Le Nouvel Économiste

LES PETITS LUXES REMIS EN QUESTION

Les services rendus par les Uber et Deliveroo, autrefois réservés aux millionnai­res, pourraient n’être à nouveau qu’un luxe

- JANAN GANESH, FT

Même dans ses versions les plus sombres, les anticipati­ons sur le futur ajoutent plus qu’elles ne soustraien­t. Il comporte l’invention de choses nouvelles et non la perte de ce qui existe déjà. Les tourments du roman ‘1984’ se déclinent en “télé-écrans” à double sens et en enregistre­ments clandestin­s. Le nouveau roman de Robert Harris, ‘The Second Sleep’, qui se déroule dans un futur assez sombre est exceptionn­el à cet égard. Il concède que le temps apporte autant d’immobilism­e et de régression que de progrès.

Récession et lois sur le travail rongent les valorisati­ons de Uber, Deliveroo et autres services qui fluidifien­t la vie urbaine sans générer encore de bénéfices pour leurs investisse­urs. Peut-être mettentell­es même un terme à leur viabilité.

Voici donc une vision d’un futur à soustracti­ons. Ce n’est pas mon hypothèse de base, mais elle est de plus en plus plausible. Rares sont ceux qui jugeront qu’elle arrache des larmes mais je la propose avec une certaine angoisse personnell­e. Elle pourrait signifier la fin de mon style de vie, et peut-être du vôtre. Pour commencer, l’humiliatio­n infligée à WeWork à Wall Street se répand dans d’autres sociétés à la mode. Récession et lois sur le travail rongent les valorisati­ons de Uber, Deliveroo et autres services qui fluidifien­t la vie urbaine sans générer encore de bénéfices pour leurs investisse­urs. Peut-être mettent-elles même un terme à leur viabilité. Parallèlem­ent, les inquiétude­s sur le changement climatique conduisent à une taxation beaucoup plus lourde du voyage aérien, voire même à son rationneme­nt. Voyager en avion revient à son statut du XXe siècle : une coûteuse et excitante folie. Dans les pays occidentau­x, au moins, il devient impossible de construire ou d’agrandir un aéroport. Pendant ce temps, l’animosité entre Airbnb et les destinatio­ns de vacance monte, jusqu’à ce qu’Airbnb finissent ligoté par des lois et arrêtés de toutes sortes. La baisse de concurrenc­e dans l’hébergemen­t touristiqu­e fait grimper le prix des chambres d’hôtels.

À bien des égards, le coût d’une vie nomade et fluide augmente. Les revenus disponible­s n’augmentent pas aussi vite. Avec le temps, quelque chose comme une érosion du monde a lieu pour tous, sauf pour les riches.

Nous pourrions vivre en ce moment les dernières années du citoyen du monde de la classe moyenne. Et la fin de ce personnage pourrait n’avoir rien ou peu à voir avec le populisme. Certes, des lois plus sévères en matière d’immigratio­n y contribuer­aient, ainsi qu’une guerre commercial­e. Mais ces éventualit­és sont déjà assez souvent évoquées. Et je n’en ai pas besoin pour développer mes arguments. Même si nous prenons en considérat­ion “seulement” les chocs commerciau­x cités plus haut, la vie serait déjà différente matérielle­ment pour des millions de personnes.

J’ai été gâté outre mesure par l’histoire. La guerre froide était terminée avant que je n’atteigne mes 7 ans. Je suis arrivé sur le marché du travail durant ce qui a été peutêtre le plus grand boom de l’emploi jamais enregistré. Le déclin des villes s’est inversé au moment où j’ai commencé à profiter de leur vie nocturne. J’ai grandi avec le tunnel sous la manche et EasyJet. Je suis, de justesse, un “digital native”. Mais justement, parce que les choses m’ont été si douces, j’en suis venu à voir mon style de vie comme naturel, d’une certaine façon.

Ce n’est pas le cas. C’est le résultat de choix sociétaux qui auraient pu aller dans la direction opposée et qui pourraient d’ailleurs encore le faire. La politique fiscale sur le capital (qui nourrit les sociétés qui fournissen­t ces services) est un choix. Le statut juridique des travailleu­rs de la gig economy [travail rémunéré à la tâche, ndt] est un choix. La façon dont sont prises en compte les externalit­és négatives d’un voyage en avion résulte d’un choix. Avec des changement­s minimes dans les moeurs, les choix opérés seront différents. Certains seront impossible­s à critiquer pour des raisons éthiques ou écologique­s. Mais les changement­s sans perdants sont rares. Les perdants seront ceux qui ont grandi avec et se sont habitués à un confort de vie quotidienn­e autrefois réservée aux millionnai­res.

Le passager du siège 1A en première classe n’a jamais été un cas d’étude intéressan­t dans une recherche sur la mondialisa­tion. Le monde est petit pour les riches depuis au moins les grands tours de l’Europe des riches Britanniqu­es dans les années 1700. C’est le passager du vol low cost, en route vers une location pas chère, via un transfert en voiture à prix cassé, qui en a été le bénéficiai­re relatif le plus fréquent. Cette décennie, la décennie de Uber et de Airbnb, a été la sienne. La prochaine pourrait ne pas être aussi douce. Ce n’est pas tant la mondialisa­tion elle-même qui est en danger, que la démocratis­ation de la mondialisa­tion.

En d’autres mots, ceux qui sont nerveux actuelleme­nt ne sont pas ceux qui devraient l’être. J’ai rencontré des personnes appartenan­t aux 1 % les plus riches atteints d’une panique jamais vue depuis celle des bien-nés dans les cercles parisiens, autour de l’année 1789. Ils sentent arriver la foule. Mais les prélèvemen­ts fiscaux confiscato­ires et les révoltes civiles qu’ils appréhende­nt sont encore des perspectiv­es lointaines. Beaucoup plus probable dans les années à venir est l’augmentati­on du coût des imitations approximat­ives du style de vie doré des plus riches. Que nous y ayons été inclus pour commencer a toujours été une sorte d’aberration. Nous le devons en grande partie à une série de services devenus artificiel­lement peu chers. Une correction de marché pourrait nous tomber dessus. Il y a des jours où ce monde semble être liquide tant il nous oppose peu de résistance­s. Plongez-y tant que vous le pouvez.

Les perdants seront ceux qui ont grandi avec et se sont habitués à une fluidité de la vie quotidienn­e autrefois réservée aux millionnai­res

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