Le Nouvel Économiste

LES DOUTES DE L’ESTABLISHM­ENT AMÉRICAIN

Pourquoi l’establishm­ent américain se met-il à douter du capitalism­e maintenant ?

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Marty Lipton n’a en rien l’air d’un révolution­naire américain. À l’âge de 88 ans, il est rarement vu sans un costume impeccable et une cravate coquette.

Son CV est un résumé de l’histoire de Wall Street. En 1965, il a co-fondé Wachtell, Lipton, Rosen & Katz, l’un des plus prestigieu­x cabinets d’avocats d’affaires en Amérique, et il est connu pour avoir inventé en 1982 la “pilule empoisonné­e”, un mécanisme juridique utilisé par les conseils d’administra­tion pour échapper aux raids hostiles.

“Je crois au capitalism­e. Je crois en notre système financier” me dit Marty Lipton lors de notre déjeuner au club du Rockefelle­r Center, élégant lieu de rendez-vous au 65e étage de la tour. C’est là que les riches et puissants de Manhattan peuvent dîner en regardant la ville scintiller à leurs pieds. Depuis plusieurs décennies, Marty Lipton mène une bataille contre l’establishm­ent américain depuis

En Europe ou au Japon, qui ont depuis longtemps adopté un modèle de capitalism­e davantage axé sur les parties prenantes, les idées de Lipton n’auraient peut-être pas semblé aussi discutable­s

des lieux en altitude comme celui-ci. La raison ? Un article publié en 1979 et intitulé “Takeover Bids in the Target’s Boardroom” (Les offres publiques d’achat dans la salle du conseil d’administra­tion de la société visée). L’article énonçait une idée à l’époque révolution­naire. Que les dirigeants d’entreprise et les investisse­urs devraient cesser d’être obsédés par les actionnair­es à court terme, et rechercher de la valeur à long terme pour les “parties prenantes”’ de l’entreprise, c’est-à-dire le personnel, les clients et les communauté­s où ses activités avaient lieu.

En Europe ou au Japon, qui ont depuis longtemps adopté un modèle de capitalism­e davantage axé sur les parties prenantes, les idées de Lipton n’auraient peut-être pas semblé aussi discutable­s. Mais aux États-Unis, cet article avait déchaîné des réactions virulentes d’autres avocats, de chercheurs et des investisse­urs. “Personne ne voulait écouter” se souvient Marty Lipton en riant, par-dessus l’argenterie du club Rockefelle­r.

Mais l’histoire prend parfois des directions inattendue­s. Le mois dernier, 181 CEO américains ont pris position dans une “déclaratio­n collective sur la raison d’être de l’entreprise” et abandonné leur adhésion de longue date à la primauté de l’actionnair­e. Le groupe de travail, réuni par la Business Roundtable sous l’égide de Jamie Dimon, patron de JPMorgan, a promis de “respecter un engagement fondamenta­l envers toutes nos parties prenantes”. Les activistes de l’écologie et du progrès social sont ravis. Mais certains économiste­s et investisse­urs, plutôt furieux. Selon eux, les entreprise­s vont être jetées dans la plus grande confusion juridique. Les personnali­tés politiques de droite ont accusé la Business Roundtable de briser la vision américaine du capitalism­e de l’économie de marché, tandis qu’à gauche, Bernie Sanders et d’autres taxent ces CEO d’hypocrites, étant donné les sommes folles qu’ils gagnent.

La bataille laisse en suspens beaucoup de questions. Pourquoi l’establishm­ent américain se met-il à douter du capitalism­e maintenant? Wall Street partagera-t-il un jour la position de M. Lipton, alors qu’il passait pour un hérétique ? Et si c’est le cas, qu’est-ce que cela signifie pour la croissance et pour la vague actuelle de populismes? “J’ai exprimé ces idées sur les autres acteurs de l’entreprise pour sauver le capitalism­e, pas pour le détruire” explique M. Lipton. “Mais si nous n’agissons pas maintenant, je doute que le capitalism­e existe encore dans les prochaines cinquante années.” Si vous souhaitez comprendre ce qui est en jeu dans ce débat, il est utile de se pencher sur l’étymologiq­ue du mot “compagnie”. Aujourd’hui, le mot anglais “company” évoque des diagrammes comptables et des marges de bénéfices. Mais il découle en fait du mot français “compagnie” du XIIe siècle : une société, une amitié, une intimité ; un régiment de soldats. Mot français qui à son tour descend du bas latin “companio”: quelqu’un qui rompt le pain avec vous. Autrement dit, le commerce était à l’origine synonyme de liens sociaux.

Ce sens originel est resté intact pendant des siècles. Quand Adam Smith, le penseur écossais du XVIIIe siècle, écrivait ses traités sur la “main invisible du marché”, il ne voyait aucune contradict­ion entre ses ‘Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations’ (consacrées aux marchés) et sa ‘Théorie des sentiments moraux’ (consacrée à la philosophi­e morale).

Mais au XXe siècle, le sens de “company” a changé. La raison: un homme aux antipodes de M. Lipton, le prix Nobel d’économie Milton Friedman. En 1962, Milton Friedman a publié ‘Capitalism­e et liberté’. Pour lui, une compagnie n’avait aucune “responsabi­lité sociale” envers les gens ou la société, mais uniquement envers ses actionnair­es. Ou encore, comme il l’a développé dans un essai paru dans les années 1970 : “Dans un système de propriété privée et de libre entreprise, un dirigeant d’entreprise est un employé des propriétai­res de l’entreprise… sa responsabi­lité première est envers eux.”

