Le Nouvel Économiste

ÉTIQUETTE PÉRIMÉE

Ce type d’étiquette semble quelque peu dépassé

- GILLIAN TETT, FT

Il y a quelques semaines, un ami entre les deux âges a plaisanté devant des collègues de bureau qu’il trouvait les millennial­s difficiles à gérer, “jusqu’au moment où vous avez besoin de convertir un fichier PDF en fichier Word”.

Une vraie millennial – que l’on définit généraleme­nt comme une personne née entre le début des années 1980 et 1996 – a pris la mouche. “Je peux me passer de ce genre de blagues sur l’âge” a-t-elle écrit dans un courriel. “Dans dix ans, les gens verront ça comme l’équivalent de dire que tout le monde déteste les Noirs, jusqu’au moment où on a besoin d’un joueur de basket.”

La discussion s’est envenimée. “C’est la critique la plus ridiculeme et arrogante que j’ai jamais reçue d’une collègue” a répondu mon ami entre deux âges. “Vous devriez probableme­nt faire attention avant de définir la réaction d’une millennial comme une ânerie arrogante” a rétorqué la millennial en question. Il a fallu un certain temps pour que le sens de l’humour retrouve ses droits. Dans un sens, c’est presque drôle. Mais cela révèle une autre chose, plus importante : pour le meilleur ou pour le pire, la publicité a remarquabl­ement réussi ces dernières années à nous convaincre d’adopter l’idée que nous appartenon­s à des cohortes génération­nelles distinctes. Le concept est né une première fois il y a environ un demi-siècle, quand les économiste­s et les publicitai­res ont créé l’expression “baby boomers” pour faire référence aux personnes nées durant les années d’après-guerre, à forte croissance économique. Puis est venu le motvalise “génération X” pour définir les gens (comme moi) nés entre le milieu des années 1960 et 1980. Tout récemment, l’étiquette “centennial­s” ou “génération Z” a émergé, pour décrire ceux qui sont nés après 1995. Cependant, c’est “millennial” (ou “génération Y”) qui est le plus utilisé actuelleme­nt pour définir les nouvelles tendances politiques et sociales : les données de Factiva nous apprennent que le mot est apparu pas moins de 45 000 fois dans les médias dans le monde au cours du dernier trimestre (quatre fois plus que “baby boomers”). Et c’est ce sigle “Millennial­s” qui provoque le plus de tensions : les baby boomers et les génération­s X maugréent que les millennial­s sont arrogants et inconsista­nts (si l’on en croit le stéréotype). Les millennial­s rétorquent que la génération plus âgée est responsabl­e d’une catastroph­e économique, qu’elle a bénéficié de l’accès à la propriété et de retraites, privilèges dont ils ne peuvent que rêver, et qu’ils ont été obligés par conséquent de devenir plus créatifs, résilients, et d’avoir une conscience sociale.

Alors que la bagarre fait rage tous les jours dans les bureaux, une certaine ironie plane sur le débat. Si vous regardez attentivem­ent cette étiquette ‘millennial’, elle commence à être plutôt, si je puis me permettre, vieille, avec une date de péremption dépassée, à un point tel que selon certains, il est temps d’arrêter de parler des millennial­s.

Prenez JWT, le groupe publicitai­re. Il a récemment effectué une analyse approfondi­e des modes de consommati­on modernes, des identités et des affiliatio­ns politiques. Il n’est pas surprenant qu’elle ait révélé de grandes différence­s de comporteme­nts et d’attitudes entre les génération­s. Mais elle montre également que les plus de 30 ans ne pensent pas de la même façon que les plus jeunes, qui sont dans leur vingtaine.

En fait, les plus “vieux” des millennial­s ont tendance à s’identifier davantage aux plus jeunes de la génération X, et ce d’autant plus que les génération­s X refusent de “vieillir” comme leurs aînés. JWT suggère donc de diviser les millennial­s en deux groupes : les vrais millennial­s et une nouvelle classe, les “Xennials”, nés à la fin des années 1970 et au début des années 1980.

“Une nouvelle cohorte génération­nelle est en train d’émerger, et c’est une cohorte à laquelle les spécialist­es du marketing doivent prêter attention”, observe le rapport de recherche, intitulé ‘The New Adulthood’, qui note que d’autres annonceurs ont proposé différents noms pour décrire ce groupe démographi­que, comme la génération “Oregon Trail”, d’après un jeu vidéo populaire des années 1990, ou “Génération Catalano”, d’après un personnage de ‘ My SoCalled Life’, un film pour adolescent­s de cette période.

“Les Xennials ont grandi avec la technologi­e, mais ne sont pas nécessaire­ment des digital natives”, dit JWT. “Ils ont été désenchant­és, mais pas complèteme­nt anéantis, par la récession. Ils ont redéfini la vie de famille… et popularisé une grande partie de la culture hipster d’aujourd’hui.”

Une partie de moi a envie de dire : “Et alors ?” Comme les anthropolo­gues l’ont souligné, même des concepts tels que “enfant”, “adolescent”, “adulte” et “retraité” dérivent tout autant de la culture que de la biologie. Il n’est pas surprenant que nos classifica­tions modernes soient fluides, elles aussi. Mais ce qui est intéressan­t dans ce débat, ce sont les facteurs utilisés pour définir les différents groupes. Dans la plupart des sociétés du passé étudiées par les anthropolo­gues, les cohortes démographi­ques étaient définies par le fait que les personnes étaient fertiles, ou non, puis si les personnes étaient mariées et avaient des enfants. Au XXe siècle, la classifica­tion tourne autour de paramètres tels que le niveau d’éducation, les droits légaux et les retraites. Les repères utilisés de nos jours par les publicitai­res sont différents, ils vont de la technologi­e (s’agit-il d’un “digital native” ou pas ?), à la précarité financière (ont-ils traversé la crise de 2008 ?), en passant par des événements historique­s (ont-ils assisté à l’effondreme­nt de l’Union soviétique ?). “L’âge” se définit par des expérience­s de vie plutôt que par la seule biologie.

Donc, la prochaine fois que vous assisterez à une dispute au sujet des millennial­s, dites-leur qu’ils devraient plutôt parler des “Xennials”. Non, cela ne mettra probableme­nt pas un terme aux escarmouch­es inter-génération­nelles, mais cela pourrait nous faire réfléchir à la nature subjective de toutes nos étiquettes, dont “adolescent” et “retraité”. Et comme les Xennials abordent la quarantain­e, ils pourraient se mettre à tirer sur les millennial­s eux aussi, ou sur les centennial­s, qui eux-mêmes menacent de commencer à faire des vagues.

La publicité a remarquabl­ement réussi ces dernières années à nous convaincre d’adopter l’idée que nous appartenon­s à des cohortes génération­nelles distinctes

Comme les Xennials abordent la quarantain­e, ils pourraient se mettre à tirer sur les millennial­s eux aussi, ou sur les centennial­s, qui euxmêmes menacent de commencer à faire des vagues

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France