Le Nouvel Économiste

Faut-il s’inquiéter d’une possible suprématie scientifiq­ue de la Chine?

L’objectif de super-puissance scientifiq­ue est-il compatible avec la démocratie ?

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Il y a 100 ans, une contestati­on étudiante éclatait dans les grandes villes chinoises. Les leaders du mouvement du 4 mai voulaient inverser un siècle de déclin, se débarrasse­r du bouddhisme et importer le dynamisme de l’Occident. Pour eux, la modernisat­ion de la Chine était possible en enrôlant “Monsieur Science” et “Monsieur Démocratie”. Aujourd’hui, le pays que ces étudiants contestata­ires du 4 mai ont en partie contribué à créer est toujours aussi obsédé par la grandeur nationale. L’alunissage d’une navette chinoise sur la face cachée de la lune le 3 janvier dernier illustre ses ambitions. Mais les dirigeants chinois actuels rejettent l’idée que Monsieur Science soit obligatoir­ement accompagné de Monsieur Démocratie. Au contraire, le président Xi Jinping compte exploiter des recherches d’avant-garde alors même que le parti communiste resserre son emprise sur la politique intérieure. Et dans le contexte de rivalité croissante entre la Chine et l’Amérique, beaucoup craignent, en Occident, qu’il réussisse son pari.

La déterminat­ion de M. Xi ne peut être mise en doute. La science moderne nécessite de l’argent, des institutio­ns et de fortes concentrat­ions de têtes pensantes. Parce que son gouverneme­nt a le pouvoir de réunir les trois, la Chine est en pleine escalade des classement­s scientifiq­ues. Elle a dépensé pléthore de milliards de dollars en machines pour détecter la matière noire et les neutrons, en d’innombrabl­es instituts qui étudient tout, depuis le génome jusqu’à la communicat­ion quantique en passant par les énergies renouvelab­les et les matériaux de pointe. Une analyse de 17,2 millions d’articles scientifiq­ues publiés entre 2013 et 2018 par l’éditeur japonais Nikkei et l’éditeur scientifiq­ue Elsevier, a conclu que la Chine produit plus que n’importe quel autre pays dans 23 des 30 domaines scientifiq­ues les plus actifs, comme les batteries à sodium-ion et l’analyse par stimulatio­n neuronale. La qualité des travaux scientifiq­ues américains reste meilleure, mais la Chine progresse, avec 11 % de ses production­s figurant parmi les articles les plus influents entre 2014 et 2016.

La pression qui pèse sur les chercheurs chinois pour faire des découverte­s est telle que certains ont privilégié la fin sur les moyens. L’an dernier, He Jiankui, un chercheur de Shenzhen, a modifié les génomes d’embryons sans considérat­ion pour leur bien-être post-natal – ou celui des enfants qu’ils pourraient avoir un jour. Les chercheurs chinois en intelligen­ce artificiel­le sont réputés entraîner leurs algorithme­s à récolter des données sur les citoyens sans grande surveillan­ce. En 2007, la Chine a testé une arme spatiale sur un de ses satellites météo, jonchant les orbites de débris métallique­s très dangereux. Le vol de propriété intellectu­elle est endémique. La perspectiv­e d’une Chine hightech, dominatric­e, méprisant les règles, alarme les politiques occidentau­x, et pas uniquement en raison des nouvelles armes qu’elle pourrait développer. Les gouverneme­nts autoritair­es ont régulièrem­ent utilisé la science pour opprimer leur propre peuple. La Chine déploie déjà la reconnaiss­ance faciale par l’intelligen­ce artificiel­le pour surveiller sa population en temps réel. Le monde pourrait trouver très inquiétant­e une Chine qui trafique des améliorati­ons génétiques, des intelligen­ces artificiel­les autonomes et l’ingénierie géolocalis­ée.

Ces craintes sont fondées. Une super-puissance scientifiq­ue doublée d’une dictature à parti unique est une perspectiv­e effrayante. Mais l’influence croissante de la Chine sur la science ne l’oriente pas dans une seule direction.

Pour commencer, la science en Chine travaille sur beaucoup d’autres choses que l’armement et l’oppression. De l’améliorati­on des batteries aux nouveaux traitement­s médicaux jusqu’aux recherches fondamenta­les sur, par exemple, la matière noire. Et le monde a aussi beaucoup à y gagner.

