Le Nouvel Économiste

‘LE TIC-TAC DE L’HORLOGE CLIMATIQUE’

Économiste, expert des questions climatique­s

- INTERVIEW MENÉE PAR PHILIPPE PLASSART

“Le climat était hier une affaire d’experts débattant du développem­ent durable. Désormais, il concerne les citoyens qui se mobilisent pour demander des comptes au politique”

À la direction de la “Mission climat” de la Caisse des Dépôtsp dans les années 2000, , puis maintenant de la chaire Économie du climat à l’université de Paris Dauphine, Christian de Perthuis est sans doute l’un des experts français précurseur­s les plus avertis des questions climatique­s. Dans ‘Le tic-tac de l’horloge climatique’, véritable somme sur le sujet sans être assommante, l’économiste met en perspectiv­e de façon particuliè­rement éclairante la bataille entre deux capitalism­es, le “thermoindu­striel”, à base d’énergies fossiles, et le “post-carbone”, à base de sources décarbonée­s et de gestion intelligen­te des flux énergétiqu­es. Christian de Perthuis se montre à la fois optimiste et lucide. Pour

lui, “l’issue de la bataille ne fait aucun doute. Le capitalism­e post-carbone est en train de l’emporter. Mais comme les fossiles font de la résistance, la bataille risque de durer beaucoup trop longtemps au regard de l’urgence climatique”. Une invitation à accélérer l’allure de la transition énergétiqu­e.

‘Le tic-tac de l’horloge climatique – Une course contre la montre pour le climat’ (édition Deboeck supérieur).

Le titre du livre – ‘Le tic-tac de l’horloge climatique’ – peut faire croire que nous aurions d’ores et déjà perdu la course contre la montre pour le climat. Qu’en est-il ?

Reconnaîtr­e l’urgence climatique, ce n’est pas sombrer dans le défaitisme, voire la “collapsolo­gie”. C’est juste rappeler que les aiguilles de l’horloge climatique tournent irrémédiab­lement tant que le stock de CO2 accumulé dans l’atmosphère n’est pas stabilisé. Il reste peu de temps pour y parvenir. Si on reste sur le même tempo, on ne sera pas dans les clous et le réchauffem­ent global risque de dépasser 3 °C. Mais je vois deux ruptures majeures qui vont accélérer le mouvement. La première est sociopolit­ique: partout, le climat s’impose au centre de la scène politique. Il était hier une affaire d’experts débattant du développem­ent durable. Désormais, il concerne les citoyens qui se mobilisent pour demander des comptes au politique afin de trouver des solutions ici et maintenant. Ces pressions sur le politique vont s’accroître avec le durcisseme­nt prévisible des impacts du réchauffem­ent global. La seconde rupture est économique: depuis un siècle et demi, le monde empile les énergies fossiles – charbon, pétrole, gaz – qui ont rejeté à la périphérie du système énergétiqu­e les sources décarbonée­s. L’effondreme­nt des coûts des renouvelab­les, du stockage de l’électricit­é et de la gestion des réseaux intelligen­ts modifie radicaleme­nt la donne. Le capitalism­e thermoindu­striel a vécu. Les sources fossiles vont à leur tour être rejetées à la périphérie du système, et avec elles les émissions de CO2. La question clef pour le climat est de savoir à quel rythme cela va s’opérer. L’accélérati­on de la transition énergétiqu­e est la première clef pour reprendre la main face au mouvement des aiguilles de l’horloge climatique.

Comment anticipez-vous cette grande braderie des énergies fossiles qui immobilise­nt aujourd’hui beaucoup de capital ?

