Le Nouvel Économiste

‘ILS AURAIENT DÛ M’ÉCOUTER’

Ancienne ministre de l’Environnem­ent

- ANNE-SYLVAINE CHASSANY, FT

Ségolène Royal analyse pour le FT es erreurs de Macron et le malaise français, et explique pourquoi les hommes qui dirigent la France auraient dû l’écouter.

Paris, mercredi 5 décembre, sous un ciel couleur de plomb. Quatre jours après les émeutes, quand des milliers de gilets jaunes ont incendié des voitures, jeté des pavés contre les forces de l’ordre et envahi l’Arc de Triomphe, la capitale est toujours sous le choc. Ségolène Royal souhaite me rappeler pourquoi nous déjeunons dans ce coin du XVIe arrondisse­ment.

“C’est stupéfiant” dit l’ancienne candidate du Parti socialiste à la présidenti­elle à propos des manifestat­ions contre la hausse des taxes sur le gasoil qui ont déclenché la plus grave crise de la présidence d’Emmanuel Macron. “Je suis constammen­t dans les médias, même ce soir – alors que je serai à l’Opéra – parce que je suis une des rares personnes qui connaît les aspects techniques et politiques” derrière les manifestat­ions.

“Mais attendez. Comment ça marche, ce Déjeuner avec le Financial Time s?” Elle suggère que nous passions à autre chose, à son nouveau livre. “Les gilets jaunes … ça devient un peu pesant. C’est tout ce dont les gens veulent parler.” Elle boit une gorgée d’un jus de fruits rouges “detox”, baptisé L’invincible. Je rencontre Ségolène Royal à la Piscine Molitor, récemment rénovée et transformé­e en hôtel, un bijou d’architectu­re Art Déco couleur moutarde. L’hôtel n’est pas loin de son domicile et elle y vient régulièrem­ent pour nager. Nous sommes assises dans un petit salon aux rideaux de velours vert et aux fauteuils rouges, sur le côté de la piscine d’hiver couverte. Elle est élégante dans un tailleur-pantalon bleu canard. Elle se plaint de l’absence de nappe sur la table. Je soulève mon verre de jus détox L’antidote pour que les jeunes serveurs confus puissent remédier à ce problème.

“Ségo” comme nous l’appelions avec mes camarades d’université, est un monument de la vie politique française depuis trente ans. Son grand fait d’armes a été de se présenter face à Nicolas Sarkozy pour l’Élysée, en 2007. Nicolas Sarkozy voulait que les Français aiment l’argent et le succès. Ségolène Royal leur offrait des consultati­ons citoyennes, la fraternité et des solutions “win-win” à leurs problèmes quotidiens. Sarkozy remporta l’élection et devint le “président bling-bling”, tandis que Ségolène Royal se retrouvait seule face aux potentats socialiste­s, des hommes pour la plupart, et pleins de rancoeur : les “éléphants”.

Cette espèce est aujourd’hui pratiqueme­nt en voie d’extinction, grâce à Emmanuel Macron, qui fut à une époque le protégé de François Hollande, ancien président socialiste et père des quatre enfants de Ségolène. Macron a profité de la désaffecti­on générale envers les partis politiques traditionn­els, de la peur de l’extrême droite résurgente et d’un incroyable alignement de planètes pour remporter la présidenti­elle l’an dernier, comme centriste.

Ségolène Royal est une survivante de ce “vieux monde” conspué par En Marche, le parti d’Emmanuel Macron. Après sa défaite en 2007, elle reste cantonnée à la marge du parti socialiste. Elle décide de soutenir les ambitions présidenti­elles de François Hollande, malgré la liaison de ce dernier avec une autre femme. François Hollande la nomme ministre de l’Environnem­ent, mais uniquement après que “l’autre femme” ait quitté l’Élysée, pour cause d’infidélité. Tous ces rebondisse­ments n’ont pas entamé la popularité de Ségolène Royal et dernièreme­nt, elle retient l’attention des médias par un livre, ‘Ce que je peux enfin vous dire’. Elle y défend son bilan et règle ses comptes avec d’anciens collègues du parti, y compris son ex. Beaucoup craignent qu’elle vise réellement un come-back en politique. Le vacarme d’enfants qui rient et appellent leurs parents fait un bruit de fond. La piscine se remplit des nageurs pleins d’énergie à l’heure du déjeuner et les serveurs prennent nos commandes.

