Le Nouvel Économiste

Le Japon, miroir inversé de la France

Les leçons du modèle conservate­ur nippon

- PAR PHILIPPE PLASSART

Il y a trente ans, le Japon disparaiss­ait subitement des radars suite à l’éclatement de la bulle immobilièr­e qui allait mettre son économie et ses banques sur le flanc pendant une dizaine d’années. Empêtré dans une déflation apparemmen­t sans fin, le pays a sombré dans une sorte d’anonymat, hormis l’attention portée par les jeunes du monde entier aux… Mangas. Insensible­ment pourtant, à mesure des difficulté­s croissante­s que connaissen­t les autres pays, ce désintérêt pour le pays du Soleil Levant s’estompe. Les observateu­rs sont amenés ainsi à redécouvri­r quelques données de base du pays et à réviser leur jugement. Non, le Japon n’a pas disparu! Avec un PIB d’environ 4 870 milliards de dollars, supérieur de 88 % à celui de la France, le Japon reste la troisième économie du monde...

Il y a trente ans, le Japon disparaiss­ait subitement des radars suite à l’éclatement de la bulle immobilièr­e qui allait mettre son économie et ses banques sur le flanc pendant dizaine d’années. Empêtré dans une déflation apparemmen­t sans fin, le pays a sombré dans une sorte d’anonymat, hormis l’attention portée par les jeunes du monde entier aux… Mangas. Insensible­ment pourtant, à mesure des difficulté­s croissante­s que connaissen­t les autres pays, ce désintérêt pour le pays du Soleil Levant s’estompe. Les observateu­rs sont amenés ainsi à redécouvri­r quelques données de base du pays et à réviser leur jugement. Non, le Japon n’a pas disparu ! Avec un PIB d’environ 4 870 milliards de dollars, supérieur de 88 % à celui de la France, le Japon reste la troisième économie du monde. Pas mal pour un pays moribond ! Avec 3 000 milliards de dollars de patrimoine net à l’étranger, l’archipel est aussi le premier créditeur mondial devant l’Allemagne et la Chine, alors que la France est débitrice nette de 570 milliards. Pas vraiment l’image d’un pays en voie de déclasseme­nt ! À l’instar de ces touristes français, de plus en plus nombreux, surpris par la civilité que déploient à leur égard les Japonais en dépit de la densité territoria­le, par contraste avec l’agressivit­é de nos concitoyen­s, le Japon n’en finit pas de laisser paraître sa singularit­é à ceux qui prennent le temps de le connaître de l’intérieur. “Les Japonais poussent ‘l’incorrecti­on’ à ne rien faire comme nous dans à peu près tous les domaines”, analyse Jean-Marie Bouissou. Cet universita­ire installé au Japon tire ‘Les leçons du Japon’ dans un essai passionnan­t de près de 350 pages (Fayard). Au point de faire du Japon une sorte d’antiFrance ? Jean-Marie Bouissou récuse cette terminolog­ie, par trop connotée. Pour autant, le Japon est sûrement le miroir inversé de la France à bien des égards. Un point de vue que partage Karyn Poupée, journalist­e, elle aussi installée dans le pays et auteure d’un livre fouillé publié il y a quelques années sur les Japonais (Tallandier/Texto). “Mentalités, comporteme­nts, tout oppose nos deux pays”, reprend-elle. Au jeu des comparaiso­ns, force est de reconnaîtr­e que le Japon ressort bien souvent gagnant. Au premier chef dans sa quête réussie de cohésion sociale et culturelle, comparée aux multiples fractures qui brisent la France en morceaux. “Les Japonais semblent s’aimer beaucoup mieux que nous, ou du moins se supporter eux-mêmes, y compris leurs dirigeants. (…). Ils ‘font société’ et ‘font nation’, comme on ‘fait corps’, bien mieux que nous”, fait ainsi valoir Jean-Marie Bouissou. Un tel atout est sûrement décisif à l’échelle d’une nation pour affronter les difficulté­s présentes et à venir en facilitant la formation d’un consensus. Celui qui manque tant en France. Tout n’est évidemment pas bon à prendre dans le modèle conservate­ur nippon qui n’est pas exempt de graves défauts : le surmenage des salariés, la place inférieure réservée aux femmes, le conformism­e niveleur, la lenteur paralysant­e pour les prises de décisions, etc. Mais que ce soit en politique, dans le social ou dans la gestion de la dette, la singularit­é des us et coutumes nippones, si éloignés de nos moeurs, mérite l’examen.

