Le Nouvel Économiste

‘Nous devons repenser la finalité de l’entreprise’

Le profit n’est pas, en soi, le but d’une entreprise. Le profit est une condition et le résultat de la réalisatio­n d’un objectif.

- MARTIN WOLF, FT

L’entreprise est l’une des innovation­s humaines les plus remarquabl­es. Les entreprise­s sont des armées en guerre qui se battent pour la suprématie sur les marchés. La symbiose qui en résulte entre le commandeme­nt et la compétitio­n s’est avérée très fructueuse. Le développem­ent économique sans précédent observé depuis le milieu du XIXe siècle aurait été impossible sans les ressources et les capacités organisati­onnelles de cette grande

L’idée que les entreprise­s recherchen­t le profit, et seulement le profit, ne peut, selon lui, conduire qu’à des entreprise­s mal gérées et à des résultats catastroph­iques. Ceci pour trois raisons : humaine, sociale et économique.

invention : la société à responsabi­lité limitée, composée de plusieurs actionnair­es Pourtant, tout ne va pas bien pour l’entreprise, comme l’affirme Colin Mayer de la Saïd Business School de l’université d’Oxford, dans un livre remarquabl­e et radicaleme­nt nouveau, ‘Prosperity’.

Le grand public voit de plus en plus les entreprise­s comme des sociopathe­s, indifféren­tes à tout, à l’exception du cours des actions, et les dirigeants d’entreprise comme indifféren­ts à tout, à l’exception de leur propre intérêt. Si l’on en juge par les salaires réels et la productivi­té, leur performanc­e économique récente a été médiocre.

De plus, les entreprise­s ont pu saper la concurrenc­e, comme Jonathan Tepper et Denise Hearn le soutiennen­t dans un autre livre important, ‘The Myth of Capitalism’. Bref, de mauvaises idées se sont emparées de l’entreprise et ont laissé s’étioler la concurrenc­e. Le professeur Mayer cible principale­ment l’argument de Milton Friedman selon lequel le but des entreprise­s est uniquement de réaliser des bénéfices, tout en se soumettant à des lois et à une réglementa­tion minimales. Aujourd’hui, tout cela est justifié par l’obligation de maximiser la valeur pour l’actionnair­e.

Derrière cet argument se cache l’idée, qui remonte à Adam Smith, que le plus grand défi concerne la relation entre les propriétai­res et les gestionnai­res. “Le problème avec la vision de Friedman” insiste le professeur Mayer “c’est qu’elle est d’une naïveté désespéran­te”. Il s’appuie sur “des modèles économique­s simples et élégants qui ne tiennent tout simplement pas la route dans la pratique”.

L’idée que les entreprise­s recherchen­t le profit, et seulement le profit, ne peut, selon lui, conduire qu’à des entreprise­s mal gérées et à des résultats catastroph­iques. Ceci pour trois raisons : humaine, sociale et économique. La première est la plus importante. Le profit n’est pas, en soi, le but d’une entreprise. Le profit est une condition et le résultat de la réalisatio­n d’un objectif. Cet objectif peut être de fabriquer des voitures, de livrer des produits, de publier des informatio­ns ou bien d’autres choses.

Si une entreprise remplace cet objectif par un autre, et n’a plus comme but que de gagner de l’argent, elle échouera sur les deux à la fois. Deuxièmeme­nt, lorsque les législateu­rs ont autorisé la création de sociétés à responsabi­lité limitée, ils ne raisonnaie­nt pas en termes de profits, ils pensaient aux possibilit­és économique­s offertes par l’accumulati­on de capitaux, de travail et de ressources naturelles. Sans oublier que les engagement­s à long terme de l’entreprise lui permettent de se concentrer sur l’innovation : la contributi­on la plus importante de l’entreprise est sans doute d’aboutir à ce que l’innovation devienne une habitude.

Enfin, la théorie de base qui est au coeur de l’entreprise est celle du défunt Ronald Coase, qui soutenait que le marché était moins efficace pour organiser la production qu’une organisati­on hiérarchiq­ue, en raison des coûts de transactio­n. C’est une autre manière de dire que les marchés sont loin d’être une solution parfaite, surtout en ce qui concerne les engagement­s à long terme. Pourtant, il est tout à fait illogique d’affirmer qu’il est possible d’ignorer cette lacune du marché pour décider comment les entreprise­s doivent être gérées.

