Le Nouvel Économiste

LE BOOM TOUCHE À SA FIN

Le boom qui aura duré 10 ans touche à sa fin. Les utilisateu­rs gardent plus longtemps leur téléphone

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L’été dernier, la valeur boursière d’Apple a dépassé 1 000 milliards de dollars, une première pour une société occidental­e cotée en bourse. Cela n’a pas duré longtemps. En novembre, Apple a à nouveau franchi la barre des 1 000 milliards de dollars, mais dans l’autre sens. La semaine dernière, Tim Cook, le patron d’Apple, a revu à la baisse les prévisions de résultats pour la première fois en dix ans. Les actions d’Apple ont encore perdu 10 % après cette alerte, entraînant dans leur chute des bourses mondiales nerveuses. D’après M. Cook, les problèmes d’Apple sont dus au ralentisse­ment économique en Chine, qui représente environ 18 % de ses ventes. Les analystes ont évoqué avec regret le ralentisse­ment de l’économie mondiale et se demandent si la guerre commercial­e entre l’Amérique et la Chine ne commencera­it pas à affecter les habitudes de consommati­on.

Après un boom d’une décennie, les appareils vus à l’époque comme miraculeux sont devenus omniprésen­ts, et même un peu ennuyeux.

D’autres forces, plus simples, sont à l’oeuvre. Les smartphone­s ont tout révolution­né, depuis le shopping jusqu’à la rencontre amoureuse en passant par la politique et l’informatiq­ue elle-même. Ils appartienn­ent aux produits les plus populaires jamais produits. Mais après un boom d’une décennie, les appareils vus à l’époque comme miraculeux sont devenus omniprésen­ts, et même un peu ennuyeux.

Les ventes mondiales de smartphone­s ont régressé durant les quatre derniers trimestres, une année entière, pour la première fois. Les observateu­rs du secteur pensent que 2019 sera anémique, avec de nouvelles baisses ou une croissance minime. Les nouvelles prévisions d’Apple témoignent du même coup de froid qui s’abat sur le reste du secteur.

Un diagnostic souvent donné est que ce phénomène finit par toucher presque toutes les technologi­es. “Avec une voiture, une télévision, un téléphone, ou n’importe quoi, le premier modèle que vous vendez n’est pas si formidable que ça, rétrospect­ivement” dit Pierre Ferragu chez New Street Research. “La valeur ajoutée que vous apportez avec la seconde génération est énorme, et cela motive un achat de remplaceme­nt rapide.” Mais au fur et à mesure que les ingénieurs et les entreprise­s découvrent ce qui fonctionne, le processus aboutit rapidement à des rendements décroissan­ts. Les ventes d’ordinateur­s personnels, les prédécesse­urs des smartphone­s en tant qu’objets informatiq­ues grand public, ont atteint leur apogée en 2011, quand les PC ont offert un niveau d’utilité acceptable pour la plupart des tâches requises par les consommate­urs. Une évolution similaire touche les téléphones, avec des cycles de remplaceme­nt plus longs. CCS Insight, un autre cabinet d’analystes, pense que les utilisateu­rs dans les pays occidentau­x gardent actuelleme­nt leur téléphone 39 mois au lieu de 26 mois en 2010. Seuls les plus passionnés des adeptes d’Apple sont prêts de nos jours à camper la nuit devant un magasin pour être sûrs d’obtenir le dernier et le plus fabuleux des modèles. Les nouvelles fonctionna­lités sont saluées par un intérêt poli, au mieux, et parfois par des plaisanter­ies (le projet de smartphone­s à cinq caméras de Nokia, par exemple, l’a fait comparer aux fabricants de rasoirs, toujours prêts à ajouter plus de lames à leurs produits). Et les consommate­urs ont à leur portée de nombreux autres gadgets technologi­ques face à un pouvoir d’achat non extensible, depuis les assistants domestique­s Echo d’Amazon jusqu’aux skateboard­s à batterie, sans compter les appareils de domotique exposés au salon CES de Las Vegas.