Politique : la conservati­on plutôt que la révolution

Le trait dominant de la vie politique japonaise est son extrême stabilité, qui contraste avec la valse perpétuell­e des dirigeants que l’on connaît en France. Alors que depuis 1981, chaque élection donne lieu à un changement de majorité ou de président dans l’Hexagone, au Japon, le Parti libéral démocrate (PLD) a conservé le pouvoir quasiment sans interrupti­on depuis la guerre, sauf pendant deux courtes périodes. Le Premier ministre, Shinzo Abe, nommé en 2012, est assuré, nouvel exemple de continuité, de conduire les affaires du pays jusqu’en 2021. “Les Japonais gardent un mauvais souvenir de l’expérience des deux alternance­s et ne semblent pas prêts à y regoûter. Le changement leur fait peur” explique Karyn Poupée. Les caciques du PLD qui règnent souvent depuis plusieurs génération­s n’en conservent pas moins une cote de popularité élevée qui ferait rêver le moindre élu en France, où la légitimité de l’autorité politique la plus haute – celle du président – est si vite mise en cause dans une ambiance théâtrale pré-insurrecti­onnelle. “La passion idéologiqu­e est complèteme­nt étrangère à la scène publique japonaise. Les Japonais attendent de l’État qu’il améliore les services rendus et rien de plus. Chacun se tient à sa place et personne ne revendique”, explique Jean-Marie Bouissou. Une attitude qui tranche avec la mentalité râleuse des Français qui attendent “tout” de l’État au nom du grand principe révolution­naire de l’égalité. Et même s’il ne s’agit bien souvent dans la réalité que de défendre leurs propres privilèges. L’explicatio­n de cette différence d’état d’esprit est d’ordre culturelle : les Japonais baignant dans un univers shintoïste considèren­t

Japon ressort bien souvent gagnant. Au premier chef dans sa quête réussie de cohésion sociale et culturelle, comparée aux multiples fractures qui brisent la France en morceaux

le bonheur comme nécessaire­ment fugace, ce qui les pousse à se contenter de ce qu’ils ont alors qu’en France, on affiche des idéaux de vie volontiers absolus tout en ayant les yeux envieux tournés vers le jardin ou la réussite du voisin. Autre facteur de pacificati­on repéré par Jean-Marie Bouissou, les médias. Au Japon, ces derniers jettent rarement de l’huile sur le feu. “Le journalism­e d’investigat­ion ou ‘de parti pris’ n’existe pas. Les médias ne ‘sortent’ pas les informatio­ns qui dérangent et s’en tiennent à une stricte neutralité politique lors des campagnes électorale­s”. Et tant pis si de l’avis général, on s’ennuie un peu au Japon.

Social : la préférence pour l’emploi versus la tolérance du chômage

Sur le terrain social, les différence­s de performanc­es entre le Japon et la France sont encore plus flagrantes. Le Japon, en dépit d’un quart de siècle de marasme économique, reste le pays du pleinemplo­i avec un taux de chômage de moins de 3 %. Alors que la France tolère un chômage structurel de 7 à 8 % qui semble incompress­ible. L’objectif d’un travail pour tous n’est pas inscrit dans la constituti­on nippone, mais il pourrait l’être. Le travail occupe une place éminente dans la psychologi­e collective. “Hors du travail, point de salut. Le travail est la valeur suprême et le ressort quasi unique du lien social au Japon. Ne pas être à son poste de travail est considéré comme un échec dégradant”, souligne Jean-Marie Bouissou. En France, au contraire, la société s’est accommodée depuis 1974 du chômage de masse. Les allocation­s-chômage, bien plus généreuses qu’au Japon, rendent la pression à l’encontre des chômeurs bien moins forte. L’idée qu’un demandeur d’emploi puisse refuser une offre qui ne lui convient pas est totalement inconcevab­le au Japon. En contrepart­ie, les entreprise­s nippones continuent d’avoir une gestion de la main-d’oeuvre à l’ancienne, loin des canons de la flexibilit­é préconisée par l’OCDE. “Ce n’est certes plus le schéma de l’emploi à vie, mais le licencieme­nt n’est toujours envisagé qu’en ultime recours”, explique Karyn Poupée. Avec pour inconvénie­nt, à l’aune des critères occidentau­x, de générer de façon patente de sureffecti­fs dans les administra­tions publiques et dans bon nombre de secteurs économique­s (commerce, travaux publics etc.). D’où une productivi­té globale du travail nippone bien moins élevée qu’en France. C’est ce qui s’appelle un choix de société.

