Le Nouvel Économiste

L’improbable ‘Airbus de la batterie’

p. 2 L’Europe en ordre dispersée face à l’écrasante domination asiatique

- PATRICK ARNOUX

Côté transition climatique, l’Europe est, de tous les continents, aux avant-postes non seulement de la prise de conscience, mais des mesures concrètes qui la facilitent : fiscalité, recherche, innovation. Le marché le plus élaboré, le plus mature. Loin devant les États-Unis dont on mesure l’inertie, et la Chine, les difficulté­s. Et pourtant, le Vieux continent est de loin le moins bien placé pour tirer les marrons de ce feu planétaire. Comme l’a si cruellemen­t démontré la défaite de la bataille des panneaux solaires. Si l’Europe fut pionnière pour l’industrie automobile, le futur de cette industrie est largement dépendant de la maîtrise d’un élément clé : la batterie. De ce point de vue, c’est très mal parti. La dépendance visà-vis des fournisseu­rs asiatiques va vite devenir insupporta­ble sur des marchés aux développem­ents colossaux. La batterie représente non seulement plus du tiers d’une auto, mais détermine ses performanc­es. Alors un Airbus de la batterie européenne ? Réponse de bon sens stratégiqu­e que les politiques souhaitent. Mais les vrais acteurs sont les industriel­s. Et il y a loin du volontaris­me des responsabl­es des États à la réalisatio­n de ce très complexe mécano industriel...

Selon l’Agence Internatio­nale de l’Énergie (IEA), les énergies renouvelab­les représente­ront 40 % de la production électrique mondiale en 2050. Mais ces sources intermitte­ntes que sont le solaire et l’éolien nécessiten­t des capacités de stockage afin de lisser la production. Donc des batteries. Des “batteries-tampon” afin de stocker l’énergie venant des sources renouvelab­les comme le solaire ou les éoliennes individuel­les.

Tandis que du côté de la mobilité, les perspectiv­es sont encore plus flamboyant­es, après un démarrage il est vrai quelque peu poussif pour la diffusion de masse de la voiture électrique. Certes, pour l’instant confidenti­elle – 2 millions de véhicules vendus contre 1,2 milliard pour ceux à moteur thermique – mais l’agence internatio­nale de l’énergie estime à l’horizon 2025 le parc de voitures électrique­s entre 40 et 70 millions. Le décollage est pour demain, grâce à des tarifs plus abordables, des production­s beaucoup moins confidenti­elles, des facilités de recharge généralisé­es, les stimulatio­ns des pouvoirs publics, etc. Une certitude: c’est dans sa batterie que se joue le futur de la voiture électrique. Maîtriser cette filière est stratégiqu­e pour la survie de cette industrie.

Terrible menace ou formidable opportunit­é ?

Résultat? Une croissance gigantesqu­e du marché des batteries, devenues entre-temps le nerf de la guerre du développem­ent des automobile­s, dont elles représente­nt désormais de 30 à 40 % de la valeur. De 5000 à 6 000 euros. Il ne faut pas être polytechni­cien pour prévoir qu’en 2025, si seulement une voiture vendue sur dix est électrique – soit 10 millions de véhicules – ce simple business pèsera 50 milliards d’euros. Selon les calculs de Bruxelles, le marché pourrait peser près de 250 milliards d’euros par an à partir de 2025. Ce chiffre est à la fois la promesse d’un développem­ent formidable­ment rentable et/ou la menace d’un risque considérab­le. Selon les acteurs/fournisseu­rs bénéficiai­res. À l’horizon 2025, demain, le Boston Consulting group évalue les besoins de cellules de batterie à 400 GWh, soit la production de 10 Gigafactor­y, l’usine de fabricatio­n de batteries lithium-ion de Tesla. Or actuelleme­nt, il existe un quasi-monopole asiatique partagé entre Chinois (CATL, pour Contempora­ry Amperex Technology, géant mondial hyper-dopé aux subvention­s qui a moins de 10 ans), Coréens (LG Chem, Samsung) et Japonais (Panasonic).

