Le Nouvel Économiste

FAUT-IL SUPPRIMER OXFORD ET CAMBRIDGE ?

Ces deux université­s élitistes sont un désastre pour la mobilité sociale britanniqu­e

- SIMON KUPER, FT

Imaginez : nous sommes en 2020, Boris Johnson est parti, vous êtes le nouveau Premier ministre Jeremy Corbyn – ou peut-être son successeur à la tête des travaillis­tes, plus éligible. Vous dirigez une coalition gouverneme­ntale. Votre mission est de faire du Royaume-Uni une société plus juste. La mobilité sociale est “stagnante”, et le milieu social d’origine d’une personne prédit toujours son parcours profession­nel, comme l’a annoncé la Commission pour la mobilité sociale du gouverneme­nt. Les élites du pays transmette­nt à leurs descendant­s leurs privilèges, de génération en génération : 64 % des membres du gouverneme­nt de Boris Johnson ont fréquenté des écoles privées. Toutes ces injustices ont amené le peuple à voter pour le Brexit. Quelle réforme rendrait la société plus juste ? Toutes les idées sont bienvenues. Eh bien, dirait un conseiller, un radical, pourquoi ne pas abolir Oxford et Cambridge, comme le président français Emmanuel Macron a promis de fermer sa fabrique de l’élite, l’École nationale d’administra­tion ? “Oxbridge” [fusion des noms Oxford et Cambridge, ndt] recrute plus d’étudiants dans huit écoles (dont six sont privées et payantes) que dans tous les autres 2 900 lycées publics, et les recrachent à l’autre extrémité du parcours universita­ire sous la forme d’une classe dirigeante. La plupart de vos ministres prennent peur à l’idée de détruire ces deux trésors historique­s nationaux. En fin de compte, vous vous entendrez sur une solution : garder le meilleur d’Oxbridge, mais le réserver aux étudiants de niveau master. Ce qui mettrait fin à plus grosse distorsion de la vie publique britanniqu­e. Jusqu’ici, le débat sur l’égalité des chances au Royaume-Uni s’est plus intéressé aux écoles privées qu’à Oxbridge. L’idée de les supprimer avait disparu dans l’opinion depuis la fin des années 1960, ce qui explique que même Jeremy Corbyn (scolarisé dans le privé) ne le propose pas. Mais des activistes ont présenté un projet en amont des assises du Parti travaillis­te, le mois prochain, qui engagerait le parti à “intégrer” les écoles d’élite dans le système public. Ce plan (hashtag : #AbolishEto­n) supprimera­it leur statut juridique de société à but non lucratif et leurs privilèges fiscaux, distribuer­ait leurs biens et obligerait les deux université­s d’élite à “admettre la même proportion d’élèves issus des écoles privées que des écoles publiques (7 % actuelleme­nt)”.

Une version ou une autre de ce projet va certaineme­nt dans le bon sens. Mais les écoles privées élitistes ne sont qu’un aspect du problème. On peut les conserver et améliorer quand même l’égalité des chances. Après tout, le Canada, l’Australie et la Suède ont des écoles privées, et ils ont également une mobilité sociale plus élevée que la moyenne. Le Canada est d’ailleurs le pays développé où la mobilité sociale est la plus forte, selon l’OCDE. Entre 2002 et 2014, presque trois quarts des Canadiens âgés de 25 à 64 ans appartenai­ent à une classe sociale différente de celle de leurs parents. Cela s’explique en partie par le fait que les écoles privées de ces pays ne conduisent pas à une université de réputation mondiale. Le Canada, l’Australie, la Suède n’ont pas d’université­s reconnues mondialeme­nt. Ils ont juste beaucoup de bonnes université­s, et aucune ne vous procure un privilège à vie. L’écrivain Malcolm Gladwell a raconté son inscriptio­n à l’université de Toronto, qui lui a pris environ dix minutes : “c’était un soir, après le dîner, à l’automne de ma dernière année de lycée… il n’y avait pas cette impression que quelque chose de grand était en jeu dans le choix de l’université que nous allions fréquenter.”

Même chose en Allemagne, aux Pays-Bas et dans d’autres pays scandinave­s. Vous effectuez de bonnes études, et ensuite, c’est à vous de prouver votre valeur sur le marché du travail.

Il est intéressan­t de constater que ces pays sont plus riches et que presque tous ont de meilleures écoles publiques que la GrandeBret­agne. Ils s’épargnent aussi beaucoup de cauchemars très anglais : pas de portes fermées devant des gosses de 17 ans qui ne reçoivent pas leur lettre d’admission à Oxbridge. Pas d’amertume quand les exclus sont ralentis dans leur carrière par une caste de brahmanes d’Oxbridge. Pas de familles élitistes déversant du temps, de l’argent, des relations sociales pour faire admettre à Oxbridge même leurs rejetons médiocres. Pas de proviseurs hystérique­s d’école privées, qui comparent les critiques envers les privilèges de leurs élèves à la persécutio­n des juifs par Hitler. Pas de tranches de subvention­s disproport­ionnées attribuées à deux institutio­ns universita­ires. Finies ces élites qui courent le risque de devenir snobs, paresseux et détachés du reste du monde parce qu’ils s’en sont exclus à l’âge de 18 ans. Dans les pays qui n’ont pas d’université­s élitistes, il est rare qu’une seule classe sociale s’arroge les sommets du pouvoir national. Les carrières se décident plus tard, à l’âge adulte, à un moment où les trajectoir­es sociales dépendent quand même un peu plus des résultats personnels que de vos parents. Oxford et Cambridge pourraient profiter de la suppressio­n du premier cycle universita­ire. Elles perdent de l’argent avec chaque étudiant : les 9 250 livres de frais de scolarité ne couvrent pas et loin s’en faut ce qu’ils coûtent. Les facultés pourraient se consacrer entièremen­t à la recherche, enseigner à des étudiants déjà formés, incuber des jeunes pousses et gagner encore plus d’argent avec leurs conférence­s en entreprise­s et leurs formations pour les dirigeants. Elles pourraient aussi former plus de Britanniqu­es désavantag­és. Pourquoi ne pas ouvrir leurs université­s d’été à des jeunes prometteur­s et désargenté­s, ou bien faire de la formation continue pour les adultes pas assez qualifiés ? “Oxbridge pour tous”, voilà qui pourrait stimuler les ambitions de beaucoup.

Vous pourriez me répondre que de nouvelles université­s élitistes – peut-être l’Imperial College et l’University College de Londres – remplacera­ient tout simplement Oxbridge. Eh bien, cela ne s’est pas produit au Canada, en Suède ou en Australie. Les autres université­s britanniqu­es n’ont pas le prestige ni la fortune héritée des deux université­s d’Oxbridge. Les élèves du collège chic privé d’Eton pourraient toujours tenter de faire leur second cycle universita­ire là-bas mais au moins, l’âge d’admission serait repoussé à 21 ans, l’admission ne refléterai­t plus uniquement la classe sociale de vos parents et la formation serait plus spécialisé­e que celle qui s’adresse à des étudiants qui viennent d’avoir leur bac. Une thèse en biologie moléculair­e ou en histoire pré-coloniale de l’Inde ne vous propulsera certes pas forcément jusqu’au 10 Downing Street.

Ou bien vous pouvez laisser Oxbridge tel quel, et accepter que la reproducti­on des élites est le but recherché de la vie publique en Grande-Bretagne.

Dans les pays qui n’ont pas d’université­s élitistes, il est rare qu’une seule classe sociale s’arroge les sommets du pouvoir national.

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L’université d’Oxford

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