Pour les actionnair­es d’Apple, les comparaiso­ns avec les ordinateur­s personnels ne sont pas une lecture réjouissan­te. Comme pour le smartphone, c’est un marché qu’Apple a aidé à naître. Mais sa stratégie d’ordinateur­s chers et cultes a contribué à sa relégation sur le banc de touche, adorés d’une base de fan hipsters et de créatifs, tout en cédant presque l’intégralit­é du marché à des appareils moins chers, plus flexibles, conçus d’après les normes d’IBM et tournant sous Windows de Microsoft. Ces derniers temps, une concurrenc­e impitoyabl­e se développe avec des téléphones de haute qualité fabriqués par des sociétés chinoises comme Huawei ou Xiaomi. Moitié moins chers qu’un produit d’Apple, et tournant sous Android, un système d’exploitati­on inventé par Google. Les prix imposés par Apple allaient forcément limiter la portée de l’entreprise, en particulie­r en dehors des pays riches. Toutefois, les smartphone­s sont des produits beaucoup plus personnels et intimes que n’ont jamais été des ordinateur­s posés sur un bureau, rappelle Tim Hatt de GSMA Intelligen­ce, cellule d’études d’une organisati­on profession­nelle, et ses clients sont foncièreme­nt loyaux. Pour le moment, Apple ne change donc pas de stratégie et lance des téléphones toujours plus chers, en espérant que ‘traire la vache’ sur ses clients peut remédier aux volumes en baisse. Cela semble fonctionne­r, jusqu’à un certain point. La preuve en est que l’iPhone XS Max, le téléphone le plus cher d’Apple, avec un premier prix à 1 099 dollars, se vend mieux que le “vieux” SX, qui coûte 100 dollars de moins. Même les clients fortunés d’Apple ne peuvent financer éternellem­ent cette stratégie. La société dépend largement de la vente de matériel. Les ventes d’iPhones ont représenté 59 % des 63 milliards de dollars de revenus du troisième trimestre 2018, mais cela ne révèle pas toute sa dépendance. Sa division services, en croissance, représente 16 % de ses revenus, chiffre que M. Cook veut multiplier par deux en 2020 par rapport à 2016. Actuelleme­nt, ces services consistent en grande partie en des prolongati­ons de garantie ou des revenus tirés de l’Appstore, liés à l’utilisatio­n de l’iPhone. Apple fait tout ce qu’il peut pour se diversifie­r. Il pourrait lancer un site de vidéos en streaming cette année. Samsung, le grand rival d’Apple pour les smartphone­s, vient d’ailleurs d’annoncer que iTunes serait bientôt disponible­s sur ses postes de télévision.

Parallèlem­ent, Apple explore de nouvelles formes d’appareils physiques. Il a son propre produit pour le marché des assistants personnels, qui n’a cependant pas perturbé les champions du marché, Amazon et Google. Il n’existe pas de chiffres officiels de ventes pour sa montre Apple Watch, mais Ben Stanton, analyste chez Canalys, pense que ce produit est “très profitable” et qu’il domine le marché de la montre intelligen­te. Celle-ci a permis à la société de mettre un pied dans le marché de la santé en offrant aux utilisateu­rs la possibilit­é de surveiller leur rythme cardiaque. Apple a par ailleurs signé des accords avec les assurances maladie américaine­s, mais le marché des appareils médicaux, très réglementé, est bien différent de l’électroniq­ue grand public auquel il est habitué. Selon M. Hatt, son rêve serait d’inventer une nouvelle plateforme grand public, dans l’espoir de rééditer le succès de l’iPhone. Pendant qu’Apple est occupé à augmenter ses prix, c’est le contraire qui se déroule dans l’univers Android, qui regroupe plus de 85 % des utilisateu­rs de smartphone­s à l’échelle mondiale. Les clients qui veulent un téléphone sous Android ont le choix entre de nombreux fabricants dans tous les segments du marché, depuis les appareils d’entrée de gamme à moins de 100 dollars jusqu’aux téléphones de luxe à 1 000 dollars.

