Les robots du risque clients
Intelligence artificielle et big data sont aux portes du credit management
Les données restent encore un sujet sensible. Si la technologie permet d’ores et déjà beaucoup de choses, la réglementation européenne, et en particulier française, restreint la collecte
La gestion du poste client est en pleine mutation digitale. La filière se doit donc bien évidemment d’être en phase avec son époque. Intelligence artificielle et big data sont désormais les deux mamelles d’une révolution technologique dont on peine encore aujourd’hui à saisir tous les tenants et aboutissants. Néanmoins, la profession commence d’ores et déjà à placer ses pions. Avec à la clé une automatisation des tâches les plus chronophages, mais également une plus grande anticipation du risque. Il s’agit en effet pour les credit managers de construire des modèles de prédiction du risque s’appuyant sur l’IA capables d’exploiter un volume exponentiel de données. Même si la main de l’homme reste toujours au coeur du dispositif.
Après l’automatisation des process et la dématérialisation de la facturation, le credit management se devait, en toute logique, d’optimiser sa révolution digitale via l’IA et le big data. Si nous en sommes encore aux prémices de l’intelligence artificielle, force est de constater que la profession a su mettre à profit tous ces bouleversements numériques, à commencer par l’utilisation des mégadonnées. “Les grands acteurs de l’information de solvabilité font appel à des data scientists, payés à prix d’or pour triturer les data à la fois traditionnelles du crédit (sources officielles) mais également celles fournies par les entreprises elles-mêmes (factures, paiement), les sources privées de partenariats (carnets de commande, connaissance des principaux clients et fournisseurs, recouvrement de créances, contentieux et litiges devant les tribunaux) ou encore des données sur les dirigeants et cadres opérationnels obtenus bien souvent par des méthodes de web crawling [logiciel qui explore automatiquement le web]”, explique Sylvain Bonté, directeur du développement des activités IARD et risques financiers chez l’assureur April. Et de poursuivre : “ces données compilées, qui ne sont donc plus nécessairement financières mais également humaines et comportementales, permettent de bâtir des modèles de scores [valeur potentielle d’un client] extrêmement perfectionnés, sur des sociétés du monde entier”. Néanmoins, les données restent encore un sujet sensible. Si la technologie permet d’ores et déjà beaucoup de choses, la réglementation européenne, et en particulier française, restreint la collecte. “Les informations sensibles sur la vie privée des entreprises (loi sur le secret des affaires) ou les données à caractère personnel des personnes physiques ou morales, ne peuvent être exploitées aussi facilement pour détecter des signaux faibles”, note Alain Léonhard, président de Covline, éditeur de logiciel de recouvrement de créances.
Encore les prémices de l’IA
Si le big data permet d’ores et déjà de transformer de la donnée brute en outil d’aide à la décision, l’IA permettra d’automatiser intelligemment et de façon agile des processus transactionnels. Car de belles perspectives sont envisagées. “Il est désormais question d’utiliser le big data et l’IA pour créer davantage de valeur ajoutée au credit manager. Des outils hautement intelligents créent des algorithmes pour analyser la nature des échanges entre fournisseurs et clients. Si nous sommes capables de déterminer les raisons récurrentes des retards de paiement pour tel ou tel client, il est plus facile de les anticiper pour les faire disparaître (ciblage de l’interlocuteur, format de facture, état de trésorerie, accord tacite sur le délai de paiement…) en adaptant les stratégies de recouvrement”, explique Yann Durand, senior manager chez Fed Finance. Et d’ajouter : “l’IA peut anticiper le niveau de risque d’un client en croisant toutes ces données, et spécifier la qualité d’une relance par exemple. Ces outils vont permettre au credit manager de se concentrer sur des sujets à plus forte valeur ajoutée qui visent la performance”. Même scénario d’anticipation pour Sylvain Bonté : “en termes de gestion de créances, là aussi, les outils d’intelligence artificielle analyseront des données comportementales pour définir des ‘profils payeurs’ qui permettront, dès l’analyse d’un portefeuille de créances, de déterminer une probabilité de recouvrement, les scénarios de recouvrement les plus adaptés à chaque profil et les coûts envisageables en termes de procédures”.
Derrière ces anticipations : le souhait de désengager le credit manager de toute une série de tâches parasites et chronophages. Et donc de l’aider à focaliser son temps sur des tâches à forte valeur ajoutée. “Grâce à ces technologies, l’utilisateur gagne aussi en autonomie et en agilité, et peut faire évoluer l’application en quelques clics, par exemple en changeant le scénario de recouvrement ou un courrier de relance. Autrement dit, le big data et l’IA permettent de renforcer drastiquement le rôle essentiel du credit manager dans l’optimisation du DSO [délai moyen de recouvrement] et du BFR [besoin en fonds de roulement], alors même que selon le cabinet PwC, 54 % des directeurs financiers prévoient de financer la croissance par le BFR en 2019”, note Aymeric Dupas, directeur général de la fintech Aston iTF.
Attention néanmoins à ne pas s’enflammer. Le chemin est encore long avant la généralisation de ces technologies. Pour Brice Tariel, “la généralisation de l’utilisation du big data et des sources de données alternatives pour le credit management restent encore une série télé d’anticipation. De plus, il ne faudrait pas que les algorithmes excluent systématiquement certains secteurs ou certains pays…”, note le responsable innovation chez Coface, société d’assurance-crédit.
Une nouvelle boîte de Pandore ?
En effet, certains s’alarment d’une prise de contrôle progressive de l’IA sur les tous les secteurs de l’économie. Quid alors d’une surdigitalisation du risque client ? En effet, en Corée du Sud, terre d’excellence pour ces révolutions
IT, l’intelligence artificielle sert d’ores et déjà à recruter les demandeurs d’emploi. De nombreux exemples abondent dans ce sens. Le conglomérat sud-coréen Lotte, le spécialiste des processeurs SK Hynix, ou bien encore la start-up Midas IT ont intégré, dès 2017, l’IA dans leurs sélections de candidats à l’embauche. À moyen et long terme, le credit management devrait également connaître cette révolution numérique.
Pour autant, les principaux intéressés n’en soulignent que les avantages. “Big data et IA sont des solutions au service de l’homme, créés par lui, pour améliorer la prédictivité et les rendements dans le credit management. L’homme doit demeurer au coeur du dispositif pour corriger les écarts et avoir une approche personnalisée sur les dossiers importants. Il en est déjà ainsi dans le secteur de l’assurance-crédit, où les arbitrages sont fortement automatisés sur une très grande majorité de dossiers, mais les arbitres, eux, interviennent en face à face avec les dirigeants, échangent, s’écoutent et au final redonnent la dimension humaine au métier du crédit, dont la base est, depuis toujours, la confiance !”, assure Sylvain Bonté.
D’autres spécialistes rappellent que l’automatisation des process a déjà bouleversé et supprimé les tâches administratives à faible valeur ajoutée. L’IA crée aujourd’hui de nouveaux emplois, comme les data scientists, les data designers ou encore les data stewards. Elle enrichit la fonction du credit manager et du directeur administratif et financier. “Nous sommes persuadés que la technologie ne remplacera pas encore l’intuition humaine, aujourd’hui difficilement traduisible dans des outils, pour détecter les risques et prendre les décisions les plus pertinentes”, estime également Alain Léonhard. Même constat chez Yann Durand, pour qui l’intervention humaine reste le meilleur moyen de gérer des situations délicates ou particulières, qu’il s’agisse d’une action commerciale de vente ou de négociation autant que d’un recrutement. “L’algorithme sera toujours un bras armé plus qu’une tête pensante.” Futur à suivre donc…