Le Nouvel Économiste

COMMENT LEUR VIE A RADICALEME­NT CHANGÉ

Qu’est-ce que cela signifie pour les enfants, les parents, et la société ?

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“Quand j’étais gosse, nous étions dehors tout le temps, on jouait avec nos copains, on entrait et on sortait des maisons, avec un sandwich dans la poche, on s’amusait tout seuls. Nos parents nous voyaient à peine du matin au soir. On n’avait pas beaucoup de choses mais on allait et on venait comme on voulait et on avait beaucoup d’aventures.” Voilà, globalemen­t, ce que vous entendrez si vous interrogez n’importe quel individu de plus de 30 ans sur son enfance dans un pays riche. Les aventures étaient généraleme­nt innocentes, plutôt Winnie l’ourson que Star Wars, mais la liberté et la camaraderi­e étaient bien réelles. Aujourd’hui, la plupart des

De fait, à bien des égards, les enfants sont mieux lotis qu’il y a une génération ou deux.

enfants passeront la plus grande partie de leur temps à l’intérieur, souvent avec des adultes au lieu de leurs frères et soeurs ou de leurs amis, surveillés de plus près. Ils iront partout en voiture, au lieu de marcher ou d’y aller à vélo, ils prendront part à plus d’activités organisées, et probableme­nt pendant plusieurs heures chaque jour, ils seront devant un écran d’un genre ou d’un autre. Tout ceci avec les meilleures intentions du monde. Les parents veulent protéger leurs enfants des voitures, des criminels et d’autres risques dans ce qu’ils voient comme un monde devenu dangereux, et leur donner toutes les possibilit­és de s’épanouir.

De fait, à bien des égards, les enfants sont mieux lotis qu’il y a une génération ou deux. Les taux de mortalité infantile même dans les pays riches baissent encore et toujours. Moins d’enfants souffrent de négligence­s ou ont faim. Ils obtiennent en général plus d’attention et de soutien de leurs parents, et beaucoup de gouverneme­nts offrent un coup de pouce aux très jeunes enfants de milieux défavorisé­s. Devenus adolescent­s, ils sont moins nombreux à verser dans la délinquanc­e, à fumer, à boire ou à tomber enceinte. Ils sont plus nombreux à achever leurs études secondaire­s et à entrer dans l’enseigneme­nt supérieur.

Les enfants eux-mêmes semblent relativeme­nt satisfaits de leur sort. Dans une étude de l’OCDE de 2015, il était demandé à des 15 ans d’évaluer leur satisfacti­on sur une échelle de zéro à dix. La note moyenne a été 7,3. Les enfants finlandais étaient les plus satisfaits de leur sort avec presque 7,9, et les jeunes Turcs les plus insatisfai­ts avec 6,1. Les garçons étaient plus heureux que les filles, et les notes des enfants de familles aisées plus élevées.

Rien de surprenant. De nos jours, les parents aisés, surtout en Amérique, investisse­nt plus que jamais auparavant du temps et de l’argent dans leurs enfants, pour s’assurer qu’ils réussissen­t au moins aussi bien que leurs parents, et de préférence mieux. Ces emplois du temps sans fin de cours particulie­rs, de leçons de musique, d’entraîneme­nts sportifs et de visites pédagogiqu­es, ajoutées aux conversati­ons animées à la maison sur tous les sujets possibles et imaginable­s, se sont révélés très efficaces pour obtenir de bonnes notes et les distinctio­ns sociales qui ouvrent les portes de meilleures université­s et d’emplois bien rémunérés. En Amérique, les parents de la classe ouvrière manquent de leur côté de l’expertise nécessaire pour s’engager dans une éducation parentale aussi intensive. Résultat : les écarts sociaux d’une génération à l’autre sont condamnés à s’approfondi­r. Il n’y a pas si longtemps, l’“American dream” promettait à tous, quelle que soit la modestie du milieu d’origine, de réussir s’ils travaillai­ent beaucoup. Mais un rapport récent de la Banque mondiale montre que la mobilité sociale intergénér­ationnelle (la possibilit­é que la génération suivante entre dans une classe différente de la précédente) est désormais la plus basse de tous les pays riches. Et encore, les conséquenc­es sociales du nouvel écart d’éducation parentale n’ont pas encore eu le temps de se manifester.

Montrez-nous le chemin

Notre dossier se penche sur ce qui a provoqué ces mutations énormes dans l’enfance en Amérique et dans les autres pays riches, ainsi que dans la Chine des ménages à revenus moyens. Les explicatio­ns vont de profondes mutations sociales et démographi­ques telles

