L’improbable ‘Airbus de la batterie’
p. 2 L’Europe en ordre dispersée face à l’écrasante domination asiatique
Côté transition climatique, l’Europe est, de tous les continents, aux avant-postes non seulement de la prise de conscience, mais des mesures concrètes qui la facilitent : fiscalité, recherche, innovation. Le marché le plus élaboré, le plus mature. Loin devant les États-Unis dont on mesure l’inertie, et la Chine, les difficultés. Et pourtant, le Vieux continent est de loin le moins bien placé pour tirer les marrons de ce feu planétaire. Comme l’a si cruellement démontré la défaite de la bataille des panneaux solaires. Si l’Europe fut pionnière pour l’industrie automobile, le futur de cette industrie est largement dépendant de la maîtrise d’un élément clé : la batterie. De ce point de vue, c’est très mal parti. La dépendance visà-vis des fournisseurs asiatiques va vite devenir insupportable sur des marchés aux développements colossaux. La batterie représente non seulement plus du tiers d’une auto, mais détermine ses performances. Alors un Airbus de la batterie européenne ? Réponse de bon sens stratégique que les politiques souhaitent. Mais les vrais acteurs sont les industriels. Et il y a loin du volontarisme des responsables des États à la réalisation de ce très complexe mécano industriel...
Selon l’Agence Internationale de l’Énergie (IEA), les énergies renouvelables représenteront 40 % de la production électrique mondiale en 2050. Mais ces sources intermittentes que sont le solaire et l’éolien nécessitent des capacités de stockage afin de lisser la production. Donc des batteries. Des “batteries-tampon” afin de stocker l’énergie venant des sources renouvelables comme le solaire ou les éoliennes individuelles.
Tandis que du côté de la mobilité, les perspectives sont encore plus flamboyantes, après un démarrage il est vrai quelque peu poussif pour la diffusion de masse de la voiture électrique. Certes, pour l’instant confidentielle – 2 millions de véhicules vendus contre 1,2 milliard pour ceux à moteur thermique – mais l’agence internationale de l’énergie estime à l’horizon 2025 le parc de voitures électriques entre 40 et 70 millions. Le décollage est pour demain, grâce à des tarifs plus abordables, des productions beaucoup moins confidentielles, des facilités de recharge généralisées, les stimulations des pouvoirs publics, etc. Une certitude: c’est dans sa batterie que se joue le futur de la voiture électrique. Maîtriser cette filière est stratégique pour la survie de cette industrie.
Terrible menace ou formidable opportunité ?
Résultat? Une croissance gigantesque du marché des batteries, devenues entre-temps le nerf de la guerre du développement des automobiles, dont elles représentent désormais de 30 à 40 % de la valeur. De 5000 à 6 000 euros. Il ne faut pas être polytechnicien pour prévoir qu’en 2025, si seulement une voiture vendue sur dix est électrique – soit 10 millions de véhicules – ce simple business pèsera 50 milliards d’euros. Selon les calculs de Bruxelles, le marché pourrait peser près de 250 milliards d’euros par an à partir de 2025. Ce chiffre est à la fois la promesse d’un développement formidablement rentable et/ou la menace d’un risque considérable. Selon les acteurs/fournisseurs bénéficiaires. À l’horizon 2025, demain, le Boston Consulting group évalue les besoins de cellules de batterie à 400 GWh, soit la production de 10 Gigafactory, l’usine de fabrication de batteries lithium-ion de Tesla. Or actuellement, il existe un quasi-monopole asiatique partagé entre Chinois (CATL, pour Contemporary Amperex Technology, géant mondial hyper-dopé aux subventions qui a moins de 10 ans), Coréens (LG Chem, Samsung) et Japonais (Panasonic).
