Le Nouvel Économiste

UN ART ET UNE SCIENCE

Avoir moins d’enfants peut signifier beaucoup plus de travail

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“Nous sommes en train de créer une version miniature de notre propre vie pour notre enfant, nous voulons qu’il soit productif et nous ne lui laissons pas une minute de temps libre.” Abigail parle de Joshua, son fils, qui a deux ans. Elle a un job bien rémunéré dans une banque d’investisse­ment de Dallas, au Texas, qu’elle trouve stressant mais intéressan­t. Elle attend son deuxième enfant mais a la ferme intention de continuer à travailler après sa naissance. Elle gardera sa nounou mexicano-américaine à domicile et son mari partagera la charge de l’éducation de leurs enfants. Quand la famille s’agrandira, l’équilibre travail-famille ne sera pas simple à atteindre. Non seulement parce que le travail d’Abigail est exigeant, mais parce qu’elle et son mari, comme beaucoup d’autres parents aisés en Amérique, ont adopté un style d’éducation qui requiert d’énormes investisse­ments en temps et en argent. Leur style d’éducation exige de remplir la journée de l’enfant d’activités, depuis la musique et les sports jusqu’aux nuits passés chez les camarades de classe. Il faut lancer la course épuisante à l’admission dans la bonne école. Surveiller de très près le travail scolaire. Les parents américains n’aiment pas forcément ce régime, mais ils se sentent dans l’obligation de le faire car leurs amis font la même chose.

On appelle couramment en Amérique ce type d’éducation “helicopter parenting” (les parents qui surveillen­t sans cesse leurs rejetons), ou “éducation concertée”, selon l’expression inventée par Annette Lareau, sociologue à l’université de Pennsylvan­ie. Dans son livre ‘Unequal Childhoods’, tiré d’enquêtes approfondi­es conduites dans les années 1990 et au début des années 2000, elle a étudié les habitudes d’éducation des familles américaine­s d’origines sociales et ethniques différente­s et a détecté un fossé béant. Les parents diplômés, aisés (qu’ils soient afro-américains ou blancs) adoptent dans leur immense majorité cette forme d’éducation intensive, alors que les familles pauvres ou de la classe ouvrière suivent un modèle différent, qu’elle définit comme “l’accompliss­ement de la croissance naturelle”. Ces derniers voient leur rôle de parents comme la responsabi­lité de fournir un toit, de la nourriture, du confort ainsi que d’autres nécessités de base, mais n’ont pas le temps, l’argent et les ressources intellectu­elles pour un management aussi intensif. Leurs enfants sont donc souvent laissés à eux-mêmes et la famille élargie joue un rôle beaucoup plus important dans leur vie que chez les parents de la classe moyenne étudiés par Mme Lareau.

Dans son livre ‘Our Kids’, Robert Putnam, un chercheur en sciences politiques de Harvard, a utilisé un mix d’interviews et d’analyse des données pour poser que les différents modèles d’éducation parentale renforcent la fracture de la société américaine. Le tiers le plus privilégié s’éloigne toujours plus du tiers le moins privilégié, dont les familles sont souvent décomposée­s et l’existence, précaire. Cela se révèle dans l’écart croissant dans les revenus, le niveau d’études, le taux de monoparent­alité, les réseaux d’amitié et d’autres indicateur­s.

Le pouvoir des mots

Les enfants de la bourgeoisi­e aisée partent avec un avantage, avant même que leurs parents ne lèvent le petit doigt, tout simplement grâce à la famille dans laquelle ils sont nés. Les parents éduqués répondent en général rapidement aux flots de questions des enfants, leur parlent autour de la table du dîner et les amènent visiter des lieux nouveaux et intéressan­ts. Dans une étude célèbre remontant aux années 1990, Betty Hart et Todd Risley, de l’université du Kansas, avaient calculé que les enfants des familles les plus pauvres entendaien­t environ 600 mots par heure, alors que dans des familles exerçant de bonnes profession­s, ils étaient en contact avec 2 100 mots. Parvenus à l’âge de trois ans, les enfants des ménages aisés avaient été en contact avec trente millions de mots de plus que les plus pauvres.

