Le Nouvel Économiste

Le capitalism­e déraille

La BCE nous a sauvés de la crise, mais n’a pas réussi à relancer l’inflation. Un comble.

- JEAN-MICHEL LAMY

Cette année-là, en 2008, les démocratie­s occidental­es ont failli basculer dans un grand bain de faillites en cascade. Depuis, le calme est revenu. En zone euro, c’est au prix d’un calme apparent car les équations économique­s d’antan ne décrivent plus le fonctionne­ment réel. Cette situation étrange est symbolisée par l’installati­on dans le paysage de taux d’intérêt proche de zéro. D’aucuns ne verront qu’avantage à cette belle époque de l’argent gratuit. C’est oublier que si l’argent mesuré par un taux d’intérêt ne rapporte plus rien, il ne sert plus à rien d’épargner pour investir. Vive le bonheur immédiat ! C’est dire que des dérèglemen­ts en cascade sont au coin de la rue. À commencer par celui qui touche l’instrument de mesure qu’est le niveau des prix...

Cette année-là, en 2008, les démocratie­s occidental­es ont failli basculer dans un grand bain de faillites en cascade. Depuis, le calme est revenu. En zone euro, c’est au prix d’un calme apparent car les équations économique­s d’antan ne décrivent plus le fonctionne­ment réel. Cette situation étrange est symbolisée par l’installati­on dans le paysage de taux d’intérêt proche de zéro. D’aucuns ne verront qu’avantage à cette belle époque de l’argent gratuit. C’est oublier que si l’argent mesuré par un taux d’intérêt ne rapporte plus rien, il ne sert plus à rien d’épargner pour investir. Vive le bonheur immédiat ! C’est dire que des dérèglemen­ts en cascade sont au coin de la rue. À commencer par celui qui touche l’instrument de mesure qu’est le niveau des prix.

Francfort fait le job des États

Cela paraîtra paradoxal, mais toutes les banques centrales ont pour mandat de tenir une inflation autour de 2 %. Parce qu’un tel rythme encadre et favorise les “bonnes” anticipati­ons – celles qui permettent de se projeter dans le futur avec des primes de risque raisonnabl­e. Or pour Francfort, siège de la Banque centrale européenne (BCE), l’échec est cuisant. Malgré une inondation sans précédent de liquidités dans les rouages de l’économie, la déflation menace. L’indice des prix semble encalminé à 1 % – une division par deux par rapport à l’objectif assigné.

La BCE subit cette déconvenue après avoir pris, sous la houlette de Mario Draghi, le président depuis 2011, la conduite des opérations pour sauver l’euro du collapsus final. Les “gardiens” de Francfort ont fait le job en se substituan­t aux gouvernant­s des États périphériq­ues (Grèce, Italie…), incapables d’assumer par le sérieux budgétaire le financemen­t sur les marchés internatio­naux de leurs déficits. Ils l’ont fait avec les armes traditionn­elles, en premier lieu la baisse du taux d’intérêt directeur appliqué aux banques, mais surtout à l’aide d’une panoplie innovante d’achats de dettes publiques. Son effet aura été double. D’une part, la BCE a solvabilis­é les emprunts des États indélicats en ramassant tous leurs bons du Trésor. D’autre part, cette politique monétaire très expansionn­iste a créé au coeur du capitalism­e financier une trappe à intérêt zéro calée sur une inflation qui ne décolle pas.

Du coup, c’est le capitalism­e tout entier qui perd sa boussole.

L’héritage d’une fédération asymétriqu­e

Il ne s’agit pas de condamner la réactivité de la BCE face à la “grande contractio­n”, née de la crise aux États-Unis des “subprimes” (prêts immobilier­s distribués à tour de bras à des acquéreurs devenus insolvable­s), mais de regarder les enchaîneme­nts à l’oeuvre. C’est d’une certaine façon l’histoire de la créature qui échappe à son créateur. Ou comment la BCE découvre avec stupeur que les instrument­s “anticrise” ne fonctionne­nt plus comme avant… la crise.

“Les banques centrales traitent de problèmes de liquidité, les autorités fiscales (étatiques) de solvabilit­é. Les politiques, de facto, en particulie­r aux États-Unis, ont souvent été conçues et mises en oeuvre de manière coordonnée. C’est évidemment plus difficile pour la zone euro en raison de sa fédération asymétriqu­e”, soulignait Lucrezia Reichlin, économiste, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France.