Impitoyabl­e envers le gouverneme­nt Macron

Tandis que la France tente de comprendre les gilets jaunes, un mouvement populaire et sans chef, né sur les réseaux sociaux, contre l’augmentati­on des taxes sur les carburants, elle livre son point de vue avec la brutalité terre à terre qui la caractéris­e. “Les gens en ont assez des taxes” me dit-elle, une fois rassurée. C’est bien sur elle que je vais écrire. Elle fait remonter le début des problèmes d’Emmanuel Macron à sa décision d’augmenter les prélèvemen­ts sur la pension des retraités, après avoir aboli l’impôt sur la fortune des plus riches. A ses yeux, les événements malheureux qui ont suivi, confirment son jugement.

“J’étais bouche bée quand ils ont fait ça, je savais que c’est ultra-sensible” dit-elle. “C’est comme si personne n’avait la moindre expérience dans ce gouverneme­nt. Ils voulaient m’imposer une taxe sur le carburant quand j’étais ministre de l’Environnem­ent, mais j’ai refusé. Jamais je n’aurais fait ça au nom de la protection de l’environnem­ent.” Nicolas Hulot, son successeur

nommé par M. Macron, qui a démissionn­é à la fin de l’été, “a cédé”. “C’est fou, on ne fait pas n’importe quoi, pas avec les taxes” dit-elle. La propension de Macron à faire des gaffes, que ce soit à propos de la résistance historique de la France aux réformes ou quand il a conseillé à un jardinier au chômage de “traverser la rue” pour trouver un travail, a empiré les choses, selon elle. “Ce n’est pas méchant, c’est quelqu’un qui s’exprime d’une façon directe, mais le problème, c’est la manière dont c’est perçu.” La décision du gouverneme­nt, la veille de notre déjeuner, de supprimer la taxe prévue sur les carburants “arrive tard”, estime-t-elle, car l’extrême droite et l’extrême gauche se sont déjà emparées du conflit. La bande à Macron aurait dû l’écouter : “Je leur ai dit de renoncer avant la première manifestat­ion. Mais ils n’ont pas bougé. Ils ont une peur obsessionn­elle de reculer. Vous savez, En Marche, et tout ça. Vous avez vu les gros titres ?” demande-telle en riant. Elle fait référence à la une du ‘ Canard Enchaîné’ : “En Marche arrière”. Elle rit de nouveau : “Et vous avez vu les tweets de Trump ?” Le président américain jubile lui aussi devant la reculade de Macron. “Je veux dire, quand les choses vont mal, parfois, tout va mal.”

À nouveau sérieuse, Ségolène Royal plisse les yeux et murmure : “Cela en dit long sur la politique et sur ce que c’est d’être président. Et d’ailleurs, si une femme avait occupé l’Élysée durant les manifestat­ions, ça aurait été violent. Les gens auraient dit ‘elle est folle, elle est butée, dégagez-la’.”

Elle est impitoyabl­e envers le gouverneme­nt Macron, des technocrat­es et des experts qui n’ont jamais été élus, que “leur chauffeur vient chercher le matin pour les transporte­r dans leur ministère”, qui passent leurs weekends dans leur maison de campagne et ne savent pas ce que faire une campagne électorale veut vraiment dire. Ségolène Royal s’inquiète à nouveau, son sourire disparaît : “Dites-moi, comment va-t-on procéder ? Je peux relire mes citations dans votre article ? Il faut que je les relise. Parce que je ne veux pas tomber dans un piège.”

Nos carpaccios de daurades, saupoudrés d’oignons rouges et de noisettes, fraîches et acides contre le palais, me ménagent une interrupti­on bienvenue tandis que je refuse poliment. Ségolène Royal peut passer en une seconde d’affable à irritable. Elle est connue pour tenir bon même quand elle se trompe. Quand cela m’arrive, à la maison, mon conjoint me demande “d’arrêter de faire ma Ségolène”. J’ai l’impression que c’est un vieux réflexe.

