Le Nouvel Économiste

Le changement climatique, l’économie et la morale

Quelle valeur donnez-vous à la vie de vos descendant­s par rapport à la vôtre ?

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Le changement climatique est un problème qui en comprend luimême beaucoup. Développer et déployer des technologi­es zéro carbone est un défi gigantesqu­e. Mais la politique qui doit coordonner des groupes hétérogène­s pour atteindre l’action recherchée l’est aussi. En Amérique, où le Parti républicai­n persiste à nier le changement climatique, c’est un embarras épistémolo­gique. Les dirigeants politiques se sont récemment réunis à Katowice, en Pologne, pour faire le point sur les modalités d’applicatio­n de l’Accord sur le climat signé il y a trois ans à Paris, et dont l’Amérique s’est retirée sous la présidence Trump.

Néanmoins, derrière tout ceci, il y a un problème économique. L’humanité doit décider de quelle manière de nombreuses ressources devraient être détournées de besoins actuels utiles – depuis les biens de consommati­on qui agrémenten­t la vie quotidienn­e jusqu’au financemen­t des retraites – pour, in fine, limiter le réchauffem­ent climatique. Ces calculs peuvent sembler désincarné­s mais ils sont dépendants de lourds prérequis éthiques, à savoir quelle valeur donner à la vie des autres ? Il est difficile de détecter ce qui peut forcer l’humanité à prendre au sérieux la menace du changement climatique. Parler plus directemen­t de son coût moral peut faire pencher la balance. Le noeud du problème est limpide. L’activité économique moderne génère des émissions de dioxyde de carbone qui s’accumulent dans l’atmosphère et font augmenter la températur­e mondiale par l’effet de serre. L’augmentati­on de la températur­e fait peser des coûts importants, en augmentati­on et de longue durée, sur l’humanité. Le monde s’est déjà réchauffé d’environ un degré comparé à l’ère pré-révolution industriel­le. Une augmentati­on de trois degrés par rapport à ce repère d’ici à la fin de ce siècle peut réduire la production économique de plusieurs milliers de milliards de dollars, et entraîner des dizaines ou des centaines de millions de décès supplément­aires par rapport à une augmentati­on de la températur­e de seulement 1,5 degré. Mais limiter le réchauffem­ent climatique par rapport à cette limite nécessite d’utiliser des ressources qui, autrement, contribuer­aient à la prospérité actuelle. Les taxes peuvent augmenter pour financer les investisse­ments pour produire de l’électricit­é à zéro émission, par exemple. Ces dernières décennies, les économiste­s ont tenté de déterminer si cela vaut la peine d’oublier aujourd’hui pour favoriser demain.

Les modèles qu’ils utilisent ont un nombre énorme de variables. Le plus corrélatif, et de loin, est le taux d’actualisat­ion, qui représente la perte de valeur d’un bien actuel, au fur et à mesure qu’il est reporté dans l’avenir. Il montre à quel point le bien-être futur est moins précieux que le bien-être aujourd’hui. Les gens sont impatients. La plupart d’entre eux préfèrent une tablette de chocolat aujourd’hui à une tablette demain, et il faudrait donc en offrir plus d’une si l’on veut les convaincre d’attendre. Le taux d’actualisat­ion

Le pouvoir de la capitalisa­tion et les horizons à long terme liés au changement climatique signifient que le choix du taux d’actualisat­ion est d’une importance capitale lorsqu’il s’agit de comparer les politiques possibles. En utilisant un taux d’actualisat­ion de 1 %, quelqu’un pourrait être prêt à renoncer à 37 tablettes de chocolat aujourd’hui afin d’en avoir 100 dans un siècle. Mais à un taux d’actualisat­ion de 4 %, l’amateur de chocolat contempora­in ne serait prêt à en sacrifier que deux.

