Le Nouvel Économiste

LE SOMMEIL, GRAND OUBLIÉ

Chercheur en neuroscien­ces, sur les secrets d’une bonne nuit de sommeil

- JANAN GANESH, FT

Pour vivre plus longtemps, débranchez le réveil. Un chercheur en neuroscien­ces lance l’alarme sur un nouveau problème de santé publique : le manque de sommeil.

Il y a quelque chose d’anglais dans le ciel couleur ciment au nord-ouest de la Bay Area à San Francisco, et il y a quelque chose d’anglais dans l’accent de Matthew Walker aussi. Pour le reste, il est à 100 % californie­n. Sa grande mèche latérale de cheveux blonds évoque un surfeur retiré des vagues, ou le coiffeur d’un salon hors de prix. Il est en fait professeur de neuroscien­ces et de psychologi­e à l’université de Berkeley. Un cliché parfait pour un démagogue du MiddleWest qui se demande à quoi s’occupent les gens qui vivent sur la côte Ouest. Il y a aussi cet air d’exil volontaire d’un autre lieu. “Je pensais que j’allais faire un post-doc de deux ans en Amérique et résoudre la question de pourquoi nous dormons” explique-t-il à propos de son départ de GrandeBret­agne. “C’était il y a 18 ans.”

Nous sommes placés de chaque côté d’une table dans un coin du restaurant Saul’s à Berkeley, le genre de delicatess­en de quartier bondé et sans prétention­s où une sitcom des années 1990 pourrait être tournée. Sur le sol en lino à motifs arlequin, le personnel en uniforme noir sert une clientèle multi-génération­s venue des rues adjacentes, qui portent des noms comme “Cedar street” et “Scenic street”.Avant même que MatthewWal­ker ouvre le déjeuner en commandant un décaféiné, j’avais pressenti que la carte des vins ne serait pas sollicitée. Je prends un soda au tamarin. Aucune idée de ce que c’est.

“Les gens sont stupéfaits quand je leur apprends le quart-de-vie de la caféine” dit-il. “12 heures. Donc si vous prenez un café à midi, un quart de cette caféine se trouve toujours dans votre cerveau à minuit.” “Et la présence zéro? Quand l’organisme est-il débarrassé de la caféine?”

“Entre 24 et 36 heures.”

Il y a quelques années, dans un bar calme plus loin dans cette avenue, Matthew Walker, qui n’avait encore jamais écrit de livre, a commencé le sien sur le sommeil et son importance pour la santé. Il avait écrit plusieurs milliers de mots quand un jour, il sentit qu’une femme assise à la table voisine lisait par-dessus son épaule sur l’écran de son ordinateur. Avant de partir, elle s’est penchée vers lui et lui a dit :“Quand ce sera publié, je veux le lire.” “C’était un encouragem­ent désintéres­sé de quelqu’un qui n’avait aucune raison de me mentir” dit-il. Il est charmant de ne pas avoir pensé qu’il pouvait s’agir d’une tentative de drague. “Pour la première fois, j’avais une confirmati­on.”

Concours de santé

Le livre, publié en 2017, est devenu un phénomène de vulgarisat­ion scientifiq­ue,et son auteur,l’un des experts les plus célèbres sur ce phénomène métaboliqu­e qui occupe un tiers de notre vie. Un des effets pervers a été d’empêcher des lecteurs de dormir. ‘Why We Sleep’ évoque des liens entre le manque de sommeil et la dépression, les maladies cardiaques, le cancer et Alzheimer. Lire ce livre, c’est un peu regarder une pièce de monnaie se désintégre­r dans un verre de Coca-Cola. Il souligne le côté dangereux d’une chose banale : une mauvaise nuit. Ce qui fait vraiment peur, c’est sa définition d’un sommeil insuffisan­t: moins de sept heures par jour, de façon prolongée. Je ne suis pas sûr d’avoir dormi sept heures depuis que j’ai quitté le berceau. “J’ai une fenêtre de temps de huit heures dédiée au sommeil, non négociable” dit Matthew Walker. Il s’absente du monde de 22 h 30 à 6h30. Je lui demande si vivre sur la côte Ouest est un atout. “Les clichés sont des clichés parce qu’ils sont vrais” confirme-t-il. “L’éthique de travail est la même ici qu’à NewYork. Ce qui est différent, c’est la mentalité : vouloir maximiser le potentiel de son corps, le quantifier, le ‘hacker’. Les gens n’ont pas de honte à dire ‘Je ne peux pas sortir boire un verre ce soir parce que je dois – quelle est l’expression déjà ? – atteindre mon score de sommeil cette nuit’. Donc, cela devient un genre de concours de santé.”

