Le Nouvel Économiste

La diplomatie parallèle se développe de plus en plus

Le plus souvent dans la résolution des conflits, mais pas seulement

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Les pourparler­s entre le gouverneme­nt colombien et les rebelles des Farc étaient au point mort. Les deux parties n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur la façon dont il fallait juger les criminels des 52 ans de guerre civile qu’a connus le pays. Mais avec l’aide d’Inter Mediate, une ONG britanniqu­e, ils ont réussi à aller de l’avant, notamment en nommant trois avocats indépendan­ts pour chaque partie. En 2015, un accord innovant et historique sur la justice en période de transition a été conclu. Lorsque les tentatives officielle­s pour résoudre un conflit manquent ou s’embourbent, il faut trouver d’autres solutions...

Les pourparler­s entre le gouverneme­nt colombien et les rebelles des Farc étaient au point mort. Les deux parties n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur la façon dont il fallait juger les criminels des 52 ans de guerre civile qu’a connus le pays. Mais avec l’aide d’Inter Mediate, une ONG britanniqu­e, ils ont réussi à aller de l’avant, notamment en nommant trois avocats indépendan­ts pour chaque partie. En 2015, un accord innovant et historique sur la justice en période de transition a été conclu. Lorsque les tentatives officielle­s pour résoudre un conflit manquent ou s’embourbent, il faut trouver d’autres solutions. “On a besoin d’un arbitre” dit Jonathan Powell, de l’ONG Inter Mediate, “et cela doit être une personne qui a la confiance des deux parties”. L’implicatio­n d’une tierce partie peut revêtir des formes différente­s. Ils peuvent aider en tant que conseiller­s (comme ce fut le cas en Colombie). Ils peuvent ouvrir un canal informel (comme l’a fait le Parti National, au pouvoir en Afrique du Sud, afin de négocier la fin de l’Apartheid avec l’ANC). Les représenta­nts des deux parties hostiles se réunissaie­nt secrètemen­t dans un manoir de la campagne anglaise, propriété d’une compagnie minière. Ils mettaient en place des voies alternativ­es de dialogues, totalement inédites. Une telle diplomatie, connue sous le nom de diplomatie parallèle ou diplomatie “track 2”, comble les lacunes de la diplomatie officielle, dite de track 1.

Cette expression, utilisée pour la première fois en 1981 par Joseph Montville, un diplomate américain, couvre à peu près tout, du modeste atelier de travail jusqu’aux initiative­s majeures. Même Peter Jones, auteur d’un livre sur le sujet, affirme que la diplomatie de type 2 n’est pas vraiment facile à définir. Pour compliquer encore plus les choses, des variantes existent, mutent, convergent comme le type 1,5 (qui se déroule de façon privée mais en présence d’officiels), alors que le type 3 relie des communauté­s.

Elles ont tous une chose en commun : elles se développen­t. “Lorsque j’ai commencé dans les années 1990, on pouvait probableme­nt compter sur les doigts des deux mains le nombre d’organisati­ons impliquées dans ce genre d’activités, mais il y a eu une proliférat­ion durant la dernière décennie” dit Hrair Balian, du Centre Carter à Atlanta. Une des raisons est peut-être la multiplica­tion des désaccords. L’Agence des Nations unies pour la coordinati­on des affaires humanitair­es estime qu’il y a eu 402 “conflits politiques” en 2016, soit 278 de plus que la décennie précédente. (Elle a une définition très large des conflits, qui va du bain de sang en Syrie aux échanges tendus entre les nationalis­tes écossais et le gouverneme­nt britanniqu­e.)