Les constructeurs automobiles européens, qui pourraient ainsi perdre la maîtrise d’un élément crucial de leurs produits (et donc leur compétitivité et leurs performances), sont donc face à deux risques : non seulement laisser filer une partie très conséquente de la valeur de leur produit en Asie, mais surtout dépendre technologiquement de ces fournisseurs pour une partie critique de leurs autos. La batterie est devenue leur talon d’Achille. Imaginerait-on Peugeot ou Renault être dépendants pour leur moteur de fabricants installés sur d’autres continents? Les laissant imposer telle ou telle technologie ? Impensable. C’est pourtant ce type de vulnérabilité qui se profile à un horizon très proche, dans cette industrie dominée par la taille critique et les lois d’échelle. Les prix de revient des batteries sont en effet largement dépendants des quantités produites. Il y a 5 ans, le kilowattheure à produire revenait à 1 000 euros, contre 150 aujourd’hui – et combien demain ? Après la multiplication de ces “gigafactory” à l’image de celle de Tesla dans le Nevada, grande comme 33 terrains de football, si dépendante des cellules de lithiumion fournies par Panasonic ?
Une intense dépendance
Actuellement, la Chine représente les deux tiers des capacités planétaires de production de cellules lithium-ion, composant déterminant des batteries, quand l’Europe ne représente que 1 % de la production.
Dans un premier temps, réflexe stratégique, la plupart des constructeurs automobiles ont voulu sécuriser leurs approvisionnements à moyen terme. Encourageant même leurs fournisseurs asiatiques à implanter des usines au plus près de leurs marchés. En Pologne pour LG Chem, qui fournit Renault et PSA, en Allemagne pour CATL, qui investit 2,5 milliards dans une usine à Erfurt pour les besoins de Mercedes et de BMW (qui a signé un contrat de 1,5 milliard pour la production en Allemagne et 2,5 milliards en Chine). Le groupe Volkswagen a, lui, fait le choix d’une production autonome dans “son” usine, alors que le Suédois Volvo, qui joue à fond la carte de l’auto électrique, a pris un virage radicalement différent en signant des accords à long terme avec les fabricants chinois (CATL) et coréens (LG Chem). Actuellement, les Asiatiques bénéficient non seulement de belles avancées technologiques, mais ils produisent également de très impressionnant volumes leur permettant des prix de revient hors de portée des Européens. Ces partenariats garantissant les approvisionnements assurent dans le même temps leur dépendance à moyen terme. Les contrats, multiples, tissent une géopolitique industrielle complexe. Le cabinet de stratégie Alix Partners a ainsi dénombré 543 coopérations mises en oeuvre par des groupes auto, dont 138 entre constructeurs et 423 concernant la voiture du futur.
Un Airbus de la batterie ?
Imaginer dans ce rapport de force impressionnant, mondialisé, avec ces fournisseurs venus d’ailleurs, que les constructeurs européens fédèrent leurs énergies et mutualisent leurs besoins en batterie pour fabriquer une solution purement européenne – ils ont le marché et le potentiel d’innovations – relève d’un bon sens assez rustique. Surtout qu’ils ont l’épée dans les reins. L’industrie automobile est en effet sommée, sous peine d’amendes pouvant s’élever à des centaines de millions d’euros, de réduire ses émissions de CO2 de 37,5 % entre 2021 et 2030.
Et côté carotte, les encouragements des instances politiques de ce côté-ci et de l’autre du Rhin sont plutôt vifs. Un “Airbus de la batterie”. À ceci près que ces politiques n’ont plus à leur service cette politique de l’Arsenal – l’État commande, ordonne, paie et prend livraison – qui transformait leurs volontés en réalisations. Malgré les incantations à répétition des ministres, les industriels tergiversent. Or ceux-ci ont des stratégies sacrément contrastées, pour ne pas écorner l’euphémisme. Certains constructeurs récusent toute incursion dans un domaine qu’ils maîtrisent si peu – “nous ne sommes pas des chimistes !” – quand d’autres s’y investissent de façon fort capitalistique (VW). Et l’on voit se dessiner les contours d’un consortium purement allemand unissant BASF, Varta, Ford-Werke… Les autres ? Ils sont le plus souvent dans l’expectative. Certains ayant bien compris qu’ils risquent au passage de s’interdire le si prometteur marché chinois.