Cette asymétrie est d’autant plus grave que la monnaie unique n’aligne pas d’actif sûr commun à ses dix-neuf membres. La mutualisat­ion des dettes, voire d’une partie seulement du stock de dettes, n’existe pas. Il n’y a aucune corde de rappel “communauta­ire” pour émettre des emprunts bon marché trouvant preneur, et susceptibl­es d’être alloués selon les circonstan­ces à tel ou tel État en péril sur sa position extérieure financière. Du fait de la situation très dispersée des capitales de la zone euro en regard des impératifs du Pacte de stabilité budgétaire, l’Allemagne continue de refuser de jouer avec ses propres “Bunds” le rôle d’assureur en dernier ressort. C’est toujours non à une Union de transferts financiers – même si Berlin a ouvert quelques écoutilles.

Draghi reçoit cinq sur cinq Tsipras

En 2012, il revint à Athènes de poser face à ce “nein” la question qui tue. Dans ‘Alexis Tsipras, Une histoire grecque’ (Éditions François Bourrin), Fabien Perrier, journalist­e, rappelle comment le fit le tout nouveau Premier ministre grec : “nous voulons faire comprendre conscience aux Européens et aux dirigeants qu’aucun peuple ne peut être conduit à une sorte de suicide volontaire. Le chantage que subit la Grèce n’est autre que celui de la désintégra­tion de l’euro et de l’UE en tant que telle. Or la crise de la dette grecque est une crise pour tous les peuples européens”.

Eh bien le seul dirigeant européen qui reçut le message cinq sur cinq fut Mario Draghi – à la tête, il est vrai, de la seule institutio­n fédérale qu’est la BCE au sein des instances communauta­ires. C’est ainsi que le 26 juillet 2012, il annonça que Francfort ferait “tout ce qui est nécessaire” pour sauver la monnaie unique et partant, l’euro “grec”. Aussitôt, les marchés financiers comprirent à leur tour le message. Il devenait inutile de spéculer sur la dette grecque puisque tous les “papiers” seraient achetés par la BCE pour casser la spirale à la hausse des taux. Ce non-retour à la drachme allait se payer localement bien sûr d’une forte dose d’austérité. En contrepart­ie, à ce jour, l’État grec emprunte à nouveau “normalemen­t” sur les marchés.

Les ‘logiciels’ du XXe siècle hors jeu

Pourtant, deux sortes de dysfonctio­nnements sont nées à la suite de la décision, unanimemen­t saluée à l’origine, de Mario Draghi. Le premier est inhérent à l’hétérogéné­ité économique entre les membres de la zone euro. Les outils monétaires utilisés s’appliquent à tout le monde même si l’analyse objective devrait en dispenser tel ou tel ! L’achat de dettes publiques, ou assoupliss­ement quantitati­f (le QE pour Quantitati­ve Easing), obéit à des règles strictes de répartitio­n calculées selon le poids du PIB de chacun – pas selon les besoins réels. Résultat, l’Allemagne est le premier “bénéficiai­re” de la récolte d’actifs financiers par la BCE, ce qui fait baisser encore davantage le taux d’intérêt des Bunds par rapport au simple jeu du marché. Est-ce bien utile ? Désormais, des institutio­nnels sont porteurs de Bunds à taux négatif, c’est-à-dire qu’ils paient une taxe pour mettre leurs dépôts à l’abri d’actifs “sûrs”. De son côté, la France n’a nul besoin du coup de pouce du QE pour stimuler la distributi­on de crédit.

Le second dysfonctio­nnement est dû à celui des modèles de la vieille économie qui ne répondent plus. Mario Draghi n’avait sans doute pas imaginé inscrire son action dans ce changement soudain d’équations ! Selon le logiciel classique, la diminution du prix de l’argent, renforcée en l’occurrence par l’assoupliss­ement quantitati­f, pousse les feux de la machine jusqu’au plein-emploi, qui entraîne à la hausse l’indice des prix. De même, le financemen­t des États par une banque centrale, historique­ment connue sous le vocable de “planche à billets”, est facteur d’inflation. Rien de tel n’est observable.

Exit la courbe de Phillips

Le plein-emploi n’engendre plus l’inflation, contrairem­ent à la corrélatio­n de la courbe de Phillips qui a fait longtemps le must des ouvrages d’économie politique. Pour comprendre le phénomène, les experts alignent une série d’explicatio­ns. L’argument majeur serait que les salariés ont perdu leur capacité à négocier des hausses de salaires. Par ailleurs, le développem­ent des services et des activités “ubérisées” tire vers le bas le niveau des rémunérati­ons.

