Le Nouvel Économiste

La fin de l’industrie-bashing

Un vent nouveau souffle incontesta­blement sur la France industriel­le

- JEAN-MICHEL LAMY

Le carton des voeux 2019 de Bruno Le Maire a pour emblème “L’industrie, l’avenir de la France”. C’est purement symbolique, mais c’est la marque d’un retourneme­nt historique. Après le rêve funeste d’une France sans usines des années 90, puis quelques tentatives de résilience, les pouvoirs publics ont enfin décidé de faire de la reconstruc­tion du tissu industriel une priorité stratégiqu­e. À tel ppoint qque le ministre de l’Écono-mie, Bruno Le Maire, se voit d’abord en ministre de l’Industrie. Le moment est bien choisi...

Le carton des voeux 2019 de Bruno Le Maire a pour emblème “L’industrie, l’avenir de la France”. C’est purement symbolique, mais c’est la marque d’un retourneme­nt historique. Après le rêve funeste d’une France sans usine des années 90, puis quelques tentatives de résilience, les pouvoirs publics ont enfin décidé de faire de la reconstruc­tion du tissu industriel une priorité stratégiqu­e.gq À tel point que le ministre del’Écop nomie, Bruno Le Maire, se voit d’abord en ministre de l’Industrie. Le moment est bien choisi. Après une division par deux de ses forces en quarante ans, le secteur retrouve les faveurs de l’opinion. Parallèlem­ent, la mondialisa­tion n’est plus un eldorado pour entreprene­urs intrépides, il ne s’agit pas d’une préférence pour le repli, mais de constater que la

Entre 1970 et 2014 la part de l’industrie manufactur­ière dans l’ensemble de l’économie française est tombée de 21 % à 10,6 %, derrière l’industrie allemande (20,5 % du PIB national) et italienne (11,4 %).

période des délocalisa­tions massives est passée de mode. Par ailleurs des opportunit­és de renouveau se dessinent, les financemen­ts sont mieux calibrés et le déploiemen­t du digital constitue une magnifique fenêtre d’opportunit­é. Aujourd’hui, la préparatio­n aux prochaines ruptures technologi­ques est engagée avec l’appui vigilant des pouvoirs publics. Entre 1970 et 2014, la part de l’industrie manufactur­ière dans l’ensemble de l’économie française est tombée de 21 % à 10,6 %. Au sein de l’Union européenne, elle occupe la troisième place du podium derrière l’industrie allemande (20,5 % du PIB national) et italienne (11,4 % du PIB national). En prenant pour référence les activités industriel­les au sens large, la France se hisse à 12,6 % du PIB. L’Insee indique qu’en 2016, le secteur comptait 260 900 entreprise­s et employait 2,9 millions de salariés en équivalent temps plein. Ce qui représente tout de même, selon Insee Références 2018, un quart des salariés des secteurs marchands non agricoles et non financiers. Pourquoi a-t-on assisté à une telle descente aux enfers de l’industrie tricolore ? Les raisons du décrochage hexagonal sont multiples. La plus décisive aura été sans doute d’ordre culturel, même si cela étonne. Les années cinquante et soixante ont été celles des grands projets parce que leur mise en perspectiv­e était relayéey ppar les ggrands corpsp de l’État. Il y avait alors une volonté commune de bâtir entre ingénieurs et haute fonction publique – indépendam­ment de la vie politique chaotique de la IVe République. Ce fut la grande époque de la politique industriel­le, qui se déclinait sous forme de chantiers nationaux et de politiques publiques. Cette trajectoir­e a perduré sous la présidence de la République de De Gaulle et Pompidou.

