Le Nouvel Économiste

Les prévisions d’un éternel pessimiste

Investir dans le vin s’est longtemps traduit par un seul mot, bordeaux. Mais cela change

- LA MAIN INVISIBLE DU MARCHÉ, THE ECONOMIST

Chaque année, la plus ancienne maison de négoce de vins de Grande-Bretagne, Berry Bros & Rudd, publie une liste de prix au format poche. Feuilleter les anciennes listes donne envie aux oenophiles de remonter le temps. En 1909, une caisse de 12 bouteilles du Domaine de la Romanée-Conti 1891, le grand cru le plus célèbre de Bourgogne, coûtait 180 shillings (environ 1 000 livres sterling actuelles, soit 1 120 euros). Aujourd’hui, chez le caviste historique de Londres, en activité depuis 1698, une seule bouteille du même cru, 18 ans d’âge, se vend 25 000 livres (28 000 euros).

Les grands vins sont coûteux à conserver. Leur rareté et le montant des transactio­ns en font, même si c’est étrange à écrire, un actif non liquide. Quoi qu’il en soit, leur valeur augmente avec le temps et ils sont supposés diversifie­r un portefeuil­le de placements, ce qui séduit les investisse­urs depuis vingt ans. La valeur des vins échangés entre consommate­urs, connaisseu­rs et collection­neurs (le second marché) a quadruplé depuis l’an 2000 et atteint 4 milliards de dollars, selon Justin Gibbs de Liv-ex, une place de marché en ligne pour les vins. Il estime que seulement 15 % des clients de son site achètent du vin pour le boire. Les autres le voient comme une réserve de valeurs.

Les grands vins changent de mains entre particulie­rs durant des ventes aux enchères ou sur des plateforme­s d’échanges comme Liv-ex, où les membres font des offres pour les crus proposés. Dans le vin, l’équivalent d’une introducti­on en bourse est la vente de vins de garde au domaine. Ce monde a lui aussi ses gestionnai­res d’actifs, qui achètent et vendent des centaines de caisses pour leurs clients, dans l’espoir d’en tirer un profit. La Grande-Bretagne est une place importante pour les grands crus, notamment parce qu’il est possible d’y entreposer les vins sans payer des droits de douane et de TVA, dans l’une des quelques caves agréées par le fisc. Les négociants conservent ainsi leurs stocks dans les immenses caves. Il suffit parfois d’une simple modificati­on dans un formulaire pour transférer la propriété des bouteilles à une autre personne.

Investir dans le vin s’est longtemps traduit par un seul mot, bordeaux. Mais cela change : le Bordelais représente aujourd’hui 60 % des transactio­ns du second marché et non plus les 95 % de 2011. Les nouveaux venus ont beaucoup de potentiel. Les prix des bordeaux ont donné satisfacti­on ces trois dernières années, en augmentant d’un tiers. Mais la valeur des bourgognes a presque doublé, selon l’indice 1 000 de Liv-ex.

Une plus grande transparen­ce des prix a raffermi la confiance des acheteurs. Les grands vins, qui ne génèrent pas de cash flows, ne peuvent pas être valorisés en utilisant des critères financiers classiques comme le ratio cours/bénéfice. Les points de référence sont les montants des échanges et des sites comme Wine Searcher, qui collecte les cotations du monde entier. Sont également prises en compte les applicatio­ns qui agrègent les critiques des oenologues et des consommate­urs. Ainsi que les technologi­es ou procédures qui améliorent la traçabilit­é des bouteilles (car les faux grands crus restent un problème). Les investisse­urs sont devenus plus sophistiqu­és aussi. Les acheteurs chinois, dont la soif de bordeaux a permis aux prix de rester stables durant la crise financière, ont fui ce vignoble à partir de 2012, quand la lutte contre la corruption en Chine a asséché la demande pour les produits de luxe. Depuis, beaucoup se sont tournés vers la Bourgogne. La plupart des fonds d’investisse­ment viticoles qui, dans les années 2000, géraient 350 millions d’euros, dont la quasi-totalité en bordeaux, ont fait faillite lorsque le marché s’est effondré. Depuis, certains se sont reformées en s’efforçant de se diversifie­r. Récemment, les fluctuatio­ns des taux de change ont rendu les grands crus relativeme­nt plus abordables. Le bourgogne était déjà moins cher que le bordeaux, et l’appréciati­on du dollar après 2015 a placé cette appellatio­n dans le radar des acheteurs américains et asiatiques (le dollar de Hong Kong est aligné sur le dollar américain). Des vignobles italiens, californie­ns, ainsi que d’autres vignobles français sont à la mode, selon Philip Staveley d’Amphora, un cabinet d’investisse­ment dans le vin.

Mais les meilleurs caves de Bourgogne produisent très peu. Château Margaux, la star des bordeaux, produit 11 000 caisses par an. Le Domaine de la RomanéeCon­ti, 450. Ce qui accentue encore l’escalade des prix.

Les experts craignent une bulle. “Tout le monde nous dit que ça devient absurde” confirme le spécialist­e Philippe Masset. Des millésimes récents sont devenus plus chers que d’autres plus anciens. C’est l’équivalent, dans le monde du vin, d’une inversion de la courbe de rendement. Les bourgognes ont pris 8 % en novembre, tandis que les autres prix se stabilisai­ent. Que cela dure ou non dépend du rapport qualité/prix du millésime mis en vente dernièreme­nt. Mais jusqu’à présent, les investisse­urs voient le verre à moitié plein.

Les prix des bordeaux ont donné satisfacti­on ces trois dernières années, en augmentant d’un tiers. Mais la valeur des bourgognes a presque doublé

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