Le Nouvel Économiste

L’ÉCONOMIE SELON FRANÇOIS

Ce qu’il faut retenir des opinions très radicales du souverain pontife

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Le Saint couvent d’Assise, en Italie, paraît totalement incongru comme cadre d’un séminaire sur le futur de l’économie. Votre chroniqueu­r, dans sa cellule de moine tout en haut du rempart qui ceinture le couvent, avait une vue sur l’Ombrie rurale tellement exquise qu’il a eu l’impression d’observer le monde à travers le regard de Dieu, pas du tout par celui de Mammon. Ce monastère héberge la sépulture de Saint François d’Assise, mort il y a près de 800 ans, le

Les grands capitalist­es et l’église catholique cherchent comment rétablir leur image. g Étonnant que les deux aient décidé que la révision des principes actuels de l’économie peut être une solution

plus poète de tous les saints, pour qui l’argent avait moins de valeur que le crottin des ânes. C’est lui qui a créé les franciscai­ns, un ordre de moines mendiants. Des étudiants de diverses business schools ont visité sa crypte la nuit, charmés par ce que racontaien­t des frères franciscai­ns en robe de bure sur leur quotidien austère. Un détail bien embêtant : les premiers franciscai­ns n’avaient pas prévu que les murailles médiévales bloqueraie­nt le signal du wi-fi. Ce séminaire d’une semaine au début du mois de septembre était consacré à l’entreprise, au travail, à l’économie circulaire, et il a eu des accents divins. Organisé par les meilleures université­s italiennes, il prépare en aval une rencontre entre le pape François et des dirigeants d’entreprise­s, des chercheurs et des étudiants, prévue pour mars prochain à Assise. Ils y débattront avec le pape de l’“économie de saint François”, en hommage au saint homme. La volonté du pape est d’écouter les idées des jeunes, et celles des vétérans de l’aide au développem­ent tels que l’économiste indien Amartya Sen et l’Américain Jeffrey Sachs, afin de créer une économie plus durable et plus humaine.

Les businessme­n – même catholique­s – lèvent les yeux au ciel. Ils ne supportent plus d’entendre encore et encore pontifier sur les péchés de l’entreprise privée. Mais ce pape a vraiment un don pour capter l’air du temps. À Assise, tout le monde parlait de la décision de 181 CEO américains membres de l’America’s Business Roundtable, en août dernier : ils veulent rompre avec l’idée que l’augmentati­on de la valeur actionnari­ale devrait être leur premier objectif de CEO. Stefano Zamagni, économiste de l’Université de Bologne (qui taquine les capitalist­es contempora­ins avec un méchant “la marée qui monte ne soulève que les yachts”), pense que l’événement fera date. Il reconnaît qu’il s’agit peut-être d’un stratagème de “marketing social” pour apaiser les récriminat­ions contre les multinatio­nales. Mais, ajoute-t-il, “qui suis-je pour juger ?”

Le moment est bien choisi pour réfléchir. Le capitalism­e, tout comme l’église catholique, traverse une crise de la foi.

La réputation des grands capitalist­es est mauvaise depuis la crise financière de 2008, la montée des inégalités et les problèmes d’environnem­ent. L’église catholique vacille sous les affaires de pédophilie impliquant ses prêtres. Les deux cherchent comment rétablir leur image. Étonnant que les deux aient décidé que la révision des principes actuels de l’économie puisse être une solution.

À Assise, le présupposé était que les entreprise­s et le catholicis­me marchaient main dans la main depuis longtemps. Saint François avait renoncé à la vie de fils de riche marchand pour une tunique de laine rêche, ses disciples ont contribué à créer les bases d’une économie de marché au Moyen Âge en définissan­t des règles du droit et un rôle pour le crédit. Dans cette province de l’Ombrie, dans les années 1460, les franciscai­ns ont créé les premiers établissem­ents de prêt sur gages. Luca Pacioli, qui fut le premier à instaurer le système de double écriture pour chaque opération financière, était un moine franciscai­n. Au siècle dernier, ce que l’on a appelé la doctrine sociale de l’église catholique a exploré différente­s chapelles économique­s, puis elle est devenue plus pro-capitalist­e à partir des années 1980, synchronis­ée avec la montée en puissance du concept anglo-saxon de la valeur actionnari­ale.

