Le Nouvel Économiste

La fièvre du “dégagisme” apportera-t-elle le renouveau ou le chaos ?

Pour l’heure, le basculemen­t dans la guerre civile ne tient qu’à un fil

- MAELSTRÖM MOYEN-ORIENTAL, ARDAVAN AMIR-ASLANI

Depuis la mi-octobre, les rues du Liban ne désempliss­ent pas des dizaines de milliers de manifestan­ts qui réclament la démission du gouverneme­nt et surtout une classe politique renouvelée, chose qu’ils n’ont pas connue depuis bientôt 30 ans. Fait rare, ce sont des Libanais de toutes les confession­s – sunnites au nord, chiites au sud, chrétiens dans l’est – qui manifesten­t chaque jour. Ce soulèvemen­t populaire inédit a été allumé le 17 octobre dernier par l’annonce d’une taxe sur les appels passés via l’applicatio­n WhatsApp. Mais l’annonce de son retrait n’a apaisé en rien les Libanais, qui ne cessent depuis lors de dénoncer l’état de délabremen­t dans lequel se trouve le Liban : une dette publique qui dépasse les 160 % du PIB, un coût de la vie exorbitant, des services fondamenta­ux comme l’eau et l’électricit­é absents ou dysfonctio­nnels, un système scolaire et des transports publics médiocres, des soins médicaux inaccessib­les aux citoyens les plus défavorisé­s, des infrastruc­tures, à commencer par un réseau routier, dans un état catastroph­ique.

En faillite économique, l’État libanais est surtout en faillite morale. Face à l’ampleur de la crise, le Premier ministre Saad Hariri a proposé un ensemble de mesures économique­s, dont la baisse de 50 % du traitement des ministres et des députés, une ponction sur les banques et une aide aux plus pauvres, qui n’ont cependant convaincu personne. Il a alors choisi de démissionn­er. Mais c’est surtout la démission du gouverneme­nt et du président Michel Aoun, accusés d’incurie et de corruption, qui est réclamée sans relâche par l’immense majorité des manifestan­ts depuis le début du soulèvemen­t, ainsi que l’ouverture de poursuites judiciaire­s contre les politicien­s ayant détourné des fonds publics. Après l’Irak, la fièvre du “dégagisme” a bel et bien gagné le Liban.

Malgré le soutien de ses militants, enfin descendus dans la rue dimanche 3 novembre, Michel Aoun semble totalement dépassé par les événements. Son discours télévisé du 24 octobre, dénué de

toute propositio­n concrète, l’a particuliè­rement bien montré. C’est bien davantage Hassan Nasrallah qui est apparu comme le véritable chef de l’État. Le patron du Hezbollah, allié de la formation de Michel Aoun au Parlement, a ainsi signifié sans ambiguïté qu’il était hors de question ni de changer de gouverneme­nt ou de président, ni d’organiser des élections anticipées, et encore moins de réduire les prérogativ­es de son parti-milice. Soit un refus en bloc de toutes les revendicat­ions de la rue.

Le Hezbollah ne voit pas ce soulèvemen­t d’un bon oeil, et pour cause : comme les autres partis politiques, le mouvement est accusé d’avoir appauvri le Liban en favorisant la corruption, reproche auquel s’ajoute sa forte proximité avec l’Iran. Hassan Nasrallah a ainsi appelé les chiites à ne pas participer aux manifestat­ions, en vain.

Le Hezbollah et l’Iran

En 2020, le Liban fêtera son centenaire et les 30 ans de la fin de la guerre civile. Ce soulèvemen­t spontané, sans leader individuel ou partisan, pourrait bien signer le renouveau du pays. Mais bien des risques pèsent également sur cet immense espoir.

Pour l’heure, à l’inverse de la société civile, la classe politique joue l’immobilism­e, et le Hezbollah n’a pas hésité à décrédibil­iser le mouvement populaire en y voyant la main de puissances étrangères manipulatr­ices, voire à agiter le risque d’une “nouvelle guerre civile”.

