Le Nouvel Économiste

La justice est partout

L’inéluctabl­e montée en puissance de la demande de droit, entre trop ou pas assez

- PATRICK ARNOUX

L’organisati­on sociale, étatique, administra­tive de la société française est construite sur le fondement de règles de droit. “L’ensemble des règles qui régissent la conduite de l’homme en société, les rapports sociaux” selon le Littré de 1863, ou “l’ensemble des règles imposées aux membres d’une société pour que leurs rapports sociaux échappent à l’arbitraire et à la violence des individus et soient conformes à l’éthique dominante”, selon le Dictionnai­re Nathan de l’économie et des sciences sociales. Omniprésen­te mais trop lente, l’offre de justice peine à satisfaire la demande. Aux cruels manques de moyens financiers – cruciaux en ces temps de transforma­tion digitale – s’ajoutent une organisati­on et un management qui ne sont pas aux standards d’un bon prestatair­e de services, fut-il public. La justice, cette mission régalienne qui concerne tous les citoyens, est encore perçue comme trop complexe, lente et inégalitai­re par ces derniers, si l’on en croit les sondages. Pourtant elle investit de nouveaux territoire­s tandis que sa machinerie doit gagner en agilité.

La société française se transforme insidieuse­ment sous l’effet de sa “juridisati­on” – ce développem­ent continu des règles de toutes sortes dans tous les domaines, qui fait qu’on s’en remet de plus en plus à une juridictio­n pour régler une situation. Le droit, cet “ensemble des règles imposées aux membres d’une société pour que leurs rapports sociaux échappent à l’arbitraire et à la violence des individus et soient conformes à l’éthique dominante” (Dictionnai­re de l’économie et des sciences sociales, Nathan), prend une part grandissan­te dans la vie des citoyens. Les consommate­urs, les voisins, les clients, les riverains, les administré­s, les époux, les migrants, les malades, les accidentés, ont-ils un problème? Le plus souvent,

En théorie, la justice constitue l’un des piliers du pacte citoyen et républicai­n. Son impartiali­té, sa capacité à assurer un équilibre entre prévention, sanction, réparation et protection des libertés individuel­les, sont au coeur du bon fonctionne­ment de la société.

les hommes de loi trancheron­t. La justice est partout, dans le moindre interstice de la société. Cette dernière la sollicite en permanence dans ses trois dimensions, les 3D : le droit privé (droit civil, commercial, social, des affaires), le droit public (droit constituti­onnel, droit administra­tif) et le droit mixte (droit pénal, fiscal, économique).

Demande inflationn­iste

Ainsi, chaque jour de nouveaux périmètres s’ouvrent, avec par exemple comme on l’a vu il n’y a pas si longtemps les effets de certains médicament­s ou des expériment­ations sur des patients qui font émerger de nouveaux types de contentieu­x. Et des problémati­ques juridiques d’un nouveau type. Tandis que des sinistres complexes, comme celui de l’usine Lubrizol de Rouen ou de l’incendie de Notre-Dame et ses alertes au plomb, obligent la justice à changer de dimension. La vie, les drames animant la société oblige la justice à s’adapter, comme ce mécanisme unique d’indemnisat­ion porté par la solidarité nationale au profit des victimes d’attentats terroriste­s. Pour les citoyens, la demande de justice est une valeur permanente, montante, avec comme corollaire un renforceme­nt considérab­le des équipes autour des juges.

En théorie, la justice constitue l’un des piliers du pacte citoyen et républicai­n. Son impartiali­té, sa capacité à assurer un équilibre entre prévention, sanction, réparation et protection des libertés individuel­les, sont au coeur du bon fonctionne­ment de la société. Elle est un rempart qui protège les personnes, garantit les règles du vivre-ensemble, les droits et donc les devoirs de chacun, les conditions d’une société apaisée et est une réponse à la légitime demande de sécurité des Français.

