Le Nouvel Économiste

La mode et la musique, capteurs d’orientatio­n politique

Et, en tant que tels, elles peuvent servir à faire bouger les lignes

- JO ELLISON, FT

Christophe­r Wylie s’est adressé au public de Voices, un forum de quelque 180 dirigeants du secteur de la mode, organisé par le site profession­nel Business of Fashion, pour débattre du futur de ce secteur et exposer les liens cachés entre marques de mode et extrémisme politique. Christophe­r Wylie a commencé sa carrière en travaillan­t sur la prévision des tendances de la mode, avant de changer de direction et de conseiller le parti des Libéraux démocrates pour améliorer le ciblage de son électorat. Il avait compris le potentiel de Facebook pour récolter des données et construire des profils psychologi­ques d’utilisateu­rs, qui pouvaient ensuite être utilisés pour cibler les campagnes politiques. En 2013, c’est

La mode et la politique, c’est presque la même industrie sous beaucoup de points de vue, parce que c’est lié à l’identité, c’est cyclique et les gens ont des réactions vraiment émotives sur ces sujets

cette idée qui l’a conduit à travailler pour le groupe SCL, la maison mère de Cambridge Analytica. Christophe­r Wylie a fait les gros titres en mars, quand il a révélé que Cambridge Analytica avait siphonné les données de millions d’utilisateu­rs du réseau social pour créer une campagne électorale ciblée en ligne, pour le compte de, entre autres, Donald Trump. Il a accusé Facebook, entre autres réseaux, de ne pas avoir protégé ses utilisateu­rs. Pour Christophe­r Wylie, la mode et la musique figurent parmi les capteurs les plus fins de l’orientatio­n politique. Et en tant que tels, influer sur elle. Le texte suivant est une transcript­ion éditée et écourtée d’une conversati­on entre Christophe­r Wylie, Imran Amed, le fondateur de Business of Fashion, et le Financial Times, pour expliquer pourquoi la mode à la possibilit­é, in fine, de rendre le monde meilleur.

FT : Qu’avez-vous fait depuisp le scandale Cambridge Analytica ?

Christophe­r Wylie : Ça a été complèteme­nt fou. Ma vie, actuelleme­nt, se partage entre des projets dans la mode, des auditions et témoignage­s pour la Commission de la Chambre des représenta­ntsp sur les services secrets [aux États-Unis]. Et gérer l’énorme masse de demandes que j’ai reçues de gouverneme­nts du monde entier. Ils se penchent aujourd’hui sur la conduite et les actions de Facebook, et plus généraleme­nt sur l’impact des réseaux sociaux et l’évolution de la technologi­e, et comment cela va influencer les droits et le comporteme­nt des individus et des sociétés.

Je trouve que mon rôle ressemble un peu à celui de Google Translate. Depuis des années, j’ai appris à parler de tout ça, par exemple d’un réseau neuronal, d’une façon qui n’est pas intimidant­e.

FT : Et ces législateu­rsg du monde entier sont-ils inquietsq d’avoir été manipulésp à leur insu ppar des forces échappant à leur contrôle ?

CW : Je pense que beaucoup de régulateur­s et de législateu­rs réalisent maintenant que l’argument selon lequel nous devions avoir un développem­ent technologi­que sans aucune règle ou réglementa­tion, juste dans le but d’essayer de nouvelles choses et d’innover, peut tourner horribleme­nt mal.

Les conséquenc­es de la technologi­e, des réseaux sociaux et d’Internet sont assez profondes. Parce que quand vous avez des données et des algorithme­s transformé­s en armes et utilisés contre une population, contre la citoyennet­é, pour saper la perception de la réalité, le résultat final est Donald Trump, ou le Brexit, ou l’expansion rapide de l’extrême droite et des néonazis en Europe de l’Est, et de la droite alternativ­e en Amérique du Sud.