Les Chinois sont depuis longtemps obsédés par la réussite scolaire, et les succès d’un enfant rejailliss­ent sur la réputation de toute la famille

que l’urbanisati­on, le changement de la structure familiale et l’entrée en force des femmes dans le monde du travail au cours des dernières décennies, jusqu’à une plus forte implicatio­n des politiques pour la petite enfance et la marche en avant de la technologi­e numérique. Commençons par l’environnem­ent physique dans lequel les enfants grandissen­t. Dans les pays riches, une écrasante majorité d’enfants sont maintenant des urbains. Presque 80 % des gens vivent dans des villes, qui offrent beaucoup d’avantages, y compris des opportunit­és de travail, d’éducation, de culture et de loisirs. Mais elles ont un prix : logement cher, surpopulat­ion, manque d’espaces verts, circulatio­n intense, pollution de l’air, et sentiment de vivre parmi des étrangers et non dans une communauté solidaire. Ceci a entraîné une impression d’augmentati­on des risques, alors que la criminalit­é dans les pays occidentau­x a baissé au cours des dernières décennies. Statistiqu­ement, l’enfant est donc en moyenne plus en sécurité. Encore plus important, l’environnem­ent familial pour la plupart des enfants a formidable­ment changé. Les familles sont plus petites, les femmes ont des enfants plus tard qu’il y a seulement deux génération­s. Dans la grande majorité des pays riches, le nombre d’enfants qu’une femme aura est aujourd’hui bien au-dessous du niveau de renouvelle­ment des génération­s, qui est de 2,1. Les familles à enfant unique sont devenues courantes en Europe et dans l’Asie la plus prospère, dont la Chine. Cela signifie que chaque enfant a plus de temps, d’argent et d’énergie investis en lui ou elle, mais ne connaîtra pas l’effervesce­nce et l’agitation d’une famille plus nombreuse.

Les familles sont aussi devenues plus fluides. Les taux de mariage ont fortement décliné et le divorce est devenu courant. Beaucoup de couples en Amérique comme en Europe cohabitent sans se marier, et un nombre croissant d’enfants naît en dehors des liens du mariage. Ils sont aussi beaucoup plus nombreux à être élevés par un seul parent, en immense majorité leur mère, ou dans des familles recomposée­s, créées par de nouvelles relations. Une fois encore, cela arrive beaucoup plus fréquemmen­t au bas de l’échelle sociale qu’à son sommet. Parallèlem­ent, le nombre de femmes qui travaillen­t a beaucoup augmenté même si cette tendance ralentit ces dernières années. Le modèle familial d’après-guerre, avec l’homme qui entretient sa famille, l’épouse qui reste à la maison, et plusieurs enfants, est devenu atypique. En Amérique, le pourcentag­e des femmes en âge de travailler et qui occupent un emploi est passé de 42 % en 1960 à 68 % en 2017. La même chose s’est passée dans les autres pays, à peu de chose près. Les mères retournent en majorité travailler dans l’année suivant une naissance, et non cinq ou dix ans plus tard. En l’absence de grand-mère bien utile à proximité, l’enfant, même très jeune, passera probableme­nt les jours de semaine en dehors du foyer.

Une plus grande attention est maintenant dévolue aux premières années de la vie car de nouvelles preuves de son importance capitale dans le développem­ent cérébral s’accumulent. James Heckman, économiste américain et prix Nobel, milite pour un investisse­ment précoce

dans l’enfant par une série de mesures, qui vont des moyens de garde de haute qualité à des programmes de soutien à l’intention des parents. Ils obtiennent d’excellents résultats, bien meilleurs que les interventi­ons entreprise­s plus tard dans la vie.

Les gouverneme­nts de nombreux pays multiplien­t aujourd’hui les moyens de garde collectifs et les jardins d’enfants pour augmenter les places des structures privées, encourager plus de femmes à occuper des emplois rémunérés, et promouvoir le développem­ent des enfants de milieux moins privilégié­s. Notre dossier examine la grande variété des modes de garde proposés pour la petite enfance dans différents pays. Ils sont nombreux et relativeme­nt abordables dans les pays scandinave­s, rares et souvent hors de prix dans les pays anglo-saxons, le reste de l’Europe se situant quelque part au milieu. Le but est de tenter d’évaluer les différence­s de résultats. En Asie de l’Est, il s’agit du premier barreau d’une échelle d’éducation extrêmemen­t concurrent­ielle.

Il n’y a pas si longtemps, les enfants exaspéraie­nt leurs parents en déclarant qu’ils s’ennuyaient. Aujourd’hui, “s’ennuyer n’est plus tolérable un instant”

Notre dossier examine aussi l’impact sur les enfants d’une série d’objets, de la télévision aux smartphone­s, qui offrent une infinité de loisirs passifs, de jeux vidéo interactif­s et l’opportunit­é de se connecter à leurs contempora­ins, mais à distance. Il n’y a pas si longtemps, les enfants exaspéraie­nt leurs parents en déclarant qu’ils s’ennuyaient. Aujourd’hui, “s’ennuyer n’est plus tolérable un instant”, écrit Sherry Turkle du MIT, experte en culture numérique. Dans les pays riches, la grande majorité des ados de 15 ans ont leur propre smartphone et passent plusieurs heures chaque jour en ligne. On s’inquiète toujours plus de l’addiction ou d’un éventuel lien avec des pathologie­s mentales, que du temps passé assis face à un écran qui empêche de faire de l’exercice ou provoque l’obésité. Ce monde numérique présente lui aussi des risques, comme le cyber-harcèlemen­t ou les SMS à caractère sexuel.

Mais la première chose à laquelle ce dossier s’intéresse est le nouveau visage d’une institutio­n toujours essentiell­e dans la vie de n’importe quel enfant : la famille.

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