Une aventure industrielle à grande échelle
C’est qu’ils ont intégré trois risques majeurs dans cette aventure industrielle à grande échelle. 1/ Celui de surcapacités provoquant un effondrement des prix. 2/ Une disruption technologique “démodant” celle actuelle du lithium-ion, déjà vieille de plus d’une décennie. 3/ Une non-maîtrise des approvisionnements en métaux rares et autres, absents d’Europe (cobalt, nickel, lithium, cuivre…). Tous ces industriels ont en effet tiré les leçons du coup (ou coût) des panneaux photovoltaïques. Subventionnés par les politiques, les industriels européens se sont lancés dans les années 90 dans la fabrication à grande échelle de ces panneaux. Dans des quantités toutefois infiniment moindres que les Chinois, dont le marché domestique dopait la production. Et permettait d’exporter au coût marginal des panneaux, pour inonder le marché européen et mettre les industriels au tapis, faute de protections.
Une course de titans
Investir massivement dans une technologie loin d’être stabilisée donne également de sueurs froides aux acteurs. Provoquées par les mêmes interrogations que celles des chercheurs. Tous sont persuadés que bientôt, l’électrolyte de la batterie lithium sera solide et non plus liquide. Mais le coup d’après, dû à des avancées significatives, fera la part belle à une combinaison gagnante: lithium-air, sodium-ion, lithium-souffre, potassiumou magnésium. L’objectif ? Un rendement économique affichant encore de belles marges de progression. En ligne de mire ? Le prix de revient du KWh. Dans les labos du monde entier, la réponse pour cette prochaine génération s’élabore. Ce qui suppose également de sécuriser les approvisionnements en terre rares largement préemptés sur la planète par… les Chinois.
Mais avant l’industrialisation de masse, il faudra bien faire embarquer dans les autos des batteries ayant fait leur preuve. Perplexité de l’industriel-investisseur. Bosch, l’un des plus grands équipementiers allemands, après avoir estimé la mise financière indispensable à 20 milliards, a finalement renoncé. Trop risqué, trop coûteux. Une course de titans.
Cela n’a pas empêché une filiale de Total, la Saft, de fabriquer un consortium avec une filiale du groupe PSA, Opel, pour implanter une usine pilote puis deux usines de production à l’horizon 2023. Embryon d’un futur champion industriel ? L’enthousiasme des politiques qui encouragent ce projet ne suffira pas. Même si Peter Altmeier, ministre de l’Économie et de l’Énergie allemand, versera 1 milliard d’euros d’ici à 2021 pour la production de cellules lithium-ion en Allemagne. “Si l’on n’y prend pas garde, les batteries seront chinoises… Qu’est-ce que nous attendons pour mettre nos efforts en commun?” s’impatiente Bruno Le Maire, prêt à débourser 700 millions pour favoriser les unions.
La volonté politique n’est pas tout. Et le volontarisme a du mal à se concrétiser lorsque les acteurs disparates jouent chacun leur carte. Le défi? Une robuste filière européenne alliant les dimensions capitalistique, géopolitique, d’innovations technologiques… Autant de domaines où il est impératif de s’accorder. Comme le prouve l’état des lieux actuel restituant une situation alarmante. Cinq projets majeurs d’usines de fabrication de cellules sur le Vieux continent, dus au Chinois CATL, aux Coréens SK, LG Chem et Samsung, et à la start-up suédoise Northvolt. Ces cinq usines n’atteindront pas, au total, la capacité de la Gigafactory de Tesla. Sur le Vieux contient, la volonté politique se heurte à des réalités autrement plus complexes que du temps de la naissance de l’Airbus. Pendant ce temps-là, la Chine a fait de son programme “Made in China 2025” le cheval de Trois pour dominer le marché de la prochaine génération de véhicules, notamment en versant aux industriels 390 milliards de yuans (57 milliards d’euros) de 2009 à 2017. Et a mis en place des aides à l’achat de 8 500 euros par véhicule, tout en “verrouillant” le marché du lithium et de quelques terres rares.