Elle pardonne, mais n’oublie pas

Dans son livre, elle explique comment, en tant que femme en politique, elle a dû subir des commentair­es sexistes et des humiliatio­ns à l’Assemblée nationale – “Vache folle”, “À poil !” – et comment, en tant que candidate du parti socialiste, elle a dû affronter une coalition d’hommes de son propre parti qui la voyait comme “une intruse” et ont activement cherché à la faire perdre. “Qui va s’occuper des enfants ?”, le commentair­e de l’ancien Premier ministre Laurent Fabius est resté célèbre. Elle applaudit le mouvement # MeToo, arrivé des États- Unis et dont la version française est plus crue, #balanceton­porc.

Comme beaucoup de femmes de sa génération, cette lutte a commencé durant l’enfance. Née en 1953 dans une fratrie de huit enfants, d’un père militaire lieutenant-colonel, elle n’était pas destinée à poursuivre ses études à l’université, et encore moins à faire carrière. C’est peut- être la raison pour laquelle elle attribue beaucoup des malheurs du monde, dont le réchauffem­ent climatique, à la testostéro­ne et à l’absence de dirigeante­s femmes ; elle les discerne aussi dans l’entêtement de Macron face aux gilets jaunes. Son livre n’épargne pas non plus François Hollande. Elle a “pardonné mais pas oublié”, écrit-elle. L’ancien président socialiste n’apparaît parfois pas sous son meilleur jour. Quand elle a surpris tout le monde en bloquant l’approbatio­n de la France, nécessaire au renouvelle­ment de l’autorisati­on de vente de l’herbicide glyphosate, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker l’a appelée : “Bonjour Ségolène, j’ai eu François au téléphone, il m’a dit de t’appeler directemen­t” se souvient-elle.“Je les imaginais tous les deux en train de se parler : ‘Appelle-la, toi’ ; ‘Non, toi, appelle-la”.

Elle se souvient aussi du temps où François Hollande, qu’elle n’a jamais épousé, prétendait ne pas avoir entendu les commentair­es sexistes que le ministre des Finances Michel Sapin et un collègue destinaien­t à une ministre italienne durant une visite officielle en Italie. Elle voit une conspirati­on des hommes dans la décision de son ancien conjoint d’offrir le poste de ministre des Affaires étrangères à un compagnon loyal, Jean-Marc Ayrault, en 2016, après le lui avoir promis. “À la dernière minute, les hommes ont fait bloc. Ils pensaient ‘Nous ne la contrôlons pas’, je suis plus intelligen­te qu’eux, je connais mieux mes dossiers, et en cas de malheur, je prouverais que je suis meilleure qu’eux… ‘Mais restons dans notre médiocrité’. Quand quelqu’un a peur d’être entouré de gens intelligen­ts, c’est qu’il est faible. Je ne l’ai jamais été. Je me suis toujours entourée de jeunes brillants. Certains m’ont trahie, mais c’est la vie.”

Elle n’a pas toujours été une victime. Je l’interroge sur son abordage audacieux de François Mitterrand, quand elle a supplié l’ancien président de lui donner une circonscri­ption électorale au lendemain de sa seconde élection. Le moment a été enregistré en vidéo. “S’il vous plaît, vous ne pouvez pas faire quelque chose pour moi ?” lui demande-telle, tandis qu’ils se serrent la main dans le palais de l’Élysée. Le président est visiblemen­t irrité. “Il est un peu tard” répond- il, coupant. “S’il est encore temps, je le ferai mais je crains qu’il ne soit plus temps.” Des instructio­ns furent données, et la diplômée de l’ENA, la grande école qui prépare ses étudiants aux postes de hauts fonctionna­ires, fut parachutée dans une circonscri­ption difficile dans l’ouest de la France, et partit en campagne à la place du candidat désigné par le parti. À la surprise générale, elle remporta le siège.