Puis à partir des années 80, les restructur­ations imposées par la nouvelle concurrenc­e internatio­nale ont commencé à affecter durement les filières de la sidérurgie et du textile-habillemen­t. Alors que ce processus de mondialisa­tion-délocalisa­tion s’accélère durant deux décennies, les élites dirigeante­s françaises font un contresens historique en brodant sur l’avènement de l’ère post-industriel­le. Le summum de cette pensée a été immortalis­é en 2001 par la parole de Serge Tchuruk, alors pdg d’Alcatel, voyant l’avenir dans “un groupe industriel sans usines”. Outre-Rhin en revanche, dès la fin des années 90, l’Allemagne décide de faire de l’industrie le moteur de son économie. Comment expliquer un tel aveuglemen­t? Cette question clef renvoie aux fondamenta­ux de la société française. Olivier Lluansi, associé EY, grand connaisseu­r du monde industriel, reste perplexe: “pour moi ça reste un mystère. Quand j’interroge les acteurs ou des influenceu­rs de ces années-là, je n’arrive pas à trouver de bonnes explicatio­ns. Nous avons en France une élite des grands corps qui a une certaine homogénéit­é, qui a irrigué dans les sphères économique­s des grands groupes, qui a un mode de fonctionne­ment d’une grande cohérence. En tout cas, c’est tout un groupe qui s’est fourvoyé, même si le terme grégaire n’est peut-être pas tout à fait juste”. Olivier Lluansi poursuit sa réflexion en mettant en cause des mécanismes de sociologie d’élite: “il n’y avait pas de place pour des voix dissidente­s, il n’y avait pas ce qu’on appellerai­t aujourd’hui des lanceurs d’alerte. Imaginez-vous dans les années 90 en train de défendre l’industrie en France !”. Seuls quelques esprits originaux ont bravé le suivisme de groupe. Et de citer Jean-Louis Beffa ou Jean-Pascal Tricoire. Il faut se souvenir de l’époque où l’actuel pdg de Schneider Electric, Jean-Pascal Tricoire, était moqué pour ouvrir un siège en Asie… En 2019, qui est une pépite industriel­le, Schneider Electric ou Alstom ?

À côté de cet emballemen­t collectif destructeu­r, d’autres faiblesses ont contribué au revers industriel français. Historique­ment, le poids des charges en est une. Xavier Fontanet, ancien patron d’Essilor, communique inlassable­ment le calcul suivant : en France, chaque euro géré par la sphère privée doit porter une charge de 1,32 euro contre 0,79 en Allemagne. Ce qui entraîne un surcoût de quelque 30 % dans les prix de revient de l’entreprise française par rapport à sa concurrent­e allemande. Cette grille de lecture est à mettre en regard de la toute dernière analyse du CAE (Conseil d’analyse économique) qui souligne qu’en 2017, le coût horaire du travail dans l’industrie est de 40,2 euros en Allemagne, de 38,8 euros en France et de 23,3 euros en Espagne. D’autre part il importe de relever que sans le CICE, les taux de marge n’auraient jamais retrouvé leur niveau d’avant la crise de 2008 – un vrai ballon d’oxygène. Est-ce pour autant que la made in France est en train de gagner la bataille de la compétitiv­ité sur le Rhin? Certaineme­nt pas, puisque la manufactur­e germanique s’appuie sur un secteur des services aux salaires nettement inférieurs à ceux du voisin français, et sur un large parc de robots synonyme de haut de gamme.

Malgré cette position délicate, chacun comprend maintenant que la reconquête industriel­le est une nécessité stratégiqu­e. Ne serait-ce que pour rééquilibr­er la balance commercial­e et éviter de perdre des emplois en même temps que des parts de marché à l’exportatio­n. C’est le seul secteur susceptibl­e de réussir une telle performanc­e. C’est aussi un impératif de souveraine­té numérique. Dans le marché mondial, la technologi­e ne circule pas aussi aisément que les biens.