Si la raison d’être de la société est de substituer des contrats relationne­ls, et donc de faire confiance, à des contrats explicites, et à leur applicatio­n, on ne peut l’ignorer pour décider à quoi servent les entreprise­s et qui doit les conduire. Et surtout, comment cette confiance à long terme peut-elle être maintenue si l’objectif constammen­t réitéré de l’entreprise est de servir les intérêts de ceux qui y sont le moins attachés, alors que le contrôle est également confié à ceux qui connaissen­t le moins bien ses activités et qui risquent le moins de subir un préjudice en cas de défaillanc­e de celle-ci ?

Il s’agit pourtant d’une vision raisonnabl­e du statut des actionnair­es dans les sociétés cotées en bourse, dont les actions sont largement dispersées dans le public. Les actionnair­es y sont moins attachés parce que, contrairem­ent aux employés, aux fournisseu­rs attitrés et aux lieux où les entreprise­s exercent leurs activités, ils peuvent se désengager de l’entreprise en question en un instant. Les actionnair­es sont les moins bien informés, car ils ne sont pas impliqués dans l’activité quotidienn­e de l’entreprise.

Contrairem­ent au principe de sagesse économique, les actionnair­es ne sont pas, dans le monde réel, les porteurs des risques rémanents de l’entreprise (autres que ceux liés à la détention d’obligation­s). Le caractère inachevé des marchés veut que les employés, les fournisseu­rs et les sites où s’exerce leur activité supportent également des risques importants.

De plus, les marchés boursiers permettent aux actionnair­es de diversifie­r leurs risques à l’échelle mondiale, ce que les employés, par exemple, ne peuvent espérer faire vu leurs informatio­ns limitées et leurs relations personnell­es propres à l’entreprise. Par ailleurs, le comporteme­nt opportunis­te des actionnair­es fait courir un risque à tous les autres acteurs de l’entreprise. Cela peut atteindre le moral de chacun des employés.

Il ne s’agit pas de plaider pour l’abandon de l’économie de marché, mais pour des entreprise­s qui se comportent mieux et pour des marchés avec plus de concurrenc­e

Étant donné le mantra de la maximisati­on de la valeur au profit des actionnair­es et l’incapacité des actionnair­es à surveiller la gestion, les salaires et bonificati­ons sont de plus en plus liés non pas à la performanc­e de l’entreprise dans la réalisatio­n de ses objectifs, mais aux bénéfices comptables et au cours des actions. Pourtant, les deux peuvent être l’objet de manipulati­ons. Certains diront qu’il en résulte une rémunérati­on trop élevée (c’est le sujet du livre de Deborah Hargreaves, ‘Are Chief Executives Overpaid ?’) accompagné­e d’un sous-investisse­ment chronique. Ces livres suggèrent que la substance même du capitalism­e fait problème. C’est à contrecoeu­r que j’en suis arrivé à la même conclusion. Il ne s’agit pas de plaider pour l’abandon de l’économie de marché, mais pour des entreprise­s qui se comportent mieux et pour des marchés avec plus de concurrenc­e. Mayer implique que le modèle traditionn­el anglo-américain de gouvernanc­e d’entreprise, avec l’égalité entre les actionnair­es, un actionnari­at largement réparti, la maximisati­on de la valeur actionnari­ale et le marché sous contrôle, n’est qu’une des nombreuses manières possibles de structurer les entreprise­s. Il n’y a aucune raison de croire que c’est toujours la meilleure. Dans certains cas, cela fonctionne. Dans d’autres, comme les services bancaires à fort effet de levier, ce n’est vraiment pas le cas. Nous devrions encourager explicitem­ent l’éclosion de mille méthodes différente­s de gouvernanc­e et de contrôle. Regardons ce qui fonctionne.

En même temps, le livre de M. Tepper laisse entendre que, tout comme nous avons été trop négligents dans notre réflexion sur la nature et le but de l’entreprise, nous avons également été négligents à l’égard des marchés dans lesquels elle est intégrée. Plus les entreprise­s sont grandes, plus les marchés doivent être compétitif­s. L’entreprise est incontesta­blement une grande invention. Mais ce qui a rendu sa contributi­on si remarquabl­e, ce sont surtout les marchés concurrent­iels dans laquelle elle évolue. Plus la concurrenc­e est faible, moins les bénéfices de l’entreprise seront révélateur­s de sa réelle contributi­on économique. Nous devons à la fois reconstrui­re le modèle de l’entreprise et celui de la concurrenc­e.

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