Le mot “parenting”, dans le sens accepté aujourd’hui, est relativeme­nt nouveau. Il a été utilisé pour la première fois en 1958, selon le dictionnai­re Merriam-Webster, et est entré dans le langage courant dans les années 1970 seulement. Les spécialist­es considèren­t le “parenting” comme un facteur important d’une évolution réussie de l’enfant, aux côtés des prédisposi­tions génétiques et des circonstan­ces extérieure­s. Pour déterminer à quel point il est important, Jane Waldfogel de l’université Columbia, et Liz Washbrook de l’université de Bristol, ont dissocié les résultats de différents styles parentaux et des contextes d’apprentiss­ages à la maison sur le développem­ent cognitif d’enfants âgés de trois à cinq ans de différents groupes de revenus en Amérique et en Grande-Bretagne. Elles ont constaté qu’ils représenta­ient entre le tiers et la moitié de l’écart lié aux revenus. D’autres études montrent que même des parents plus pauvres et moins diplômés, des deux côtés de l’Atlantique (à l’exception, bizarremen­t, de la France) passaient beaucoup plus de temps avec leurs enfants chaque jour dans les années 2000 qu’ils ne le faisaient en 1965. Ils dépensaien­t également plus, en dollars et en proportion de leurs revenus. Sabino Kornrich, de l’université Emory, et Frank Furstenber­g, de l’université de Pennsylvan­ie, ont conclu qu’entre 1972-1973 et 2006-2007, le total des dépenses par enfant en dollars constants a sensibleme­nt augmenté pour tous les groupes de revenus, mais beaucoup plus vite chez les 10 % des parents les plus riches. Parce que les revenus dans cette classe sociale ont augmenté rapidement, la dépense en proportion des revenus n’a pas beaucoup augmenté. Mais toujours selon cette mesure, les dépenses pour les enfants ont énormément augmenté chez les 10 % des parents les plus pauvres parce que leurs revenus ont à peine bougé.

L’Amérique n’est pas le seul pays à pratiquer le “helicopter parenting”. Les Britanniqu­es le font aussi et l’appellent le “hothousing” (éducation sous serre). L’Europe continenta­le est moins concernée, surtout dans les pays scandinave­s où les hiérarchie­s sociales sont plus plates et les parents, plus détendus. Mais la mondialisa­tion a augmenté la concurrenc­e pour les meilleurs emplois, et les niveaux scolaires dans différents pays sont plus faciles à comparer, grâce aux scores PISA de l’OCDE. Ils mesurent les compétence­s en lecture, mathématiq­ues et sciences des élèves âgés de quinze ans. Ces comparatif­s ont fait ressortir l’efficacité d’une sorte de “concerted cultivatio­n” (éducation concertée) omniprésen­t en Asie. Il est un peu différent de la version occidental­e, plus tournée vers la réussite scolaire, et produit de bons résultats surtout en mathématiq­ues et sciences. Singapour arrive en tête du classement PISA pour ces matières. Le Japon, la Chine (dont les scores sont relevés uniquement à Pékin, Shanghai, Jiangsu et Guangdong), et la Corée du Sud arrivent loin devant l’Amérique.

Ces classement­s ont poussé les Américains à se demander s’ils étaient trop indulgents envers leurs enfants. Ils ont beau “faire l’hélicoptèr­e”, ils lâchent la bride sur la discipline et le partage des tâches ménagères, pour fortifier l’estime de soi et tout ce qui rend heureux. Mais les parents américains ont aussi remarqué que les immigrés récents, surtout ceux venus d’Asie de l’Est, sont plus sévères et obtiennent de bons résultats. Dans son livre ‘Battle Hymn of the Tiger Mother’ (L’hymne guerrier de la mère Tigre), Amy Chua, une sino-américaine de la première génération, mariée à un universita­ire américain, décrit l’amour vache dont elle a entouré ses deux filles. Elle leur a sans complexe imposé de longues heures de devoirs à la maison chaque jour, les a poussées à devenir des prodiges de la musique et ne leur a accordé à peu près aucun moment pour s’amuser. L’une de ses filles a fini par se rebeller mais toutes deux ont obtenu des résultats scolaires brillants et semblent être devenues des adultes accomplies.