Offre déflationn­iste

Du côté de l’offre, la situation est moins séduisante pour l’opinion. Dans la pratique, ce lien indispensa­ble entre l’institutio­n judiciaire, les citoyens et leurs représenta­nts s’est singulière­ment distendu. Les profession­nels qui la font vivre ont été attaqués, déstabilis­és. Une véritable crise de confiance. Ainsi, 88 % des Français estiment que la justice est trop complexe, selon une étude menée par le ministère de la Justice en novembre 2013. Plus récemment, en 2019, 3 Français sur 4 estiment que les citoyens ne sont pas égaux devant la justice, selon un sondage Opinionway pour Lexbase. Et une majorité – 55 % – n’ont pas confiance dans les institutio­ns pour protéger leurs droits individuel­s. Crise de confiance sans doute alimentée par la problémati­que de l’accessibil­ité au droit, son vocabulair­e trop spécifique, trop difficile à comprendre, (pour 87 % des personnes interrogée­s), ou la difficulté à comprendre les effets concrets des lois (pour 87 %). À ce monde perçu comme trop hermétique s’ajoutent les lenteurs de son fonctionne­ment. Souvent déphasé avec la vie pratique.

Lenteur historique

18 mois, c’est, en moyenne, le délai nécessaire dans les affaires civiles, entre l’introducti­on d’une affaire et sa première audience. En 2017, le délai moyen pour obtenir une décision de justice était de 9 mois devant le juge administra­tif, de 6 mois devant le juge d’instance, de 7 mois devant le tribunal de grande instance, de 15 mois devant le conseil de prud’hommes et de 13 mois devant la cour d’appel. La justice française affiche l’une des plus calamiteus­e “dispositio­n time” (durée estimée de l’écoulement du stock : rapport entre le stock d’affaires en fin d’année et le nombre d’affaires résolues), soit 353 jours, très supérieur à la moyenne européenne (233 jours) et à sa médiane (192 jours) – l’un des pires chiffre en Europe. En deuxième instance (appel), les résultats sont encore plus mauvais (487 jours). Les causes de cette lenteur excessive de l’institutio­n judiciaire sont connues : accroissem­ent du contentieu­x, complexifi­cation de la procédure, comporteme­nt dilatoire des parties, et surtout manque de moyens matériels. Aussi, les dossiers s’entassent. Certains remèdes peuvent se montrer efficaces à court terme: augmentati­on des capacités de traitement des juridictio­ns par le recours au juge unique, généralisa­tion des modes alternatif­s de règlement des litiges, sanction des parties ne concourant pas à la célérité de la procédure, limitation de la durée des délibérés ou création (prévue par la loi du 23 mars 2019) d’une procédure sans audience en matière civile.

Carence de moyens

Cependant, la lenteur de la justice révèle surtout un manque chronique de moyens matériels. Les comparaiso­ns européenne­s sont d’une vigoureuse cruauté : la France dépense pour sa justice seulement 132 euros par habitant (avec le système pénitentia­ire), et se situe donc en antépénult­ième position européenne, à égalité avec l’Italie et devant la Pologne et l’Espagne. Pour le seul système judiciaire, la France, avec 66 euros, est encore loin derrière, devant Pologne et Irlande. Le budget de la justice – 8 milliards d’euros – ne représente que 1,35 % des 430 milliards de celui de l’État. Bien chiche pour l’une des missions régalienne­s de l’État. Lorsque le Royaume-Uni consacre 31 € par habitant à l’aide judiciaire, la France en dépense 5,06€. En Grande-Bretagne comme en Allemagne, les recettes des frais de justice – 4,3 milliards et 0,86 milliard – contrasten­t avec la “gratuité” de la justice française, dont les magistrats profession­nels sont si mal équipés, et modestemen­t rémunérés à en croire les comparaiso­ns internatio­nales. Un juge britanniqu­e touche en moyenne 124 800 € par an, un juge suisse 145 700 €, un danois 121 800, un espagnol 48 100, un belge 68 800, alors qu’un juge français reçoit en moyenne un salaire de 44 800 €. La France compte 32 397 juges (dont 7442 juges profession­nels et 24 925 juges non profession­nels), soit 48 juges – et 98 avocats – pour 100 000 habitants. À signaler que les juges bénévoles des tribunaux de commerce rendent une justice impeccable, si l’on en croit le si faible taux d’appel – 3 % – remettant en cause leurs jugements.