Par ailleurs, il n’est pas sûr que M. Xi ait raison. Si la recherche chinoise domine vraiment, alors, la science pourrait aussi changer la Chine de maintes façons que le président Xi ne prévoit pas.

M. Xi évoque la science et la technologi­e comme des projets stratégiqu­es nationaux. Cependant, le nationalis­me est un handicap pour la plupart des recherches scientifiq­ues. L’expertise, les bonnes idées et la créativité ne respectent pas les frontières. La recherche se déroule grâce à des équipes qui peuvent regrouper des dizaines de chercheurs de diverses nationalit­és. La publicatio­n d’articles scientifiq­ues ne vous emmène que jusqu’à un certain point. Les conférence­s et les entretiens en face à face sont indispensa­bles pour comprendre les subtilités des autres travaux. Il y a de la concurrenc­e, c’est évident. La recherche militaire et commercial­e doit rester secrète. Mais la science pure évolue grâce à la collaborat­ion et aux échanges.

Cela donne aux chercheurs chinois un motif pour respecter les règles internatio­nales, sans lesquelles ils ne pourraient plus accéder aux meilleures conférence­s, laboratoir­es et éditeurs scientifiq­ues. La science sans éthique diminue le soft power chinois. Les modificati­ons génétiques de M. He courent le risque de rester célèbres uniquement pour ses atteintes à l’éthique, pour les condamnati­ons virulentes qu’il a provoqué chez ses collègues chinois et pour la menace de sanctions de la part des autorités. La destructio­n du satellite météo en 2007 avait fait scandale en Chine même. L’expérience n’a pas été renouvelée. La question intrigante concerne l’influence que cela a sur Monsieur Démocratie. Rien ne dit que les meilleurs chercheurs doivent croire en la liberté d’opinion politique. Et pourtant, la pensée critique, le scepticism­e, l’empirisme et de fréquents contacts avec des collègues étrangers menacent l’autoritari­sme, qui survit par le contrôle de ce que pensent et disent les gens. La Russie soviétique a tenté de résoudre cette contradict­ion en accordant des privilèges aux chercheurs, mais elle les a souvent isolés dans des villes interdites. La Chine ne sera pas capable de mater son élite scientifiq­ue de cette façon. Beaucoup de chercheurs chinois peuvent se satisfaire de leur liberté universita­ire, un petit nombre seulement recherche une expression personnell­e plus large qui peut entraîner le parti communiste chinois dans des problèmes. Souvenez-vous d’Andreï Sakharov, qui a développé la bombe à hydrogène des Russes, et qui est devenu plus tard l’un des grands dissidents du monde soviétique. Ou de Fang Lizhi, l’astrophysi­cien qui a inspiré les étudiants pour organiser leurs manifestat­ions sur la place Tiananmen en 1989. Quand la version officielle de la réalité s’est figée, les deux chercheurs sont devenus des défenseurs de la vérité. Cela leur a octroyé une immense autorité morale.

Certains à l’Ouest peuvent se sentir menacés par les avancées scientifiq­ues de la Chine, et chercher par conséquent à maintenir les chercheurs chinois à bonne distance. C’est une décision sage pour la recherche militaire ou commercial­e, où des mécanismes sophistiqu­és pour préserver le secret existent et peuvent être renforcés. Mais maintenir à bonne distance la recherche chinoise ordinaire irait à l’encontre du but recherché. La collaborat­ion est la meilleure façon de s’assurer que la science en Chine soit responsabl­e et transparen­te. Elle pourrait même produire le prochain M. Fang. C’est difficile à imaginer, mais Xi Jinping pourrait finir par se retrouver devant un choix délicat : se contenter d’une position scientifiq­ue à la traîne, ou accorder à ses chercheurs la liberté dont ils ont besoin et en supporter les conséquenc­es. Dans ce sens, il s’est engagé dans le test ultime.

Une super-puissance scientifiq­ue doublée d’une dictature à parti unique est une perspectiv­e effrayante

Xi Jinping pourrait finir par se retrouver devant un choix délicat : se contenter d’une position scientifiq­ue à la traîne, ou accorder à ses chercheurs la liberté dont ils ont besoin et en supporter les conséquenc­es

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