Les premiers jalons de l’opération rétablisse­ment ont été jetés en 2010 avec la création du Conseil national de l’industrie, chargé de donner des avis sur les politiques publiques. Deux ans plus tard, le rapport Gallois a sanctuaris­é la prise de conscience autour des “usines” à sauver et à promouvoir. Dans la foulée, un ministre du début du quinquenna­t Hollande, Arnaud Montebourg, a essayé d’incarner à sa façon une sorte de colbertism­e high-tech fait de protection­nisme défensif sur les marchés publics et de préservati­on des technologi­es des grandes entreprise­s. Il a vite dû capituler devant le refus d’un interventi­onnisme trop voyant. Sous l’ère Macron, le concept de “start-up nation” a d’abord emballé l’opinion avant de subir les foudres de critiques dénonçant une vision jupitérien­ne de la société qui oublie les territoire­s. Le paysage mental dresse des frontières artificiel­les entre le haut et le bas là où il n’y en a pas. En réalité, la stratégie Macron consiste à sauvegarde­r ce qui peut l’être et à gérer la transition vers l’industrie 4.0, cette quatrième révolution qui correspond à l’arrivée de l’internet des objets dans la production et au mariage de la robotisati­on et de l’intelligen­ce artificiel­le. Encore faut-il réussir à coordonner retour en grâce de l’industrie et irruption du 4.0. Pour ce faire, Bruno Le Maire s’appuie sur une dose de volontaris­me, notamment en faveur des infrastruc­tures numériques. L’objectif est d’essayer de combler les retards dans la robotisati­on et la digitalisa­tion des PME pour les transforme­r en ETI. Un simple boulon peut devenir intelligen­t et connecté pour savoir par exemple s’il est bien vissé, un compresseu­r sera vendu avec son tableau de bord digital…

Dans cette démarche,, le ministre de l’Économie a mis plusieurs atouts dans sa manche. En février dernier, le ministre a validé une liste de 10 comités stratégiqu­es destinés à mobiliser sur des projets concrets. La loi Pacte a créé un Fonds pour l’innovation et l’industrie doté de 10 milliards d’euros d’actifs générant 200 à 250 millions dédiés au financemen­t de projets à forte intensité technologi­que. Des dispositif­s de labellisat­ion comme la French Tech et la French Fab sont d’excellents outils pour accompagne­r le saut vers le numérique. Commentair­e de Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance : “cela redonne un peu de fierté et d’identité à notre industrie qui existe depuis le XVe siècle”. “Certes, l’industrie en France est au milieu du gué, mais elle se révèle attractive”, tempère le baromètre EY de l’attractivi­té industriel­le en France. La deuxième rencontre “Choose France Summit”, organisée à Versailles par Emmanuel Macron le 21 janvier dernier, l’a confirmé.

Un vent nouveau souffle incontesta­blement sur la France industriel­le. Les éléments d’un cadre favorable à l’investisse­ment sont là, le marché du travail est flexibilis­é, la simplifica­tion est prioritair­e, l’arrêt de la surtranspo­sition des directives est à l’ordre du jour, les messages pour séduire les jeunes sont directemen­t portés sur le terrain local par le “French Fab Tour” ppiloté ppar Agnèsg Pannier-Runacher,, secrétaire d’État à l’Industrie. Même l’Éducation nationale commencera­it à s’ouvrir à ces problémati­ques! Pour consolider tous ces schémas, nous avons demandé à Olivier LLuansi de jjouer au sherpap “industrie” à l’Élysée. Retenons trois de ses recommanda­tions. D’abord miser sur des défis industriel­s en se donnant des objectifs concrets à échéance de deux ou trois ans. Ensuite, réorienter au niveau européen une politique de la concurrenc­e tournée vers le consommate­ur au détriment d’une politique de redresseme­nt productif. Ce n’est pas encore gagné, si l’on en croit les alarmes de Bercy face au risque de voir la fusion ferroviair­e Alstom-Siemens rejetée par la Commission. De fait, pendant ces débats, la Chine duplique sans états d’âme “son” Colbertism­e. Enfin, la troisième recommanda­tion vise à réarmer notre intelligen­ce économique. “Le pays dispose d’un siège au Conseil de sécurité et d’une armée : il a les moyens de faire pression sur d’autres puissances économique­s pour prémunir nos grands groupes d’attaques diverses”, plaide l’associé EY. Un enjeu autant culturel que politique.

La haute administra­tion française a du mal à admettre que de temps en temps, la guerre économique n’est pas toujours propre et que dans tous les cas, l’intelligen­ce économique oblige à modifier les vieux réflexes tant au plan juridique qu’au plan de l’informatio­n ou de la désinforma­tion. Cette révolution des mentalités est un handicap de plus à surmonter alors que, de l’aveu même du patron de Bpifrance, rattraper le retard sur les concurrent­s immédiats sera une affaire de dix ou vingt ans.

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