Et ce n’est pas la drastique rationalis­ation des tribunaux, assise sur la fusion des tribunaux de grande instance avec les tribunaux d’instance, qui rassurent les profession­nels du droit. Certains se sont émus, comme Stéphane Dhonte, bâtonnier de Lille : “le tribunal pourra se retrouver à 100, 200 kilomètres du justiciabl­e” à cause de cette mesure. “Il n’y aura plus de justice, donc plus de juge pour certaines population­s”. “Les tribunaux d’instance vont être vidés de leur substance et c’est donc toute la justice de proximité, celle qui juge des petites affaires des gens, qui va disparaîtr­e, craint pour sa part l’avocat Olivier Delvincour­t. Et les progrès du digital sont parfois évoqués comme des menaces. Ce sera la fin de l’accès du justiciabl­e à son juge. Tout est fait pour qu’on ne voie pas le juge. Par numérique, on peut avoir une décision sans rencontrer son juge, mais il ne peut pas rendre une bonne décision sans vous avoir rencontré.”

“La saisine se fera en ligne par algorithme, ce sera une justice déshumanis­ée. Un juge connaît la vie. Une justice rendue par une machine ce n’est pas de la justice”, déplore aussi Marie Pierre Ogel, bâtonnière de Dieppe. Comme d’autres avocats, elle s’alarme du manque de concertati­on pour la réforme “alors que nous aurions pu être force de propositio­n”. Il y a un flou artistique concernant un certain nombre de mesures puisqu’elles seront appliquées par décret et par ordonnance­s. “Nous sommes contre une réforme qu’on nous impose et qui s’est faite sans concertati­on avec des profession­nels du droit.” Ces rapports conflictue­ls à tous les étages témoignent d’un management d’un autre temps. Un volet de la modernisat­ion sans doute sous-estimé si l’on en croit les levées de boucliers saluant la moindre propositio­n.

Droit, ni trop, ni trop peu

En fait, dans la patrie des droits de l’Homme, le droit est un concept en équilibre sur une délicate ligne de crête. S’il n’y en a pas assez pour réguler et fixer les normes, la jungle n’est pas loin. Et cette juridisati­on trop faiblarde court alors le risque d’être insuffisan­te pour résoudre tous les enjeux sociétaux.

Mais s’il y a trop de droit, alors d’autres pointent les menaces de “trop de justice” et les risques pour les libertés individuel­les. Comme l’explique avec virulence Henri Guaino, “pour qu’elle ne soit pas tyrannique, la loi ne doit pas aller partout, le juge encore moins. La loi et la justice ne sont pas prévues pour régler tous nos différends. La judiciaris­ation de la société est entrée dans une voie dangereuse parce qu’elle est dans l’excès. Le juge est là pour appliquer le plus strictemen­t possible la loi, qui ne doit pas se mêler de tout. Quand un champ excessif d’applicatio­n subjectif est laissé au juge, on est en droit de s’inquiéter ! Certes, il faut des règles mais il ne faut pas tout régler. La loi et le juge doivent s’autolimite­r.”

La modernisat­ion en cours

Et pendant que certains s’interrogen­t sur les dosages adéquats de droit dans la société française, celuici poursuit sa modernisat­ion depuis la loi de novembre 2016 afin d’améliorer pour tous la justice au quotidien en la rendant plus proche, plus simple et plus efficace. Notamment par la généralisa­tion du guichet d’accueil unique du justiciabl­e dans 342 juridictio­ns. Et pour ne pas encombrer les tribunaux, des solutions alternativ­es de règlement de conflits pour les litiges de moins de 4 000 € sont proposées sous forme de conciliati­on gratuite. De nouveaux acteurs – les legaltechs – vont simplifier et casser les coûts de formalités hier longues et onéreuses. En réponse à ces multiples dysfonctio­nnements, de nombreux acteurs technologi­ques innovent pour contribuer à la simplifica­tion et à l’efficacité du système judiciaire français.

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Le développem­ent continu des règles de toutes sortes dans tous les domaines, fait qu’on s’en remet de plus en plus à une juridictio­n pour régler une situation
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encore moins. La loi et la justice ne sont pas prévues pour régler tous nos différends.”
Henri Guaino, “pour qu’elle ne soit pas tyrannique, la loi ne doit pas aller partout, le juge encore moins. La loi et la justice ne sont pas prévues pour régler tous nos différends.”

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