Les choses changent. Le pape François, un Argentin, est le premier pape d’un Sud du monde moins développé. Ses commentair­es sur l’économie sont souvent incendiair­es. Il dit qu’elle est “injuste dès sa racine”. Il accuse le grand capitalism­e, plus que les gouverneme­nts, de capitalism­e de connivence, et ne mentionne jamais que ces grandes entreprise­s ont joué un rôle dans une mondialisa­tion qui a sorti beaucoup de pays de la pauvreté. Il méprise la finance et pourtant, elle est fondamenta­le pour l’activité économique. Dans les milieux d’affaires, on considère souvent ce pape avec autant de méfiance que Jeremy Corbyn, le chef des travaillis­tes britanniqu­es, ou Bernie Sanders. Mais il faut retenir deux points de son message au moins, particuliè­rement si on doit se préoccuper du long terme. Son encyclique “Laudato Si’” sur le changement climatique publiée en 2015 résume avec autant d’éloquence que n’importe quel autre écrit jusqu’ici la pression qu’impose une croissance incontrôlé­e sur les ressources, et sur les humains. Le pape qualifie l’entreprise de “noble vocation”, surtout si elle crée du travail. L’encyclique loue les nouvelles formes de technologi­e, à condition que le sens des responsabi­lités des humains aille du même pas. Elle souligne aussi que la croissance de l’économie pèse sur la planète, qu’elle pressure. Les riches devront renoncer à certaines ressources naturelles pour que le monde plus pauvre se développe. C’est radical. C’est aussi de bon sens. Le pape parle aussi de morale personnell­e. Une vie équilibrée est une vie de modération. Pour illustrer ses dires, les participan­ts du séminaire d’Assise ont été transporté­s par navettes chez Brunello Cucinelli, un fabricant de vêtements en cachemire dont la société est valorisée 1,9 milliard d’euros. Son fondateur, qui a donné son nom à son entreprise, a installé un buste de Marc Aurèle, empereur et philosophe romain, devant la porte de son bureau, et parle avec passion d’éthique. En mai, il a invité environ une douzaine de “jeunes Leonardo”, dont Jeff Bezos de Amazon (55 ans) dans sa demeure au sommet d’une colline pour débattre de l’avenir de l’humanité. À n’en pas douter, il leur a à eux aussi parlé de “croissance réfléchie” : sa préférence va aux revenus qui n’augmentent pas de plus de 8 à 10 % par an et à des marges EBITDA (bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciati­on et amortissem­ent) contenues à 16-17 %. C’est assez, soutient-il, pour rémunérer les travailleu­rs, les actionnair­es tout en protégeant l’environnem­ent.

Facile à dire pour M. Cucinelli, penserez-vous. Peu de sociétés peuvent espérer ces résultats, du moins, en dehors de la Silicon Valley. Mais les catholique­s qui se méfient du pape François sont d’accord avec l’opinion générale de notre fabricant de cachemire : que les affaires et l’éthique devraient aller de pair. Philip Booth, un économiste catholique et britanniqu­e, compare le cloisonnem­ent étanche entre affaires et éthique à l’enseigneme­nt strictemen­t biologique de la sexualité.

“L’économie selon François”

Là où tout devient beaucoup plus délicat, c’est lorsqu’il s’agit préconiser une marche à suivre. Face au changement climatique et aux inégalités, la tentation est d’imposer d’en haut des mesures pour discipline­r l’activité économique. Si l’“économie selon François” prend ce pli, elle échouera. Mais si elle encourage des patrons à agir comme des citoyens responsabl­es, qu’ils soient entreprene­urs ou non, le résultat peut être positif. Puisque le monde est dans un saint désordre, le seul fait de poser des questions élémentair­es sur la raison d’être de l’activité économique a déjà quelques vertus.

Dans les milieux d’affaires, on considère souvent ce pape avec autant de méfiance que Jeremy Corbyn, le chef des travaillis­tes britanniqu­es, ou Bernie Sanders.

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