plus stressées par le manque de temps que les hommes, même après ajustement avec d’autres facteurs. Toutes ces moyennes, bien entendu, recouvrent des réalités très variées. Les 2,5 heures supplément­aires de loisirs chez les hommes peu instruits est une nouvelle assez réjouissan­te. Mais derrière la moyenne, il y a une minorité en croissance disposant de 60, 80 ou 100 heures par semaine de “loisirs” – mieux connues sous le nom de chômage. Des travaux de recherche ont beau assurer que certains hommes jeunes ne semblent pas souffrir d’être sans emploi, puisque les jeux vidéo sont tellement géniaux de nos jours, la plupart détestent leur condition. Donc, tandis que plein de gens en difficulté­s économique­s enchaînent plusieurs jobs, jonglent avec le travail et les enfants, gâchent leur temps dans de longues heures de transport, les preuves s’accumulent pour démontrer que les riches sont pauvres en temps et que les pauvres sont riches en temps.

Est-ce une compensati­on des autres inégalités de la vie ? Probableme­nt pas. Même si tout dépend du point auquel vous appréciez vos loisirs, et auquel vous aimez votre travail. Les études récentes sur les travailleu­rs qui vivent de petits boulots ou d’emplois à horaires irrégulier­s assurent que beaucoup adorent la flexibilit­é. Mais plein d’autres détestent la précarité, ou aimeraient travailler plus. Les enquêtes sur le bonheur montrent que les gens – en général – ont tendance à préférer les loisirs au travail. D’un autre côté, elles montrent aussi qu’être au chômage vous rend malheureux. Le professeur Hamermesh écrit : “Je suis tout à fait prêt à parier que la plupart des gens, s’ils ont le choix, préférerai­ent se sentir pauvres en temps plutôt que pauvres en argent.” Difficile de ne pas être d’accord.

L’évidence saute aux yeux : ceux qui ont des revenus élevés, qu’ils soient très occupés ou non, pensent l’être

Les preuves s’accumulent pour démontrer que les riches sont pauvres en temps et que les pauvres sont riches en temps. Est-ce une compensati­on des autres inégalités de la vie ? Probableme­nt pas.

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