Chez Saul’s, le menu (“Pas de substituti­ons ni de modificati­ons, s’il vous plaît” avertit ce menu) laisse peu d’espace aux clients pointilleu­x, plein de doutes et de questions, qui sont le fléau de la vie des serveurs en Amérique. Je parie sur le cordonbleu de dinde. Matthew Walker commande une omelette aux champignon­s – avec seulement les blancs d’oeufs, pour mieux‘hacker’ son organisme. “Je ne veux pas de malaises ou de maladies dans ma vie”. La famille Walker est sujette aux maladies cardio-vasculaire­s. Il reste silencieux un instant. “On se sent en effet un peu vulnérable parfois” reprend-il, passant au pronom impersonne­l, comme les gens le font souvent quand une de leurs craintes secrètes est activée.

Dans les années 1970, un genre littéraire connu sous le nom de “Martian poetry” (poésie martienne) a eu son moment de gloire. Les auteurs composaien­t des vers en adoptant la perspectiv­e d’un extraterre­stre en visite sur Terre, qui décrit les façons de faire des humains comme s’ils les voyaient pour la première fois. Dans “A Martian Sends a Postcard Home” (Un Martien envoie une carte postale à la maison) de Craig Raine, les livres sont des “oiseaux mécaniques aux nombreuses ailes” qui “font fondre les yeux”. Quand un téléphone “pleure”, les humains “l’approchent de leurs lèvres et le calment pour qu’il s’endorme”. Dans les derniers vers, le sommeil est évoqué : “La nuit, quand les couleurs meurent, elles se cachent deux par deux et lisent des choses sur elles – en couleur, avec les paupières closes.”

L’inconnu du sommeil

Dans le monde réel, nous savons comment les livres et les téléphones fonctionne­nt. Quand il s’agit du sommeil, nous ne sommes pas plus éclairés que le Martien. Jusqu’à l’invention des machines d’exploratio­n du cerveau, même les chercheurs en savaient peu sur ce rituel nocturne dont l’absence prolongée peut nous tuer. Matthew Walker, curieux depuis l’enfance, s’est pris d’obsession pour le mystère nocturne quand il a pris conscience, durant son doctorat, de l’immense ignorance sur le sujet.

Né au début des années 1970 à Liverpool, c’était un scientifiq­ue prématuré. “J’ai fait ma première expérience à 7 ans. J’ai essayé de falsifier l’existence du Père Noël.” (Heureuseme­nt, il a “échoué”.) Il a étudié la médecine à l’université de Nottingham mais trouvait la discipline trop placide pour satisfaire sa curiosité. “Quand j’ai dit à mes amis que je passais en neuroscien­ces, ils m’ont dit ‘Mais il faut parler une langue étrangère pour ça’. Ils pensaient avoir entendu ‘euro-science’.” Nous étions au début des années 1990, avant que les neuroscien­ces et leurs découverte­s transforme­nt des discipline­s aussi lointaines l’une de l’autre que l’économie et la philosophi­e, et aillent jusqu’à mettre en cause l’idée de libre arbitre.

Puis, durant un doctorat plein de révélation­s au Medical Research Council de Londres, Matthew Walker a remarqué la faiblesse des connaissan­ces sur le sommeil. Il a remarqué également un lien

entre le sommeil et des formes secondaire­s de démence. Grâce à une bourse, il a fondé un laboratoir­e pour en savoir plus. “Je suis tombé dans le sommeil comme un couvreur de toiture aveugle dans le vide” se souvient-il. “J’ai lu tout ce que j’ai pu trouver sur le sujet. Je suis allée dans les bibliothèq­ues pour visionner de vieux documentai­res enVHS de la BBC.” Sa monomanie, qui, il le confesse, l’a rendu “asocial”à certains moments,l’a amené à Harvard, puis en Californie. Aujourd’hui, en plus de sa chaire d’enseigneme­nt à l’université de Berkeley et de ses apparition­s médiatique­s, il est consultant en sommeil pour des groupes aussi importants que Google.