Dette : gestion décomplexé­e là-bas, risquée ici

220 % ? 250 % ? On ne sait plus très bien à Tokyo combien pèse la dette du pays dans le PIB. Une imprécisio­n révélatric­e de la façon décomplexé­e avec laquelle les Japonais gèrent leurs finances publiques. Chaque année, le déficit budgétaire rajoute pas moins de 5 % du PIB à la montagne de dettes accumulées, ce qui fait du Japon le champion du monde de la relance keynésienn­e. Autoroutes, ponts, trains à grande vitesse… la multiplica­tion des chantiers publics dote le territoire de l’archipel d’un réseau d’infrastruc­tures d’extrême qualité sans équivalent dans le monde. Sans que cela ne pose le moindre problème de financemen­t puisque la dette, grâce à une épargne surabondan­te, est détenue quasi exclusivem­ent par les Japonais eux-mêmes. Ce qui la met à l’abri des soubresaut­s des marchés. En France, la dette qui dérive vers les 100 % du PIB finance depuis près de quarante ans les dépenses courantes d’un État impécunieu­x qui vit au-dessus de ses moyens. Avec une dette détenue aux deux tiers par les étrangers, le pays peut craindre un changement d’opinion à tout moment des investisse­urs internatio­naux qui ferait remonter les taux d’intérêt. Avec à la clé un étrangleme­nt rapide des finances publiques. “Un scénario d’effacement brutal de la dette qui spolierait les créanciers n’est toutefois pas à exclure au Japon. J’ai évoqué cette hypothèse lors d’une réunion financière et mes interlocut­eurs banquiers ne s’en sont pas offusqués”, relate Jean-Marie Bouissou.

Ce qu’il y a à prendre et ce qu’il y a à laisser

Par rapport aux convulsion­s françaises, dont le mouvement des gilets jaunes fut l’hiver dernier l’une des manifestat­ions les plus visibles, le Japon – et les Japonais – tire un bénéfice évident d’un débat public aseptisé, d’un chômage inexistant et d’une dette publique beaucoup moins angoissant­e. “Tout cela épargne à la population du stress et est facteur de confiance, en particulie­r à l’égard des élites” souligne Jean-Marie Bouissou. Discipliné­s, peu enclins à contester, et respectueu­x à l’extrême du bien commun, les Japonais surperform­ent dans l’art de “l’organisati­on mécanique”, souligne pour sa part Karyn Poupée. Mais la médaille a son revers : les Japonais peinent à improviser et à changer de logiciel même quand cela peut s’avérer nécessaire. Ils ont ainsi mis plus de cinq ans, après la crise de 1991, pour reconnaîtr­e la présence de créances douteuses dans le bilan de leurs banques et pour commencer à les traiter “Ce qu’ils veulent avant tout, c’est garder en toutes circonstan­ces la maîtrise des choses. En témoigne l’évolution de leur attitude vis-à-vis des migrants. Longtemps totalement fermé, le pays s’ouvre petit à petit à l’immigratio­n dès lors qu’elle est sélective et contrôlée” constate Jean-Marie Bouissou.

• ‘Les leçons du Japon – Un pays très incorrect’ par Jean-Marie Bouissou (Fayard 2019)

• ‘Les Japonais’ par Karyn Poupée (Tallandier- Texto 2012)

“Chaque année, le déficit budgétaire rajoute pas moins de 5 % du PIB à la montagne de dettes accumulées, ce qui fait du Japon le champion du monde de la relance keynésienn­e”

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