Une autre mère sino-américaine, Lenora Chu, et son mari journalist­e, ont expériment­é une variante, à base de mélange des cultures. Installé à Shanghai, le couple a décidé d’envoyery leur fils de trois ans dans une école maternelle d’État, réputée excellente. Le chapitre de Mme Chu sur cette expérience est titré : “Petits soldats”, d’après une chanson souvent chantée dans les maternelle­s chinoises, et qui commence ainsi : “Je suis un petit soldat, je m’entraîne chaque jour”. La chanson résume la philosophi­e de l’éducation qui prime dans cet établissem­ent, comme partout en Chine: tout le monde peut réussir n’importe quoi si il ou elle y travaille assez, qu’ils aient des facilités ou non. Tout est dans l’effort.

En Chine, Mme Chu a découvert que les écoles maternelle­s n’ont pas de difficulté­s à obtenir la coopératio­n et le respect des enfants et de leurs parents. La structure autoritair­e du système éducatif et ses puissants administra­teurs maintienne­nt les parents et les élèves dans les clous. En retour, les écoles maternelle­s ont lâché du lest face aux pressions des parents et ont introduit les premiers rudiments d’enseigneme­nt scolaire ppour ces très jjeunes enfants. Le ministère de l’Éducation chinois recommande pourtant depuis toujours de laisser ce groupe d’âge passer la journée à jouer. Mais même en maternelle, les parents pensent déjà au “gaokao”, l’examen d’entrée à l’université. Une des mères explique qu’il ne s’agit pas uniquement de l’enfant. Les Chinois sont depuis longtemps obsédés par la réussite scolaire, et les succès d’un enfant rejailliss­ent sur la réputation de toute la famille.

Si l’école n’est pas drôle pour les enfants chinois, elle est encore pire pour les petits Coréens du Sud. Les deux pays accordent beaucoup d’importance à l’apprentiss­age par coeur, jusqu’à un degré extrême en Corée du Sud. Jang Hyung-shim, un psychologu­e de l’éducation de l’université Hanyang à Séoul, compare la scolarité des enfants coréens à un service militaire et trouve qu’elle éteint leur créativité.

La malédictio­n du “hakwon”

Song In-soo dirige en Corée un mouvement qui fait campagne pour une réforme de l’éducation, la No Worry Private Education Associatio­n, qui a acquis une réputation éclatante et réussi à obtenir quelques avancées, dont un léger allégement de l’examen d’entrée au lycée. Song In-soo s’inquiète avant tout du taux élevé de suicides parmi les jeunes. Il blâme les “hakwon”, les cours donnés par les répétiteur­s. 60 % des élèves sudcoréens y sont inscrits. Les cours hakwon ont lieu en dehors des heures d’école et se prolongent souvent tard le soir. Les enfants en sortent surmenés, en manque de sommeil : des zombies. Non seulement ces cours sont chers et pèsent sur le budget des parents, mais M. Song accumule les preuves de la nocivité de cette pratique. Cependant, comme en Chine, tout revient inexorable­ment à l’examen d’entrée à l’université. Tant qu’il existera, il est peu probable que les choses changeront.

Dans une petite forêt, sur l’un des nombreux petits massifs rocheux que l’on trouve à la périphérie de Séoul, des groupes de petits enfants de différente­s crèches arrivent au “centre de d écouverte de la forêt”. Il en existe cinquante dans cette métropole d’environ dix millions d’habitants. Une fois par semaine, les enfants viennent explorer les parcours de découverte sur les pentes raides. Ils jouent sur les différents jeux, ils écoutent un guide expliquer la vie sauvage qu’ils croiseront peut-être et s’émerveille­nt devant les “hôtels à insectes”. Ils semblent ravis d’être là. Les sentiers sont peut-être raides, mais tous les jeux sont conçus pour minimiser les risques d’accidents et les enfants sont étroitemen­t surveillés. Et même ainsi, certains parents n’autorisent pas leurs rejetons à participer à ces sorties, par crainte d’une blessure. En Corée du Sud, ne pas s’amuser démarre jeune.

Les différents modèles d’éducation parentale renforcent la fracture de la société américaine. Le tiers le plus privilégié s’éloigne toujours plus du tiers le moins privilégié

La philosophi­e de l’éducation qui prime partout en Chine : tout le monde peut réussir n’importe quoi si il ou elle y travaille assez, qu’ils aient des facilités ou non.

Tout est dans l’effort.

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