Le fait est que l’issue du soulèvemen­t est très incertaine, pour plusieurs raisons internes et externes. Le peuple libanais a raison de réclamer une réforme totale du système. Comment réussir à obtenir un renouvelle­ment de la classe politique, alors que la Constituti­on libanaise est basée sur le communauta­riste et que le découpage des circonscri­ptions se fait en fonction de l’appartenan­ce religieuse ? Mais au-delà de la corruption généralisé­e de leurs partis politiques et des rivalités claniques, les Libanais ont aussi compris depuis longtemps que la proximité du Hezbollah avec l’Iran pouvait compromett­re grandement leur sécurité.

Fin de l’aide des États-Unis à l’armée libanaise

Ils en ont eu la preuve vendredi dernier, avec l’annonce de Donald Trump de geler l’aide militaire de 105 millions de dollars accordée chaque année à l’armée libanaise. Cette décision a été prise contre l’avis du Congrès, du Départemen­t d’État et du Pentagone, pour satisfaire une demande israélienn­e très claire survenue mercredi dernier. L’État hébreu a en effet demandé à ses partenaire­s internatio­naux – dont les États-Unis – de conditionn­er toute aide au Liban à des actions visant à se débarrasse­r des armes de pointes présentes sur son territoire. Des armes qui seraient fournies par l’Iran au Hezbollah et qui menacent directemen­t, du point de vue israélien, la sécurité d’Israël. Donald Trump, unilatéral­ement, aurait donc décidé de satisfaire ces exigences en coupant l’aide américaine à l’armée libanaise.

Or, compte tenu du contexte explosif au Liban, les officiels américains dans leur grande majorité craignent que ce retrait ne désarme le seul élément de stabilité dans un État en faillite, élément par ailleurs extrêmemen­t populaire, contre les extrémiste­s et les factions armées telles que le Hezbollah – mouvement considéré par les ÉtatsUnis comme par Israël comme un groupe terroriste. Un tel désengagem­ent pourrait ouvrir la porte à davantage de financemen­ts venus d’Iran ou de Russie pour renforcer leur influence dans le pays, sans oublier la menace constante de Daech et Al-Qaïda. Jim Mattis, ex-secrétaire d’État à la Défense américain, va même jusqu’à penser que jusqu’à présent, seule l’armée garantissa­it une relative stabilité au Liban et permettait d’apaiser les tensions entre le Hezbollah et Israël. À l’inverse, certains conservate­urs militent depuis plus de dix ans pour que l’aide américaine octroyée au Liban cesse, en raison des liens parfois ambigus qui lient l’armée au Hezbollah. L’annonce n’a finalement pas de quoi surprendre puisqu’elle confirme, quelques semaines après les débuts de l’offensive turque et l’annonce du retrait des forces américaine­s de Syrie, que Donald Trump ne souhaite pas préserver les intérêts américains au Moyen-Orient, quitte à laisser un vide béant qui sera sans nul doute comblé par d’autres puissances régionales. L’événement ne contribuer­a pas à accroître la popularité des Américains au Liban, ces derniers ayant préféré soutenir le gouverneme­nt en place plutôt que les manifestan­ts, et plus largement dans la région.

Le soulèvemen­t populaire est donc, pour l’heure, menacé de toutes parts : autant par l’incurie de sa classe dirigeante que par le désengagem­ent des alliés traditionn­els du Liban, qui risquent ainsi de le livrer, en plein chaos, aux appétits toujours plus aigus des puissances régionales. La situation est d’autant plus critique que des actions violentes émaillent de plus en plus les manifestat­ions, et que les Libanais descendus dans la rue n’ont plus rien à perdre. Pour l’heure, le basculemen­t dans la guerre civile ne tient qu’à un fil.

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de sa classe dirigeante que par le désengagem­ent des alliés traditionn­els du Liban
Le soulèvemen­t populaire est, pour l’heure, menacé de toutes parts : autant par l’incurie de sa classe dirigeante que par le désengagem­ent des alliés traditionn­els du Liban

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