Management de l’innovation
Plaçant l’utilisateur au coeur des réflexions et faisant travailler ensemble toutes les strates de l’entreprise, le design thinking fait évoluer les produits comme les business models
Dans un monde économique en perpétuel mouvement, le design thinking, méthode californienne développée dans les années 90, semble faire son chemin dans les entreprises françaises. Née autour de l’environnement du design, cette réflexion s’articule autour de l’utilisateur et de notions telles que l’empathie. La méthode, résolument disruptive, bouscule les modèles traditionnels de management. Toutes les strates de la société peuvent être concernées. Inutile néanmoins de tapisser les murs de l’entreprise de centaines de post-it pour réfléchir comme un designer. On parle ici plutôt d’intelligence collective. Pour autant, attention de ne pas s’enflammer pour une terminologie “buzzword”!
Depuis plusieurs années déjà, le design thinking a fait son chemin dans le paysage économique français. Au départ confidentiel, il s’impose désormais progressivement dans le tissu entrepreneurial, des grands groupes aux PME. Pourtant, si beaucoup en parlent, peu savent en définir l’approche. S’appuyant sur la cocréation avec l’utilisateur final, le design thinking, synthèse d’analyse et d’intuition, est une approche transversale qui peut imprégner toutes les couches de l’entreprise. Cette méthode n’est pas seulement réservée aux seuls secteurs de l’industrie et des services, et il faut avoir en tête qu’il n’est pas obligatoire d’avoir un produit à vendre pour faire appel à la méthodologie du design thinking. “Le succès d’un projet de design passe par une bonne compréhension de l’écosystème utilisateur. Ce qu’on appelle aujourd’hui le design thinking puise sa force dans la mixité des profils engagés dans la conception de la solution. Cela ne veut pas dire exclure les designers professionnels, comme certains semblent l’avoir compris, mais bien utiliser l’intelligence collective pour avoir une vue plus globale et experte d’un sujet pour y apporter des solutions plus susceptibles d’être comprises, portées et adoptées”, explique Samuel Bernier, creative leader pour le groupe Onepoint, acteur français de la transformation digitale.
L’utilisateur au coeur des préoccupations
Les spécialistes de cette approche californienne, née sous l’impulsion de l’américain Don Norman, sont unanimes : pour être pérennes dans le monde d’aujourd’hui, les entreprises doivent être plus attentives à leurs utilisateurs et leurs écosystèmes en constante évolution. Dalila Madine, créatrice de la French Future Academy, insiste sur le fait que le design doit s’inscrire dans une démarche d’innovation mais aussi comme une source de différenciation. “Il fut un temps où l’efficacité et la performance étaient suffisantes pour les industries. Aujourd’hui, les entreprises ont besoin de compétences évolutives qui leur permettront de survivre dans un climat en évolution rapide. Elles doivent être agiles, résilientes et créatives. Elles doivent pouvoir s’adapter au marché dans des cycles très rapides.” Conscient de cet état de fait, le groupe Thales a entamé, dès 2009, une réflexion sur ce sujet. Par exemple en créant son
S’appuyant sur la co-création avec l’utilisateur final, le design thinking, synthèse d’analyse et d’intuition, est une approche transversale qui peut imprégner toutes les couches de l’entreprise.
premier design center à Paris en 2013, mais aussi en concevant ces structures (huit désormais à travers le monde) comme autant d’unités d’innovation participative, en mode de co-design et de créativité au sens large. “Concrètement, le design thinking insiste sur l’expérience utilisateur, l’empathie, le design et la rupture avec les modèles traditionnels de management. Cela permet d’articuler autour d’un même projet innovant des profils variés. Ce ne sont pas seulement des produits de rupture qui sont créés, mais aussi des business models qui ont pu être transformés”, explique Didier Boulet, directeur du design thinking chez Thales. Et de poursuivre : “la 6-Watch for you, baptisée 6W4U, est par exemple une montre connectée destinée à la protection des policiers. Cette montre a été co-designée à chaque étape avec les utilisateurs finaux, les policiers, ce qui nous a permis d’appréhender en profondeur leurs problématiques et d’adapter la solution proposée. Cela a nécessité un an de travail avec les services concernés. La 6W4U est désormais commercialisée”.