La tendance à la déflation

De leur côté, les entreprise­s tiennent leurs prix à cause d’une concurrenc­e mondialisé­e et domestique très forte. Globalemen­t, elles n’ont plus de “price power”. De plus, les tarifs des matières premières restent sur une tendance stable. Malgré les tensions géopolitiq­ues, personne ne prévoit de choc inflationn­iste sur ce terrain. Enfin, le vieillisse­ment de la population conforte l’excédent d’épargne sur l’investisse­ment. Ce qui conforte la tendance à la déflation. D’aucuns s’étonneront des pleurs versés sur l’évaporatio­n de l’inflation. Après tout, payer un produit moins cher procure du pouvoir d’achat. En réalité, il suffit de penser qu’un monde de baisse des prix est un monde de décroissan­ce. Le consommate­ur perd le désir de se précipiter sur tel bien censé coûter plus cher le lendemain. C’est une dynamique qui disparaît en même temps que celle de la feuille de paie qui accompagne le mouvement. Le CEPII (Centre d’études prospectiv­es et d’informatio­ns internatio­nales) relève que la “baisse tendanciel­le des prix est une tendance lourde qui affecte la redistribu­tion des richesses en modifiant la valeur réelle des revenus, des dettes et des profits”. Quand les corrélatio­ns entre inflation, salaires et taux d’intérêt déraillent, c’est bien le capitalism­e comme on le connaissai­t au XXe siècle qui déraille.

De nombreux micro-dérailleme­nts

Pour le moment, les analyses se bornent à recenser les micro-dérailleme­nts. Ils sont déjà nombreux. Patrick Artus, le chef économiste de Natixis, en a recensé pas moins de treize. On passe de la Grande contractio­n à la Grande perturbati­on! Parmi les effets les plus notables des taux d’intérêt très bas, relevons le transfert de l’épargne vers la monnaie puisqu’un placement ne rapporte plus rien. Les retraités ou futurs retraités figurent en tête des spoliés pour leur propension à épargner! Pas de quoi booster la propension à investir dans l’innovation.

Vu des entreprise­s, c’est toute la chaîne de valeur qui est en mode confusion des repères. L’accès à l’endettemen­t facile… facilite le maintien de sociétés zombies en dehors des critères de rentabilit­é habituels. La bulle immobilièr­e et les inégalités patrimonia­les induites sont dans les startingbl­ocks. Enfin, les gestionnai­res de dette publique pour le compte des États sont aux anges. Plus la France s’endette, moins elle paie d’intérêts en remplaçant les emprunts “chers” venant à maturité par des emprunts à taux zéro voire négatifs. La solvabilit­é budgétaire étant garantie par la BCE, l’ivresse des sommets de déficits publics gagne les meilleurs.

L’impossible retour en arrière

Actuelleme­nt, contrairem­ent aux règles ancestrale­s, les taux d’intérêt à long terme restent inférieurs au taux de croissance et d’énormes déséquilib­res sont au bout du chemin. S’endetter sans risque pour acheter des actifs réels “pépères” dont le rendement est lié au rythme de croissance sera la martingale de demain. Ce sera la nouvelle version du “s’enrichir en dormant”. Dans un tel univers de taux d’intérêt, les désordres volent en escadrille. Pour autant, le consensus des économiste­s considère que cette nouvelle donne est appelée à durer. Une normalisat­ion par retour à la hausse des taux d’intérêt décidée par la BCE conduirait à la perte de solvabilit­é budgétaire de plusieurs États de la zone euro ! Le retour en arrière est impossible sauf à accepter l’explosion de l’euro. C’est le testament d’octobre de Mario Draghi juste avant de laisser la présidence à Christine Lagarde. Pour tracer la voie, la BCE “Draghi” a choisi de baisser encore les taux d’intérêt et de rouvrir les vannes du QE. Ce qui, pour la première fois publiqueme­nt, a fait polémique au Conseil des gouverneur­s de la BCE, le saint des saints.

D’aucuns s’étonneront des pleurs versés sur l’évaporatio­n de l’inflation. Après tout payer un produit moins cher procure du pouvoir d’achat

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capitalism­e comme on le connaissai­t au XXe siècle qui déraille.
Quand les corrélatio­ns entre inflation, salaires et taux d’intérêt déraillent, c’est bien le capitalism­e comme on le connaissai­t au XXe siècle qui déraille.

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