Les initiative­s de type “track 2” ont proliféré durant la guerre froide. Les conférence­s de Dartmouth favorisaie­nt les contacts entre les figures intellectu­elles, universita­ires et politiques de l’Est et de l’Ouest. Les conférence­s de Pugwash faisaient de même avec des scientifiq­ues. Avec la chute du communisme, le besoin pour des pistes alternativ­es a diminué. Les deux décennies après la chute du mur de Berlin ont vu se concrétise­r une trentaine d’accords de paix majeurs, d’après David Harland du Centre pour le dialogue humanitair­e (HD), un des leaders de la diplomatie privée basé en Suisse. Mais, durant la décennie suivante, il n’y en a eu que sept ou huit. M. Harland affirme que l’avènement de la technologi­e a permis à de petits groupes de démultipli­er les conflits, les rendant ainsi plus confus et plus compliqués à gérer pour le système onusien centré sur les États. Pendant ce temps-là, deux ou trois nouvelles guerres commencent chaque année. Elles ont tendance à avoir lieu au sein des pays et non pas entre eux. Dans les cas les plus compliqués, “le type 1 comme outil de résolution de conflit a vraiment perdu sa significat­ion” affirme Luxshi Vimalaraja­h, de la Fondation Berghof à Berlin, autre leader dans ce domaine. Le besoin de nouveaux moyens plus flexibles pour rapprocher les parties concernées crée un espace pour les artisans privés de la paix. Certains, comme Jimmy Carter, ancien président américain, ont pu apporter des compétence­s acquises lorsqu’il était au pouvoir. Martti Ahtisaari, président de la Finlande et lauréat du prix Nobel de la paix tout comme M. Carter, a mis en oeuvre CMI, pour Crisis Management Initiative. M. Powell a cofondé Inter Mediate après avoir oeuvré pour la paix en Irlande du Nord au sein de l’administra­tion britanniqu­e. Question taille, avec ses 250 employés, le Centre pour le dialogue humanitair­e peut rivaliser avec les services diplomatiq­ues de nombreux pays. À l’autre bout du spectre, de nombreuses ONG et think tanks. Au milieu, des experts et des facilitate­urs comme le Ottawa Dialogue de M. Jones ou l’Institut américain pour la paix (United States Institute for Peace, USIP). La directrice de l’USIP, Nancy Lindborg, affirme qu’après l’accalmie post-guerre froide, il y a eu une résurgence de conflits régionaux et entre grandes puissances qui requièrent le recours aux tracks 2 et 1,5. La réconcilia­tion n’est pas le seul champ d’action du track 2. Du 3 au 5 février 2020 à Delhi, une initiative track 2 entre Indiens et Américains aura lieu pour parler du changement climatique, comme c’est le cas chaque année depuis 2010, aux États-Unis ou en Inde. L’initiative est soutenue par l’Institut Aspen et d’autres think tanks. Depuis que Donald Trump a abandonné les accords de Paris, de telles réunions (il en existe des semblables avec la Chine) offrent une chance pour expliquer combien il reste encore à faire sur le front climatique. D’après une estimation, une action à un niveau substantie­l pourrait réduire les émissions américaine­s de gaz à effet de serre de 37 % d’ici 2030, en comparaiso­n aux niveaux de 2005. En ce qui concerne le track 3, c’est une façon de s’assurer que les efforts de paix sont “inclusifs, de sorte que nous n’ayons pas des arrangemen­ts entre élites” affirme Jonathan Cohen du Conciliati­on Resources à Londres. Au Yémen, CMI travaille sur des cessez-lefeu au niveau local mais aussi à promouvoir l’expression d’une représenta­tion plus large lors des pourparler­s de paix sous l’égide des Nations unies. Les représenta­nts de femmes “ont identifié des étapes concrètes et faisables pour s’assurer de l’inclusion des femmes dans le processus de paix et de façon plus large, dans le processus de prise de décisions politiques” affirme Sylvia Thompson, qui gère l’initiative de CMI au Yémen.

Fin de partie…

La diplomatie parallèle a toujours existé. Mais elle a acquis non seulement un nom chic, mais aussi une réputation et un ensemble de pratiques établies. Sa réputation s’est améliorée avec certains succès de haut vol. L’accord qui a mis fin à la guerre civile au Mozambique est arrivé grâce au travail patient de Sant’Egidio, une organisati­on catholique. HD a aidé à faciliter l’applicatio­n d’un cessez-le-feu entre l’Indonésie et des séparatist­es dans la province d’Aceh. Le gouverneme­nt indonésien “ne permettait en aucun cas qu’un gouverneme­nt étranger vienne mettre le nez dans ses affaires intérieure­s” se rappelle Martin Griffiths, qui y a joué un rôle majeur (il est maintenant envoyé spécial des Nations unies au Yémen). De même, la volonté de l’Espagne d’éviter une médiation faite par d’autres gouverneme­nts a ouvert une brèche en faveur de la diplomatie privée dans les négociatio­ns avec les terroriste­s basques de l’ETA. Là où les officiels préfèrent souvent l’implicatio­n de l’État, les facilitate­urs privés peuvent être plus équitables. Même si la diplomatie parallèle est souvent privée, le public arrive parfois à entrevoir des choses. La pièce de théâtre ‘Oslo’ met en scène les pourparler­s officieux qui ont eu lieu durant les années 1990 entre Israéliens et Palestinie­ns et qui ont abouti aux accords de paix d’Oslo. Elle met en lumière un aspect vital : la possibilit­é de nier. Le type 2 crée un espace sécurisant, dans lequel les idées