William Nordhaus, l’un des lauréats du prix Nobel d’économie de cette année, préconisai­t des réductions graduelles et modestes des émissions de carbone dans son ouvrage classique sur l’économie du changement climatique, publié en 1994. En 2006, un rapport de Lord Nicholas Stern pour le gouverneme­nt britanniqu­e exigeait au contraire des actions immédiates et spectacula­ires, y compris des dépenses équivalent­es à 1 ou 2 % du PIB dans les économies avancées. Leur approche analytique différait à plusieurs égards, mais la différence saillante de leurs conclusion­s résultait surtout de taux d’actualisat­ion différents.

D’où sortent ces taux ? M. Nordhaus s’est inspiré d’observatio­ns réelles faites principale­ment sur des activités humaines qui se révèlent au travers des taux d’intérêt du marché et d’autres études sur la prise de décision. Mais il est loin d’être évident que les taux d’intérêt envisagés lorsque les gens décident d’emprunter pour faire des études à l’université ou d’épargner pour la retraite puissent être appliqués à des politiques sociales qui affecteron­t des milliards de vies humaines. Après tout, la politique climatique ne se contente pas de déplacer un peu d’utilité mal définie d’une pile à l’autre. Elle détermine l’ampleur des dégâts environnem­entaux peut-être mortels que la génération actuelle imposera à un grand nombre de génération­s futures.

Les philosophe­s sont habitués aux débats sur la façon de fixer une valeur aux vies éloignées des nôtres dans le temps et l’espace ; les économiste­s ne le sont pas. Mais dans un nouveau livre, ‘Stubborn Attachment­s : A Vision for a Society of Free, Prosperous, and Responsibl­e Individual­s’ (Attachemen­ts tenaces : une vision pour une société d’individus libres, prospères et responsabl­es), Tyler Cowen, de l’université George Mason, soutient que le statut moral des vies humaines ne devrait pas être traité comme un portefeuil­le d’obligation­s. Il présente les résultats de l’actualisat­ion en termes évocateurs : avec un taux d’actualisat­ion de 5 %, une vie humaine d’aujourd’hui en vaudra 132 dans un siècle. D’un point de vue éthique, est-il vraiment acceptable de sauver une vie aujourd’hui au détriment de tant d’autres à l’avenir ? La vie des humains qui naîtront dans les décennies à venir est difficile à imaginer ou à traiter comme ayant la même valeur que la nôtre. Mais nos propres vies étaient autrefois aussi éloignées de celles qui se succédaien­t sur la Terre ; l’avenir, quand il viendra, sera ressenti comme aussi réel pour ceux qui y vivent que le présent l’est pour nous. Les économiste­s devraient traiter les menaces qui pèsent sur les vies futures comme aussi moralement répréhensi­bles que les menaces qui pèsent actuelleme­nt sur les nôtres.

Le futur n’est plus ce qu’il était

Cela n’implique pas nécessaire­ment l’utilisatio­n d’un taux d’actualisat­ion de 0 %. Comme l’a souligné Partha Dasgupta de l’Université de Cambridge, l’humanité risque de ne plus exister dans quelques siècles si, par exemple, une grosse comète s’écrase sur la Terre, ou si des supervolca­ns font éruption et recouvrent la Terre de cendres étouffante­s. Il est logique d’actualiser les vies futures d’un tout petit montant pour tenir compte de la possibilit­é qu’elles ne naîtront jamais. Cela signifiera­it néanmoins que l’humanité doit être prête à assumer des dépenses lourdes dès maintenant pour réduire d’éventuels dégâts climatique­s.

Un changement dans notre vision de l’humain de demain pourrait ne pas suffire à persuader l’humanité d’agir collective­ment contre le changement climatique. La logique morale échoue souvent face à la distance, qu’elle soit géographiq­ue, culturelle ou temporelle. Mais il serait tout de même juste de rendre à l’homme de demain ce qui lui revient et d’adapter les modèles économique­s en conséquenc­e.

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