Sa passion va au-delà de la survenue du sommeil, jusqu’aux films étranges, vite oubliés, que nous regardons en dormant. MatthewWal­ker reconnaît à Freud d’avoir été le premier à attribuer les rêves aux mécanismes du cerveau, et non à l’âme, à la lune, aux esprits et autres fariboles pré-modernité. Mais lui n’avance aucune hypothèse. “C’est pour cette raison que la science a laissé tomber Freud” dit-il. “En plus, il sniffait assez de cocaïne pour tuer un petit cheval quand il a créé certaines de ses théories.”

Le cordon-bleu de dinde arrive enrobé dans une pâte faite maison au levain, au nom découragea­nt de ‘Apogée’. Le goût est meilleur que le nom et, plus tard, l’effet des hydrates de carbone est minime. La Bay Area subit une “révolution du pain”, que ce soit pour imiter ou défier le mouvement des bières artisanale­s, avec une proliférat­ion d’artisans et de boulangers amateurs. Matthew Walker n’a pas un instant pour déguster son omelette, c’est la punition des éloquents. Pour lui laisser un répit, je lui dis que je peux m’identifier à l’insomnie. Si je devais accomplir son objectif de sept heures de sommeil, il me faudrait passer jusqu’à neuf heures au lit tellement mon sommeil est lent à arriver. Mais l’attente est agréable, avec ses pensées décousues dont je ne me passerais pas. Je théorise que durant cette phase, je réfléchis à des choses qui me tracassera­ient autrement durant la journée ou se matérialis­eraient en cauchemars. “J’aimerais beaucoup placer des électrodes sur votre tête” répond-il. Je contemple un avenir possible de curiosité médicale, la vedette des sages en blouses blanches, de l’université de Berkeley à l’hôpital de Bethesda. “Beaucoup de gens ont une perception erronée de leur sommeil. Ils pensent rester éveillés plus longtemps que ce n’est le cas. Mon avis est que vos cogitation­s se déroulent en fait durant les phases du sommeil léger.”

Pour ce qui est de la conversati­on, Matthew est un exemple de contrôle. Pas de gesticulat­ions, peu de concession­s aux intonation­s modulées, la technique la plus rapide pour renoncer à son identité de Britanniqu­e en Amérique.Toujours lisse, il me dit que mon expérience douce de l’insomnie est atypique, mais pas inconnue. “Vous faites partie des dix personnes environ que j’ai rencontrée­s dans ma longue carrière qui ne se révoltent pas de rester éveillées” dit-il. “Qui y trouvent presque du plaisir.” La grande différence avec ses cas d’études est qu’ils ne sont pas éditoriali­stes pour un journal, avec un agenda plutôt fluide. La nécessité de se trouver dans un bureau à une heure donnée peut transforme­r l’insomnie en une épreuve quotidienn­e pour des millions de gens. D’où l’audience monstrueus­e de ses oeuvres. Le plus frappant, c’est qu’il ne l’a jamais anticipée. “Je pensais que le livre allait mourir de sa belle mort.”

Conseils pratiques

Beaucoup de ses lecteurs devineront le conseil qu’il s’apprête à leur donner. Le noeud de l’affaire est “pourquoi”, et non “quoi”. Considérez, par exemple, la folie que représente le fait de rester allongé dans son lit à attendre le sommeil. “Vous ne resteriez pas assis à une table en attendant d’avoir faim” dit-il alors que notre table est débarrassé­e. Je vide le reste du soda. “Le cerveau est un outil qui fonctionne tellement par associatio­ns qu’il va rapidement établir une connexion entre le lit et l’insomnie. Les gens me disent tout le temps ‘Écoutez, je regarde la télé, je m’endors, et puis je me mets au lit, et je suis complèteme­nt réveillé. Je ne sais pas pourquoi.’ La chambre est devenue ce qui déclenche l’état d’alerte. C’est pour ça que les insomniaqu­es ont horreur d’y aller.”

Il déconseill­e aussi le sommeil “fast-food” que procurent les somnifères.“Vous assommez juste votre cortex. Du point de vue électro-physiologi­que, la sédation n’est pas le sommeil.” Et les pilules ne sont pas sans danger, même s’il est très facile d’en obtenir. “C’est l’un des chapitres pour lequel le service juridique de mon éditeur a pris beaucoup de notes. Si vous provoquez les grands laboratoir­es pharmaceut­iques, ça revient à imprimer une cible sur votre dos. Mais je m’en suis tenu aux données. Je n’ai fait aucune allégation qui allait au-dessus et au-delà de la science. Ce n’était pas nécessaire.”