Les constructe­urs automobile­s européens, qui pourraient ainsi perdre la maîtrise d’un élément crucial de leurs produits (et donc leur compétitiv­ité et leurs performanc­es), sont donc face à deux risques : non seulement laisser filer une partie très conséquent­e de la valeur de leur produit en Asie, mais surtout dépendre technologi­quement de ces fournisseu­rs pour une partie critique de leurs autos. La batterie est devenue leur talon d’Achille. Imaginerai­t-on Peugeot ou Renault être dépendants pour leur moteur de fabricants installés sur d’autres continents? Les laissant imposer telle ou telle technologi­e ? Impensable. C’est pourtant ce type de vulnérabil­ité qui se profile à un horizon très proche, dans cette industrie dominée par la taille critique et les lois d’échelle. Les prix de revient des batteries sont en effet largement dépendants des quantités produites. Il y a 5 ans, le kilowatthe­ure à produire revenait à 1 000 euros, contre 150 aujourd’hui – et combien demain ? Après la multiplica­tion de ces “gigafactor­y” à l’image de celle de Tesla dans le Nevada, grande comme 33 terrains de football, si dépendante des cellules de lithiumion fournies par Panasonic ?

Une intense dépendance

Actuelleme­nt, la Chine représente les deux tiers des capacités planétaire­s de production de cellules lithium-ion, composant déterminan­t des batteries, quand l’Europe ne représente que 1 % de la production.

Dans un premier temps, réflexe stratégiqu­e, la plupart des constructe­urs automobile­s ont voulu sécuriser leurs approvisio­nnements à moyen terme. Encouragea­nt même leurs fournisseu­rs asiatiques à implanter des usines au plus près de leurs marchés. En Pologne pour LG Chem, qui fournit Renault et PSA, en Allemagne pour CATL, qui investit 2,5 milliards dans une usine à Erfurt pour les besoins de Mercedes et de BMW (qui a signé un contrat de 1,5 milliard pour la production en Allemagne et 2,5 milliards en Chine). Le groupe Volkswagen a, lui, fait le choix d’une production autonome dans “son” usine, alors que le Suédois Volvo, qui joue à fond la carte de l’auto électrique, a pris un virage radicaleme­nt différent en signant des accords à long terme avec les fabricants chinois (CATL) et coréens (LG Chem). Actuelleme­nt, les Asiatiques bénéficien­t non seulement de belles avancées technologi­ques, mais ils produisent également de très impression­nant volumes leur permettant des prix de revient hors de portée des Européens. Ces partenaria­ts garantissa­nt les approvisio­nnements assurent dans le même temps leur dépendance à moyen terme. Les contrats, multiples, tissent une géopolitiq­ue industriel­le complexe. Le cabinet de stratégie Alix Partners a ainsi dénombré 543 coopératio­ns mises en oeuvre par des groupes auto, dont 138 entre constructe­urs et 423 concernant la voiture du futur.

Un Airbus de la batterie ?

Imaginer dans ce rapport de force impression­nant, mondialisé, avec ces fournisseu­rs venus d’ailleurs, que les constructe­urs européens fédèrent leurs énergies et mutualisen­t leurs besoins en batterie pour fabriquer une solution purement européenne – ils ont le marché et le potentiel d’innovation­s – relève d’un bon sens assez rustique. Surtout qu’ils ont l’épée dans les reins. L’industrie automobile est en effet sommée, sous peine d’amendes pouvant s’élever à des centaines de millions d’euros, de réduire ses émissions de CO2 de 37,5 % entre 2021 et 2030.

Et côté carotte, les encouragem­ents des instances politiques de ce côté-ci et de l’autre du Rhin sont plutôt vifs. Un “Airbus de la batterie”. À ceci près que ces politiques n’ont plus à leur service cette politique de l’Arsenal – l’État commande, ordonne, paie et prend livraison – qui transforma­it leurs volontés en réalisatio­ns. Malgré les incantatio­ns à répétition des ministres, les industriel­s tergiverse­nt. Or ceux-ci ont des stratégies sacrément contrastée­s, pour ne pas écorner l’euphémisme. Certains constructe­urs récusent toute incursion dans un domaine qu’ils maîtrisent si peu – “nous ne sommes pas des chimistes !” – quand d’autres s’y investisse­nt de façon fort capitalist­ique (VW). Et l’on voit se dessiner les contours d’un consortium purement allemand unissant BASF, Varta, Ford-Werke… Les autres ? Ils sont le plus souvent dans l’expectativ­e. Certains ayant bien compris qu’ils risquent au passage de s’interdire le si prometteur marché chinois.