Chez GRTgaz, filiale du groupe Engie, il s’agit également d’impliquer toutes les strates de l’entreprise via la création en 2016 de sa digital team, une équipe de 90 personnes regroupée au sein d’un Design lab. “Ce dernier a accompagné plus d’une quinzaine de projets et monté une cinquantaine d’ateliers de design thinking avec une approche de co-créativité pour s’inspirer mutuellement, définir des problèmes, générer des solutions, prototyper et tester”, explique Marguerite Vatier, product manager du Design lab de GRTgaz. Et de poursuivre : “nous avons par exemple accompagné la création d’un jeu interactif destiné à la direction commerciale de GRTgaz. Ce serious game, à visée de vulgariser et de simplification, a permis à nos clients [les expéditeurs de gaz] d’appréhender des mécanismes de marché complexes. Le design thinking a également permis de déployer un nouvel intranet personnalisable, accessible sur smartphone et qui répond parfaitement aux besoins des salariés. Dans ces deux cas, il a fallu accepter que les solutions proposées ne soient pas parfaites mais évolutives, ce qui a permis de les déployer dans des délais très courts”.
Chez le groupe d’assurances Allianz, le design thinking est désormais systématiquement utilisé sur tous les projets de refonte ou de lancement de nouveaux services digitaux ou la mise en place de fonctionnalités sur le site Internet. “Le design thinking a permis de renforcer la collaboration entre équipes, la réactivité et la vitesse d’exécution, l’engagement des collaborateurs, et bien sûr une orientation client concrète. Plus qu’avant, les utilisateurs finaux sont les vrais juges de paix pour apprécier la pertinence d’un projet”, analyse Jean Boucher, directeur de l’expérience client d’Allianz France.
Aussi pour les PME
Pour autant, les grands comptes ne sont pas les seuls concernés. Bien au contraire ! “Les PME ont tout à gagner dans une approche centrée sur l’utilisateur car elles ont rarement les budgets qui leur permettent de faire de la recherche et développement en pure spéculation sur de nouvelles technologies”, note Samuel Bernier. “Le concept peut d’autant plus s’appliquer aux PME que l’un des design center de Thales, implanté à Brest, a été ouvert pour booster l’innovation chez Thales, mais également pour participer au réseau dynamique local”, explique de son côté Didier Boulet. Pour Christine Truc Modica, directrice de Fjord France, le studio de design et d’innovation d’Accenture Interactive, les PME ne doivent pas se sentir ostraciser : “oui, le design s’applique à toutes les industries et à tous les types de services, c’est une approche, et non pas un concept, qui permet d’identifier des problématiques complexes et de créer des solutions globales qui ont du sens pour les utilisateurs et les différentes parties prenantes”. Dalila Madine, ancienne étudiante à Stanford, l’université ayant vulgarisé cette méthode, ne dit pas autre chose : “le design thinking cherche avant tout à trouver des solutions ! Peu importe la structure derrière… Grands groupes, institutions, PME, etc. Lorsque nous nous intéressons à cette méthodologie, ce qui nous importe avant tout c’est l’humain, et bien évidemment le ou les problèmes qu’il rencontre.”
Plus généralement, au-delà des considérations sur la taille des entreprises et leurs activités, certains experts estiment que la problématique finale se situe ailleurs. “Je ne sais pas s’il est nécessaire de sensibiliser les entreprises au design thinking plutôt que de les sensibiliser au design… tout court. Aujourd’hui, énormément de PME françaises n’ont jamais fait appel à un designer. Pourtant, le simple fait d’avoir dans l’entreprise une personne formatée pour penser utilisateur peut avoir un impact considérable sur le type de produits et services proposés”, conclut Samuel Bernier.
“Les PME ont tout à gagner dans une approche centrée sur l’utilisateur car elles ont rarement les budgets qui leur permettent de faire de la recherche et développement en pure spéculation sur de nouvelles technologies”
“Plus qu’avant, les utilisateurs finaux sont les vrais juges de paix pour apprécier la pertinence d’un projet”