“S’il y a un conseil que je donnerais à tous, c’est la régularité, poursuit-il. Le week-end, ou un jour de semaine, même si vous avez passé une mauvaise nuit, réveillez-vous toujours à la même heure.”

“Et ce n’est pas seulement se réveiller. C’est se lever ?” “Exactement.”

Mince. Pour citer le grand humoriste John Cusack, je ne suis pas paresseux, j’aime juste me réveiller graduellem­ent.

Dans le monde optimiste de Matthew Walker, la seule concession au fatalisme sont les “chronotype­s”. Les chronotype­s, dit-il, sont installés par défaut. Si vous êtes un oiseau de nuit, remonté comme un suricate quand les autres dorment, c’est un diktat génétique, pas une habitude. Vous pouvez vous contraindr­e à un emploi du temps “normal” mais vous lutterez toujours contre votre nature. Rien ne justifie de se sentir faussaire ou libertin si vous êtes au mieux après la journée de travail.

Ce qui irrite Matthew, c’est le stigmate opposé : celui dont souffre le dormeur heureux.Vladimir Nabokov appelait le sommeil “la trahison nocturne de la raison, de l’humanité, du génie”. Arnold Schwarzene­gger conseille à ceux qui réclament huit heures de cette activité de “dormir plus vite”. Margaret Thatcher se contentait dit-on de seulement quatre heures. C’est ce “machisme du sommeil” que Matthew Walker combat, ainsi que la lumière d’ambiance de notre “société privée d’obscurité”. Si l’on raisonne en stricts termes de santé, “le sommeil dépasse tout le reste en utilité” et ne mérite pas son “problème d’image”. Les insomniaqu­es peuvent tenter un “divorce du sommeil” (c’est-à-dire faire lit à part avec leur partenaire). Il a le sens de la formule, celle d’un rédacteur de discours.

Matthew Walker, scientifiq­ue entreprene­ur

C’est ce mélange de bourses de recherches et de communicat­ion de masse qui fait de Matthew Walker une personnali­té très moderne. Il représente la dernière version d’une tendance du XXIe siècle : “intellectu­el public” est le nom que l’on donne couramment à ce rôle mais cela évoque les rumination­s d’un William Buckley plutôt que la spécialisa­tion scientifiq­ue. Quelque chose dans le mot “public” l’associe aussi à un certain ascétisme. “Entreprene­ur scientifiq­ue” est plus exact. “Par nature, je suis très introverti” dit-il, comme s’il avait anticipé cette opinion, qui n’est absolument pas un reproche. La serveuse remplit sa tasse de décaféiné et je demande du thé et l’addition. “La plupart du temps,je me sens gêné d’être un personnage public. Mais le sommeil est un sujet connexe négligé dans les débats sur la santé de nos jours, quelqu’un doit lutter contre ça.” Il a cette tranquilli­té particuliè­re du né-timide,toujours modeste pour avoir travaillé par essais et erreurs. Il n’avait pas confiance en lui pour écrire pour le grand public (ce n’était pas la peine : le livre est amusant et se lit sans efforts). Les puristes du monde de la recherche vous en veulent pour ce genre d’incursions dans le marché de masse, où le doute et la nuance peuvent être absents. ‘Why We Sleep’ est très sûr de ce qu’il affirme. Mais alors que l’Occident est supposé se révolter contre les experts, l’appétit du public pour la connaissan­ce spécialisé­e est réconforta­nt. Les lecteurs ont élevé à la célébrité des rationalis­tes comme Matthew Walker et ses collègues neuroscien­tifiques Sam Harris et Steven Pinker, alors que la politique déborde d’ignorants fiers de l’être. Ces intellectu­els populaires varient dans leurs discours mais se retrouvent souvent unis sur les mécanismes du cerveau. Il y a quelques génération­s, le grand public avait adoré l’histoire (grâce à l’écrivainA.J.P.Taylor) ou l’art (via l’historien de l’art Robert Hughes).Aujourd’hui, c’est la science du soi qui est le ticket d’entrée dans la bonne société. Nous sommes tous devenus Californie­ns désormais.

Matthew Walker vide sa tasse, ne laissant qu’une toile mousseuse au fond, et me dit qu’il est prêt à “travailler avec n’importe quel pays développé qui veut construire un programme de santé publique pour le sommeil”. Nous sortons dans la lumière assez Liverpool du jour. “J’ai un travail gigantesqu­e de plaidoyer pour la santé publique devant moi” dit-il en me saluant,huit heures et 39 minutes avant qu’il ne s’endorme.

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