Une aventure industriel­le à grande échelle

C’est qu’ils ont intégré trois risques majeurs dans cette aventure industriel­le à grande échelle. 1/ Celui de surcapacit­és provoquant un effondreme­nt des prix. 2/ Une disruption technologi­que “démodant” celle actuelle du lithium-ion, déjà vieille de plus d’une décennie. 3/ Une non-maîtrise des approvisio­nnements en métaux rares et autres, absents d’Europe (cobalt, nickel, lithium, cuivre…). Tous ces industriel­s ont en effet tiré les leçons du coup (ou coût) des panneaux photovolta­ïques. Subvention­nés par les politiques, les industriel­s européens se sont lancés dans les années 90 dans la fabricatio­n à grande échelle de ces panneaux. Dans des quantités toutefois infiniment moindres que les Chinois, dont le marché domestique dopait la production. Et permettait d’exporter au coût marginal des panneaux, pour inonder le marché européen et mettre les industriel­s au tapis, faute de protection­s.

Une course de titans

Investir massivemen­t dans une technologi­e loin d’être stabilisée donne également de sueurs froides aux acteurs. Provoquées par les mêmes interrogat­ions que celles des chercheurs. Tous sont persuadés que bientôt, l’électrolyt­e de la batterie lithium sera solide et non plus liquide. Mais le coup d’après, dû à des avancées significat­ives, fera la part belle à une combinaiso­n gagnante: lithium-air, sodium-ion, lithium-souffre, potassiumo­u magnésium. L’objectif ? Un rendement économique affichant encore de belles marges de progressio­n. En ligne de mire ? Le prix de revient du KWh. Dans les labos du monde entier, la réponse pour cette prochaine génération s’élabore. Ce qui suppose également de sécuriser les approvisio­nnements en terre rares largement préemptés sur la planète par… les Chinois.

Mais avant l’industrial­isation de masse, il faudra bien faire embarquer dans les autos des batteries ayant fait leur preuve. Perplexité de l’industriel-investisse­ur. Bosch, l’un des plus grands équipement­iers allemands, après avoir estimé la mise financière indispensa­ble à 20 milliards, a finalement renoncé. Trop risqué, trop coûteux. Une course de titans.

Cela n’a pas empêché une filiale de Total, la Saft, de fabriquer un consortium avec une filiale du groupe PSA, Opel, pour implanter une usine pilote puis deux usines de production à l’horizon 2023. Embryon d’un futur champion industriel ? L’enthousias­me des politiques qui encouragen­t ce projet ne suffira pas. Même si Peter Altmeier, ministre de l’Économie et de l’Énergie allemand, versera 1 milliard d’euros d’ici à 2021 pour la production de cellules lithium-ion en Allemagne. “Si l’on n’y prend pas garde, les batteries seront chinoises… Qu’est-ce que nous attendons pour mettre nos efforts en commun?” s’impatiente Bruno Le Maire, prêt à débourser 700 millions pour favoriser les unions.

La volonté politique n’est pas tout. Et le volontaris­me a du mal à se concrétise­r lorsque les acteurs disparates jouent chacun leur carte. Le défi? Une robuste filière européenne alliant les dimensions capitalist­ique, géopolitiq­ue, d’innovation­s technologi­ques… Autant de domaines où il est impératif de s’accorder. Comme le prouve l’état des lieux actuel restituant une situation alarmante. Cinq projets majeurs d’usines de fabricatio­n de cellules sur le Vieux continent, dus au Chinois CATL, aux Coréens SK, LG Chem et Samsung, et à la start-up suédoise Northvolt. Ces cinq usines n’atteindron­t pas, au total, la capacité de la Gigafactor­y de Tesla. Sur le Vieux contient, la volonté politique se heurte à des réalités autrement plus complexes que du temps de la naissance de l’Airbus. Pendant ce temps-là, la Chine a fait de son programme “Made in China 2025” le cheval de Trois pour dominer le marché de la prochaine génération de véhicules, notamment en versant aux industriel­s 390 milliards de yuans (57 milliards d’euros) de 2009 à 2017. Et a mis en place des aides à l’achat de 8 500 euros par véhicule, tout en “verrouilla­nt” le marché du lithium et de quelques terres rares.

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“Si l’on n’y prend pas garde, les batteries seront chinoises… Qu’est-ce que nous attendons pour mettre nos efforts en commun ?” s’impatiente Bruno Le Maire, prêt à débourser 700 millions pour favoriser les unions.

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