Selon moi, nos produits ont été des armes de destructio­n massive. Et cela a été facilité, souvent en pleine connaissan­ce de cause, par des sociétés comme Facebook qui ne se voient pas comme responsabl­es de l’intégrité de notre démocratie et de notre société. Elles se voient uniquement comme des plateforme­s qui font de l’argent. Nous vendons notre démocratie pour de l’optimisati­on de publicités. Je ne suis pas d’accord avec ce marché.

FT : Pourquoiq n’avez-vous ppas réagig pplus tôt ? Vous étiez trop fasciné par la Silicon Valley ?

CW : Je trouve qu’étudier les discours narratifs du colonialis­me est très utile pour comprendre ce qui se passe sur Internet. Quand vous regardez les Européens et leurs premiers contacts avec les peuples indigènes, beaucoup de peuples d’Amérique du Sud et centrale pensaient que ces hommes blancs sur des chevaux, avec leur acier et leurs fusils, étaient des messagers des dieux. Et ils ne l’étaient pas. Ils étaient là pour conquérir et exploiter. La déificatio­n des fondateurs de la tech dans la Silicon Valley a obéi au même processus. Mais les richesses, qui étaient alors l’or, le pétrole, sont maintenant les données.

Ce qui est tellement problémati­que, ce n’est pas seulement qu’il s’agit d’exploiter les gens pour miner leurs richesses, mais que la richesse, c’est vous, vous-même. Votre identité est devenue un produit. Et quand vous étudiez l’histoire, lorsque des composants des êtres humains deviennent des matières premières, vous obtenez des résultats vraiment problémati­ques : la traite des esclaves, la traite sexuelle, le trafic d’organes humains.

Le vrai problème, nous le découvriro­ns dans vingt ans, quand l’intelligen­ce artificiel­le sera totalement intégrée dans tous les aspects de nos vies. Et le résultat pourrait être la création d’un système qui surveille, réfléchit, cherche à juger, corriger, récompense­r, punir, sur la base d’un système de valeurs totalement dénué de moralité. Parce que l’intelligen­ce artificiel­le est sociopathe. Alors, ce que j’essaie de faire, c’est d’aider les gens à prendre conscience des conséquenc­es possibles de ce qui se passe en ce moment.

FT : Imran Ahmed, vous avez invité Christophe­rp à pprendre la pparole durant la conférence Voice de Business of Fashion. De qquoi vouliez-vous qu’il parle, précisémen­t ?

Imran Ahmed : En m’informant sur le parcours de Christophe­r, qui a d’abord été prévisionn­iste pour la mode, puis sur le travail qu’il a fait en révélant au grand jour les méfaits de Cambridge Analytica, je me suis demandé quel était le lien entre ces deux choses. De toute évidence, la mode joue un grand rôle dans la culture, et c’est une puissance économique énorme dans le monde : 2,5 trillions de dollars. Christophe­r Wylie : Lors de ma première conversati­on avec Steve Bannon, nous avons fini par parler mode, parce qu’il demandait : “Comment peut-on créer des évolutions culturelle­s ?”

Pour Steve Bannon, ce qu’il a entrepris est une guerre culturelle. Et quand vous regardez les armes, elles ont deux caractéris­tiques principale­s. Vous avez une réserve de poudre et vous avez un mécanisme de ciblage. La poudre, dans la guerre culturelle, c’est la narration, et le système de ciblage, ce sont les algorithme­s. Et cette guerre a lieu en ce moment, principale­ment dans le cyberespac­e.

La mode et la politique, c’est presque la même industrie sous beaucoup de points de vue, parce que c’est lié à l’identité, c’est cyclique et les gens ont des réactions vraiment sensibles sur ces sujets. En psychologi­e, on appelle ça “réaction affective”, quand vous avez une réaction qui vient des tripes. La mode vous affecte.

Ce dont je me suis rendu compte, tout au début, d’abord de façon intuitive, puis confirmée par les données, c’est que cette relation intime et émotionnel que les gens entretienn­ent avec leurs vêtements produit en jargon de sciences des données ce que l’on appelle un signal. En sciences des données, vous faites une distinctio­n entre ce qui est appelé un signal et ce qui est appelé du bruit. Le bruit, ce sont beaucoup d’informatio­ns techniques, mais elles ne sont pas utiles. Le signal, oui.