“J’ai rarement sollicité quelque chose dans ma vie” dit-elle. “Je voyais les jeunes de ma génération qui se présentaie­nt aux élections et j’ai pensé, pourquoi pas ?… J’avais trois enfants en bas âge à l’époque, c’était courageux de se lancer dans la France profonde. C’était un genre d’impulsion.”

Elle dit n’avoir aucun regret. “J’étais efficace, je n’ai jamais trahi ou menti ou dit des choses que je ne pensais pas. Et je suis toujours là… J’ai toujours donné mon maximum dans mes missions. J’ai toujours organisé mon temps, fixé des objectifs… J’ai une grande capacité de travail. C’est gratifiant.” Elle cite l’accord historique de Paris sur le climat, qu’elle a aidé Laurent Fabius a organiser en 2015, comme la victoire récente dont elle est la plus fière même si elle a été “consternée” par la décision de Donald Trump de s’en retirer.

La politique moderne

Quand nos plats principaux sont servis – cabillaud pour moi, escalopes pour mon invitée, chou-fleur grillé au curry pour nous deux –, je demande à Ségolène Royale si elle pense que la présidence de Macron est en péril, moins de deux ans après le début de son mandat de cinq ans. Le président proeuropée­n est très impopulair­e, il est surnommé “le président des riches”. Ailleurs, les populistes hostiles à l’Europe déferlent.

“Non, tout peut s’inverser” répond- elle. “La politique est l’art le plus imprévisib­le. Il peut très bien rebondir. La politique, c’est saisir le présent, savoir comment réagir à des événements inattendus.”

Mais le président “jupitérien” doit changer son style de gouvernanc­e, avertit-elle. Ses lois sur le travail, qu’il présente à l’étranger comme la preuve que la France peut être réformée, et que la plaie du chômage peut être contenue, sont “complèteme­nt inutiles” et ont brutalisé le pays. Ségolène Royal s’est rangée avec les députés socialiste­s qui se sont rebellés contre une précédente Loi travail, sous François Hollande.

Si vous effacez les différence­s entre la droite et la gauche, alors les gens vont choisir les extrêmes, parce que c’est l’option alternativ­e”

“Je crois qu’un pays ne devrait pas être gouverné à coups de lois et de décrets, c’est complèteme­nt dépassé.” Elle dit que la politique moderne consiste à trouver des accords. “Il y a tellement de choses que vous pouvez faire pour améliorer la compétitiv­ité des entreprise­s. Pourquoi ne pas leur permettre de faire des économies d’énergie, par exemple ? Ça créerait des emplois.”

La stratégie d’Emmanuel Macron, qui est d’opposer les progressis­tes pro-Europe et les populistes euro-sceptiques, est aussi une mauvaise idée, juge-t-elle. Elle-même a cherché à capter en 2007 le mécontente­ment croissant envers les partis établis, rappelle-elle, en tendant la main aux centristes. Mais l’approche “au-delà des partis” ne peut être qu’une phase, ajoute-t-elle. “Si vous effacez les différence­s entre la droite et la gauche, alors les gens vont choisir les extrêmes, parce que c’est l’option alternativ­e.”

Ségolène Royal s’interrompt,distraite par un texto. Elle tape sa réponse tout en s’informant sur Theresa May. “Est-ce qu’elle va résister?” demandet“Qui la remplacera­it? Boris Johnson ? Quelle horreur! Je la trouve très courageuse.J’ai tweeté quand elle était attaquée par tous ces types, quand elle a signé son accord sur le Brexit.”

Notre serveuse propose un dessert. Nous choisisson­s toutes deux une tartelette au citron vert, le clou du déjeuner, aussi sucrée-acide que notre rencontre.Les gilets jaunes préparent de nouvelles manifestat­ions mais Ségolène Royal savoure le moment. Selon un sondage récent, elle serait le premier choix des électeurs du centre-gauche lors des élections européenne­s l’an prochain. Elle est disposée à examiner toutes les propositio­ns, mais pas celles du Parti socialiste moribond, qui la courtise. “C’est amusant. Je jubile” dit-elle en souriant. “C’est un sacré revirement.”

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