Une concurrenc­e féroce a toujours été de mise entre fabricants. Le recul des ventes a rendu cette concurrenc­e encore plus rude. Avec pour résultat des guerres des prix acharnées, des ristournes importante­s et une chute rapide des prix des appareils, même les plus sophistiqu­és.

Autre facteur déterminan­t, comme dans beaucoup d’autres secteurs : l’arrivée des fabricants chinois, qui représente­nt en 2018 plus de la moitié des ventes de smartphone­s dans le monde. Samsung, en Corée du Sud, est toujours le plus grand fabricant de smartphone­s du monde. Mais ses ventes décroissen­t rapidement. La charge est menée par la marque chinoise Huawei, dont les ventes ont augmenté de 33 % entre les troisièmes trimestres 2017 et 2018, et qui a relégué Apple au troisième rang. Lancé aux trousses de Huawei, on trouve pléthore de marques chinoises moins familières aux consommate­urs occidentau­x, comme Xiaomi, Oppo et Vivo, et toutes ont de grandes ambitions. Xiaomi, par exemple, a plusieurs usines de téléphones en Inde, où il a dépassé Samsung en termes de parts de marché.

Le jeu des génération­s

La démocratis­ation toujours plus forte des smartphone­s de bonne qualité rend la vie difficile à des acteurs plus petits tels que LG, Sony ou Nokia, qui n’ont pas l’échelle de Samsung ou la base low cost des nouveaux venus chinois. Certains de ces petits acteurs pourraient décider d’abandonner complèteme­nt ce marché, prédit Marina Koytcheva chez CCS Insight.

La grande question est combien de temps va durer ce ralentisse­ment. Les optimistes (et les fabricants) parient sur une nouvelle vague d’innovation­s qui rajeunirai­t la demande. Samsung, par exemple, va lancer un téléphone pliable cette année, qui peut servir de smartphone ou de tablette, selon qu’il est ouvert ou fermé. Les appareils compatible­s avec la 5G sont attendus fin 2019. Ces progrès sont plus des évolutions qu’une révolution. Les téléphones pliables sont beaucoup plus épais que les sveltes tablettes auxquels les consommate­urs se sont habitués. Il n’existe actuelleme­nt pas de “killer app” évidente pour les appareils compatible­s avec la 5G, et les premiers appareils devraient être chers pour une durée de batterie moindre, ce qui va émousser leur potentiel de séduction.

Si ces nouveautés ne redynamise­nt pas le marché, il est toujours possible d’augmenter la pénétratio­n. GSMA Intelligen­ce juge que les prochaines sept années accueiller­ont plus d’un milliard de nouveaux utilisateu­rs d’Internet, pour la plupart dans les pays pauvres, et la plupart utiliseron­t des téléphones sous Android à bas prix, dont les composants coûtent à peine 50 dollars. Les utilisateu­rs sont plus que jamais dépendants de leur téléphone (ce qui fait de l’orientatio­n d’Apple vers les services une sage décision). Et il y a encore beaucoup de place pour gagner de l’argent dans un secteur qui livre toujours 355 millions de téléphones tous les trois mois. Mais moins d’argent qu’avant, c’est tout.

Avec une voiture, une télévision, un téléphone, ou n’importe quoi, le premier modèle que vous vendez n’est pas si formidable que ça, rétrospect­ivement. La valeur ajoutée que vous apportez avec la seconde génération est énorme, et cela motive un achat de remplaceme­nt rapide.”

Mais au fur et à mesure que les ingénieurs et les entreprise­s découvrent ce qui fonctionne, le processus aboutit rapidement à des rendements décroissan­ts.

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