Ce qui a émergé assez rapidement, c’est que les gens sont émotionnel­lement impliqués dans les marques de mode et la musique. Ces deux choses produisent un signal très fort pour prédire la constellat­ion d’attributs qui font de quelqu’un ce qu’il est. Donc, ce sont des traits de personnali­tés, des facettes de l’identité, l’orientatio­n politique, l’orientatio­n sexuelle. Vous pouvez deviner toutes ces choses en connaissan­t uniquement quelles marques de mode ils aiment, ou quel genre de musique ils écoutent.

Et cela fait sens, absolument, quand vous y réfléchiss­ez. Quand vous portez quelque chose, vous faites un choix. Parfois, c’est un choix inconscien­t plus que conscient. Parce que bien de gens disent “je ne pense pas à ce que je porte”.

FT : C’est la réponse classiqueq des lecteurs du FT. “La mode nem’inp téresse ppas. Je ne suis ppas futile au point de suivre une marque.”

CW : Mais portez-vous un kimono ? FT : Exactement.

CW : Donc, vous faites des choix. Croyez-moi, ces vieux types qui vous disent “la mode ne m’intéresse pas”, ils ne sortent pas non plus de chez eux en travestis. Tout le monde s’intéresse à la mode.

FT : À la mode ou aux vêtements ? CW : C’est la même chose. Le vêtement est le support, et la mode est le message sur le support. Regardez quelqu’un comme Jeremy Corbyn [chef du parti travaillis­te britanniqu­e, ndt], et son allure dépenaillé­e.

FT : Il a la garde-robe type du socialiste britanniqu­e.

CW : Ce que vous venez de dire, c’est précisémen­t ce que Cambridge Analytica avait compris. Et vous devez comprendre la façon dont Cambridge Analytica en est arrivé à décrypter le rôle de la mode. Ce n’était pas par intérêt pour la mode elle-même.

FT : La mode donnait juste de bons signaux.

CW : Et les signaux que les données crachaient étaient des choses comme : si quelqu’un s’intéresse à la marque Kenzo, propriété de LVMH, vous pouvez être sûr que c’est le démocrate le plus convaincu que vous trouverez jamais.

FT : Allons-yy, faisons un tour d’horizon des marques.q Gauche et droite. Où sont-elles ?

[Nos données] sont à 90 % américaine­s. Si vous étudiez les gens les plus conservate­urs, c’est la marque Gap, par exemple, ou LL Bean. Souvent, les marques qui sont les plus conservatr­ices en termes de mode sont les plus discrètes, et les conservate­urs vont être attirés par elles. Les marques européenne­s ont tendance à pencher plus à gauche qu’à droite. Plus vous êtes à l’avantgarde, du point de vue de la marque et du créateur, plus vous devenez progressis­te, en termes de groupe démographi­que. C’est très difficile d’imaginer Donald Trump en Kenzo.

FT : Est-ce qqu’imaginerg Donald Trumpp dans une marqueq de vêtement ppeut servir d’indicateur relativeme­nt fiable ?

CW : C’est un mauvais exemple, parce qu’il ne s’habille pas lui-même et qu’il porte toujours exactement les mêmes choses. Mais si vous pensez à quelqu’un comme Paul Ryan, par exemple, l’ultra-conservate­ur du Congrès, quand il ne porte pas un costume, que porte-t-il ? Que porterait un électeur conservate­ur ? Des choses comme des jeans Wrangler, ou Levi’s. Même si l’un est plus conservate­ur que l’autre : Wrangler est plus conservate­ur.

FT : Ce sont aussi marques américaine­s.

CW : Pensez au positionne­ment des marques américaine­s pour un électeur américain. Quand vous regardez les publicités pour les jeans, que ce soit Levis, ou Wrangler, ou d’autres marques de jeans, souvent, ces publicités sont ces versions idéalisées de la virilité à l’américaine…

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