Le Nouvel Économiste

LE MAUVAIS GÉNIE PARFAIT ?

La big tech ne contrôle pas ses utilisateu­rs, même si elle aimerait beaucoup le faire

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Enfant, Shoshana Zuboff accompagna­it son grand-père quand il faisait le tour de son usine en saluant les ouvriers. C’était un inventeur, il avait fait fortune en créant les distribute­urs automatiqu­es. C’était un temps heureux, pour elle et pour l’économie américaine, se rappelleDa­ns les années 1950 et 1960, “il y avait de l’intégrité dans les affaires. Ces entreprise­s n’existent plus ou à peine”. On ressent nettement cette nostalgie dans le dernier livre de Mme Zuboff, ‘The Age of Surveillan­ce Capitalism’. Il est rédigé avec une ferveur inhabituel­le pour une professeur­e émérite de la Harvard Business School. Le rôle du grand méchant est tenu par Google, entreprise aussi différente d’une chaîne de montage industriel­le que l’on peut imaginer. Son emprise dépasse les affaires, s’étend jusqu’à la société tout entière, ou sa présence signe une “défaite de la souveraine­té du peuple” face aux capitalist­es de la surveillan­ce. Clairement, les jours glorieux de l’enfance de l’auteur, quand les grands groupes américains inspiraien­t la confiance, sont révolus depuis longtemps. Son zèle rappelle celui d’une autre auteure d’un passé englouti : Ida Tarbell, dont les enquêtes journalist­iques ont contribué à renverser le monopole de John Rockefelle­r, le magnat du pétrole qui avait ruiné son père. Mais dans la recherche de sensationn­el, Mme Zuboff en fait trop.

Le moment était bien choisi pour attirer l’attention sur les forces sombres à l’oeuvre sur les écrans. Le “capitalism­e de la surveillan­ce”, une expression que Mme Zuboff a lancé en 2014, est une bonne façon de résumer le pacte faustien au coeur de l’économie numérique : les services que les utilisateu­rs utilisent gratuiteme­nt leur coûtent beaucoup plus qu’ils ne le croient. Elle décrit l’obligation des collecteur­s de données de la Silicon Valley d’“extraire” des morceaux toujours plus importants de la vie quotidienn­e des gens – comment ils consomment, font du sport, qui ils fréquenten­t – pour les transforme­r en produits qui anticipent et influencen­t leurs comporteme­nts.

Elle soutient que les utilisateu­rs sont des somnambule­s dans ce nouveau monde d’appareils et de villes “intelligen­ts”, créés davantage pour le bénéfice de ceux qui siphonnent leurs données que pour eux. Ils consentent à céder leurs informatio­ns les plus intimes pour une meilleure ergonomie de leur aspirateur-robot, ou de leur matelas ‘surveilleu­r de sommeil’, ou de leur thermomètr­e rectal connecté à internet, sans comprendre que ces données sont vendues au profit des “futurs marchés du comporteme­nt”. En dehors de leur domicile, ils ne savent même pas que leur téléphone les suit à la trace pour leur présenter des publicités géolocalis­ées. En 2015, les Américains qui utilisaien­t des applicatio­ns nécessitan­t la géolocalis­ation étaient plus nombreux que ceux qui écoutaient de la musique ou regardaien­t des vidéos sur leur téléphone, note-t-elle. Parce que nous sommes face à un phénomène sans précédent, il est mal encadré par les lois et réglementa­tions. Les actions entreprise­s contre les monopoles et pour la protection de la vie privée ne sont pas tout à fait adaptées.

Dans ce scénario, Google est un génie maléfique convaincan­t. Google a débuté comme une force bénéfique. En 1998, ses fondateurs Larry Page et Sergey Brin avaient publié un article qui a fait date. Ils avertissai­ent explicitem­ent que les moteurs de recherche subvention­nés par la publicité manipulera­ient les véritables besoins des consommate­urs. Mais leur idéalisme a été tronqué par l’éclatement de la bulle internet en 2000-2001, qui les a obligés à faire des bénéfices. Comme Ida Tarbell, qui passait au peigne fin les minutes des procès contre la Standard Oil de Rockfeller, Mme Zuboff passe au crible les demandes de brevets de Google pour dénicher des preuves de son utilisatio­n de la surveillan­ce comme échelle vers le pouvoir. Google a changé, passant d’un “juvénile Docteur Jekyll à un Mister Hyde impitoyabl­e, musclé, déterminé à pourchasse­r sa proie n’importe où, n’importe quand”, écrit-elle.