La question du rythme de la transition énergétiqu­e est souvent posée en termes d’investisse­ments : nos sociétés sauront-elles suffisamme­nt investir dans le bas carbone et l’efficacité énergétiqu­e ? D’où l’engouement actuel pour le “green new deal”, souvent présenté comme une sorte de recette magique. Mais la transition bas carbone exige simultaném­ent un désinvesti­ssement rapide et massif des énergies fossiles. Une sorte de cure de désintoxic­ation à laquelle nous ne sommes guère préparés. Il faut passer de la logique de l’empilement à celle de la substituti­on énergétiqu­e. Il s’agit de désinvesti­r en renonçant à exploiter une grande partie des gisements exploitabl­es de charbon, de pétrole et de gaz. Le secteur financier, qui a joué un rôle anecdotiqu­e dans les premières étapes de la transition énergétiqu­e, commence à en prendre conscience. Il a peur de se trouver demain détenteur “d’actifs échoués” : des actifs qui auront perdu leur valeur car trop émetteurs de CO2. La finance va-t-elle dès lors jouer le rôle d’accélérate­ur de transition ? J’ai quelques doutes. L’accélérati­on viendra de politiques publiques plus volontaris­tes. Il faut s’attendre à un durcisseme­nt des normes, à l’image de ce qui est en cours en Europe et en Chine pour le marché automobile. Mais la voie qui me semble la plus prometteus­e serait de renforcer la tarificati­on carbone en appliquant le principe du pollueur-payeur. Ce renforceme­nt permettrai­t d’accélérer la sortie des fossiles en dégageant des ressources qui devraient être redistribu­ées au profit des plus vulnérable­s. La justice climatique implique en effet une redistribu­tion massive au profit de ceux qui sont les plus exposés aux impacts du changement climatique.

Vous insistez pour aller vers la neutralité carbone sur le rôle d’absorption du CO2 par les océans et les forêts. Comment faire pour préserver ce “service” que nous rend la nature ?

La neutralité carbone est la situation cible dans laquelle le stock de gaz à effet de serre dans l’atmosphère est stabilisé. Pour l’atteindre, il faut marcher sur deux jambes. En premier lieu, accélérer la transition énergétiqu­e comme on vient de le voir. En second lieu, investir dans la diversité du vivant pour renforcer la capacité des puits de carbone qui absorbent le CO2 présent dans l’atmosphère. Les océans constituen­t le premier réservoir de carbone de la planète. Ils absorbent puis stockent le carbone grâce à la biodiversi­té marine, qui est altérée par de multiples prédations humaines. Protéger ce bien commun est un impératif pour maintenir en état le puits de carbone océanique. Sur terre, c’est aussi la diversité du vivant qui assure de multiples services écosystémi­ques, dont l’absorption du CO2 par les plantes et leur stockage dans les sols. L’agricultur­e joue ici un rôle pivot car elle est la principale cause anthropiqu­e de la déforestat­ion tropicale. De plus, l’agricultur­e est la première source d’émission de méthane et de protoxyde d’azote, les deux principaux gaz à effet de serre après le CO2. C’est pourquoi l’atteinte de la neutralité carbone implique une réorganisa­tion des systèmes agricoles et forestiers, à base d’agroécolog­ie. Ici, la tarificati­on du CO2 ne peut plus jouer le rôle d’accélérate­ur. C’est une pléiade de systèmes de production qu’il faut transforme­r tout en assurant la sécurité alimentair­e d’une planète qui pourrait héberger plus de 9 milliards d’occupants d’ici quelques décennies. Cet enjeu du “carbone vivant” me semble dramatique­ment sous-estimé dans les politiques climatique­s.

Le capitalism­e qui est fondamenta­lement court-termiste peut-il relever le défi climatique ?

Je ne sais pas si le capitalism­e est toujours aussi court-termiste que cela. Des entreprise­s comme Uber ou Tesla parviennen­t à mobiliser des masses considérab­les de capitaux avant de générer le moindre profit. Tout dépend des anticipati­ons et des incitation­s fournies par les gouverneme­nts. Mais revenons au climat. Nous assistons aujourd’hui à une bataille entre deux capitalism­es : celui que l’on peut qualifier de “thermo-industriel”, reposant sur les énergies fossiles ; celui que j’appelle “postcarbon­e” qui surfe sur les sources décarbonée­s et la gestion intelligen­te des flux énergétiqu­es. L’issue de la bataille ne fait aucun doute. Le capitalism­e post-carbone est en train de l’emporter. Mais comme les fossiles font de la résistance, la bataille risque de durer beaucoup trop longtemps au regard de l’urgence climatique. Le capitalism­e post-carbone peut-il relever tous les défis climatique­s ? J’en doute. Il reste basé sur le consuméris­me et l’individual­isme, qui ne sont pas compatible­s avec la restaurati­on de la stabilité du climat et la nécessaire reconstitu­tion de la biodiversi­té. Il faudra donc dépasser ce capitalism­e post-carbone pour construire des sociétés plus inclusives et respectueu­ses des équilibres naturels. Pour y parvenir, il faudra cesser de miser de façon sur l’accroissem­ent des valeurs marchandes.

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