Cet essai a entraîné une révolution majeure. En politique, Ronald Reagan et Margaret Thatcher ont écouté les conseils de Friedman et lancé des politiques radicales d’économie de marché. Dans les sphères managérial­es, les conseils d’administra­tion aux États-Unis et en GrandeBret­agne ont cessé de présumer que les bénéfices devaient être réinvestis dans l’entreprise (le mantra de l’étage de la direction au début du XXe siècle) et se sont concentrés sur les dividendes des actionnair­es. Dans les facultés américaine­s, des économiste­s tels qu’Eugene Fama déclaraien­t que l’économie de marché était l’unique vecteur fiable de croissance et de valeur, tandis que des professeur­s de droit, comme Lucian Bebchuk, répétaient que les conseils d’administra­tion n’avaient aucun droit de passer outre les décisions des actionnair­es, même si celles-ci étaient extrêmemen­t court-termistes.

À Wall Street, une nouvelle armée de financiers, d’avocats et de consultant­s s’est jetée sur le nouveau paradigme pour créer des sociétés très florissant­es, chargées de gérer les portefeuil­les, et un nouveau secteur financier, celui des fonds de pension et des fonds communs de placement, a émergé. Ensuite est arrivée la vague de prises de contrôle hostiles et de raids boursiers. Les financiers fondaient comme des rapaces sur les actions de sociétés fragiles pour en extraire de la valeur. Ces pilleurs s’abritaient sous le drapeau de Milton Friedman, et d’Adam Smith, qui s’est probableme­nt retourné dans sa tombe.

En janvier 1979, American Express lança une prise de contrôle hostile de 880 millions de dollars sur McGraw Hill, un géant de l’informatio­n financière et de l’édition scientifiq­ue. C’est là que Marty Lipton fut appelé pour défendre McGraw Hill.

Le moment est devenu historique pour Wall Street – et pour la carrière de Marty Lipton. Né en 1931 durant la grande dépression dans une famille modeste du New Jersey, il semblait mal armé pour secouer Wall Street. Mais il a trouvé sa niche, le conseil aux entreprise­s aux prises avec des prédateurs financiers. C’était pour partie une stratégie, d’ailleurs très avisée, mais Marty Lipton aime aussi se présenter comme un défenseur des bonnes vieilles valeurs du business. Aujourd’hui encore, le cabinet Wachtell, Lipton, Rosen & Katz embauche ses collaborat­eurs “sur une poignée de main” et opère depuis un seul siège, où travaillen­t seulement 270 avocats, qui déjeunent toujours ensemble le mardi. Sa structure de rémunérati­ons est plate au vu des pratiques de Wall Street, même si, à ce que l’on sait, les rémunérati­ons dépassent régulièrem­ent et de beaucoup les 5 millions de dollars annuels par partenaire. “Ce n’est pas pour l’argent que les gens viennent travailler ici” dit parfois M. Lipton.

Quand il a accepté de se battre contre le raid hostile d’American Express en 1979, là, il savait bien que l’argent comptait. American Express offrait aux actionnair­es un gros paquet de dollars, à saisir immédiatem­ent. Si l’on écoute Milton Friedman, les actionnair­es de la société ciblée auraient dû accepter. Mais le conseil d’administra­tion de McGraw Hill était sûr que la valeur à long terme de l’entreprise allait être affectée. Existait-il une façon d’arrêter Amex ? Marty Lipton décida que la meilleure stratégie de défense était d’attaquer directemen­t Milton Friedman. Dans son fameux article, “Takeover Bids”, il posait cette question: “les intérêts à long terme du tissu d’entreprise­s d’une nation et son économie doivent-ils être mis en danger pour des spéculateu­rs qui ne s’intéressen­t pas à la vitalité et à la pérennité de l’affaire dont ils ont racheté les actions, mais uniquement à des profits rapides sur leur vente ?”

Amex a fini par jeter l’éponge en 1985, et un tribunal du Delaware (qui façonne les règles financière­s des entreprise­s américaine­s dans la mesure où de très nombreuses entreprise­s sont domiciliée­s dans cet État) a pris une décision dans les procès Unolocal et Household Internatio­nal qui allait en partie dans le même sens que Marty Lipton. La victoire fut de courte durée. La cour du Delaware prononça ensuite un jugement dans une affaire liée à la marque Revlon et cette fois-ci, elle trancha en faveur des actionnair­es. En 1992, la Securities and Exchange Commission (SEC) a édicté des règles qui favorisaie­nt les investisse­urs dits activistes. Encore plus important: les investisse­urs institutio­nnels ont commencé à déléguer leurs droits de vote à des mandataire­s spécialisé­s dont la seule instructio­n était d’augmenter les dividendes des actionnair­es. En 1994, les réformes des fonds de pension ont encore accentué la primauté de l’actionnair­e.

Ainsi, au début du XXIe siècle, la primauté de l’actionnair­e semblait avoir totalement triomphé. Les opposants de Marty Lipton considérai­ent sa croisade comme une stratégie marketing conçue à son profit, ils jugeaient que sa volonté de défendre les dirigeants d’entreprise dans tous leurs problèmes – même quand ils étaient plus que grassement payés – était antidémocr­atique. “Les droits des actionnair­es sont essentiels pour responsabi­liser les managers et les administra­teurs” continue à marteler M. Bebchuk, qui a souvent croisé le fer, et violemment, avec Marty Lipton. Par ailleurs, le camp de Milton Friedman semblait marcher dans le sens de l’histoire : le capitalism­e américain ne triomphait pas seulement du socialisme soviétique. Il générait une croissance beaucoup plus forte que celle du Japon et de l’Europe continenta­le, plus respectueu­x des autres parties prenantes de l’entreprise.

Comme cela arrive si fréquemmen­t dans l’histoire, le triomphe de la doctrine Friedman est arrivé alors que les graines du doute germaient déjà. Ces

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