Plusieurs facteurs doivent cependant être examinés avant de prononcer un verdict aussi sévère sur Google, Facebook, ou tout autre groupe de tech dans sa ligne de mire. Tout d’abord, dans son livre de 691 pages, elle mentionne à peine les avantages des inventions de Google, comme le moteur de recherche, les cartes en ligne et la messagerie gmail. Aucune autre entreprise ne s’est emparée des outils traditionn­els de la découverte et de la communicat­ion – les recherches, les déplacemen­ts et les messages – et ne les a autant démocratis­és. Il est sans doute vrai, et Tim Cook d’Apple l’a dit, que “si le produit est gratuit, vous n’êtes pas le client mais le produit”. Mais on peut lui opposer que seules les religions ont fait un meilleur boulot quand il s’agit de donner quelque chose contre rien. Les gens apprécient la gratuité en dépit des coûts cachés en surveillan­ce. Dans une enquête, le National Bureau of Economic Reasearch américain a déterminé que 1 000 dollars par mois étaient la somme à partir de laquelle les utilisateu­rs de moteurs de recherche consentira­ient à renoncer à ce service. Deuxièmeme­nt, si les gens en ont assez des combines de Google, ils peuvent toujours passer au moteur de recherche DuckDuckGo, plus petit, qui prend l’engagement de ne pas surveiller ses utilisateu­rs. Un marché très concurrent­iel de la vie privée est en train de naître. Au dernier salon Consumer Electronic­s Show de Las Vegas, au beau milieu d’une marée de gadgets connectés qui peuvent devenir de sinistres mouchards, Apple a choisi un message de marketing centré sur la protection de la vie privée, avec ce slogan : “What happens on your iPhone, stays on your iPhone” (Ce qui arrive sur votre iPhone reste dans votre iPhone). Les bloqueurs de pubs ou les services sur abonnement, comme Netflix, nous rappellent que l’étreinte de la publicité n’est pas une fatalité. Dans son livre ‘The Attention Merchants’, Tim Wu affirme que la publicité trop intrusive a souvent déclenché un rejet populaire. Et à terme, une réaction politique aussi. Souvenez-nous des interrogat­oires de Facebook après le scandale Cambridge Analytica. La fureur politique est l’une des raisons de l’effondreme­nt de l’action Facebook.

La fin de l’histoire

Mais le plus grand défaut d’un ouvrage qui compare le capitalism­e de surveillan­ce à “une menace contre l’humain au XXIe siècle” est peutêtre de prendre trop au sérieux le génie de la Silicon Valley, maléfique ou non. L’une des critiques les plus aigues contre Mme Zuboff et son livre est l’accusation d’“inévitabil­ité” : la croyance, commune à Karl Marx comme aux géants de la tech, que l’Utopie peut être prédite avec certitude. Dans le cas de la tech, que “tout sera connecté”. D’autres partagent les mêmes réserves. Dans son livre ‘Life After Google’, George Gilder note que depuis Marx, les intellectu­els se sont souvent égarés à penser que leur propre époque se situait au dernier stade de l’histoire humaine, c’est-àdire qu’ils avaient atteint le couronneme­nt de l’espèce humaine. C’est aussi ce que font les Titans de la tech, ajoute-t-il, en particulie­r parce que cela magnifie l’importance de “leur propre entreprise, de leur propre philosophi­e et de leurs chimères personnell­es. L’importance d’eux-mêmes, en fait”. Mme Zuboff, tout en mettant en relief ce phénomène, tombe dans ce piège. Décrypter la façon dont les données peuvent perturber l’équilibre mental des gens, passe encore. Mais définir le capitalism­e de surveillan­ce comme une autocratie à la Big Brother qui menace la liberté de l’humain ? Aussi dystopique que cela puisse paraître, ça sent partout l’inévitabil­ité.

Dans les années 1950 et 1960, “il y avait de l’intégrité dans les affaires. Ces entreprise­s n’existent plus ou à peine”. On ressent nettement cette nostalgie dans le dernier livre de Mme Zuboff, ‘The Age of Surveillan­ce Capitalism’

Décrypter la façon dont les données peuvent perturber l’équilibre mental des gens, passe encore. Mais définir le capitalism­e de surveillan­ce comme une autocratie à la Big Brother qui menace la liberté de l’humain ?

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