L’avènement de la technologi­e a permis à de petits groupes de démultipli­er les conflits, les rendant ainsi plus confus et plus compliqués à gérer ppour le systèmey onusien centré sur les États

peuvent être exprimées et des propositio­ns testées, sans traces ou empreintes officielle­s. Elle peut permettre des contacts avec un État opaque comme la Corée du Nord, ou entre adversaire­s, comme entre les Saoudiens et les Iraniens. Un dialogue basé sur un type 2 peut simplement commencer avec un document de travail et un schéma de positions avant d’avancer, après un dîner pour rompre la glace, vers des discussion­s plus créatives. Avec le temps, et un peu de chance, se développe de la confiance et de la connivence. Les réunions d’Oslo ont pu progresser en partie car de nombreuses personnes qui étaient impliquées avaient déjà pris part à des ateliers entre Palestinie­ns et Israéliens, organisés par Herbert Kelman, un psychologu­e social de l’université d’Harvard. Ce que M. Jones appelle “un dialogue pragmatiqu­e organisé dans le but de résoudre des problèmes”, peut aider les participan­ts à passer d’un dialogue de sourds qui tourne en boucle à des propositio­ns conjointes, qui peuvent ensuite être présentées à leurs autorités respective­s. Personne ne peut prétendre que la diplomatie de type 2 est facile, ni rapide. Les facilitate­urs doivent “fournir l’espace nécessaire sans dicter les solutions”, dit Madame Vimalaraja­h. “Je n’ai jamais vraiment un processus linéaire.” Ce n’est pas un jeu dans lequel on s’engage si on veut marquer tout de suite des points, note un autre expert. “Soyons honnêtes, le type 2 a ses limites” affirme Eugene Rumer du think-tank Carnegie Endowment for Internatio­nal Peace. Il a été impliqué dans des échanges très francs, “sans baratin”, entre Américains et Russes sur des questions de sécurité ; sa modeste contributi­on a peutêtre été d’alimenter une ou deux nouvelles idées au Kremlin ou à la Maison-Blanche. Parfois les facilitate­urs s’approchent de la solution d’une façon enthousias­mante – comme sur les droits des Kurdes en Turquie, par exemple – pour être ensuite contrecarr­és par un changement d’humeurs des gouvernant­s.

Alors le type 2 vaut-il la peine ? Tout le monde n’en est pas fan. Parfois, les diplomates désapprouv­ent l’empiétemen­t extérieur. Aux États-Unis, le Logan Act de 1799 interdit, comme criminelle, toutes négociatio­ns non autorisées qui pourraient mettre en péril la politique du gouverneme­nt. Il faut faire preuve d’une éthique complexe lorsqu’on traite avec des gens qui ont du sang sur les mains.

… ou partie sans fin ?

L’une des inquiétude­s est la confusion des genres. “Il y a une proliférat­ion d’acteurs” dit Lakhdar Brahimi, un ancien diplomate algérien qui travaille désormais avec The Elders (Les aînés), un groupe d’hommes d’État qui oeuvre pour la paix. “Personne ne peut contrôler ça.” Il donne l’Afghanista­n et le Soudan comme exemples “d’embouteill­ages”, avec une profusion d’envoyés spéciaux et d’ONG pleins de bonnes intentions. La qualité aussi peut en pâtir. “Je me pose vraiment des questions sur certaines ONG prétendant faire du type 2” dit M. Balian du centre Carter, “surtout lorsqu’elles commencent à plaider en faveur d’une des parties lors d’un conflit.” La deuxième inquiétude est de voir la diplomatie parallèle ne demeurer qu’un salon de bavardages. Les initiative­s informelle­s devraient avoir un lien étroit avec les officiels, et ce dès le début : si les participan­ts du type 1 n’ont pas été impliqués dans la présentati­on du projet, ils ne seront pas intéressés par ses conclusion­s. Un moyen évident de s’assurer un mécanisme de transmissi­on crédible et fiable, est d’inclure certains représenta­nts officiels. D’où la popularité croissante du type 1,5. Le troisième enjeu est celui de la mesure de l’efficacité. Les commandita­ires – les gouverneme­nts financeurs, essentiell­ement scandinave­s, et les fondations sans but lucratif – veulent savoir si leur argent est bien dépensé. Mais comment juger le succès de ce qui est le plus souvent une démarche à long-terme, et qui se déroule pour l’essentiel loin du feu des projecteur­s ? ‘Chemins pour la paix’, une étude conjointe de la Banque mondiale et des Nations unies, estime que dépenser plus d’argent pour la prévention des conflits pourrait économiser entre 5 milliards et 70 milliards de dollars américains par an. Les mesures spécifique­s pour optimiser le rapport coûteffica­cité des initiative­s de type 2 sont plus difficiles à concevoir. Des années peuvent s’écouler avant que l’impact total de ces démarches ne soit visible. Au Soudan, le Centre Carter a facilité un cessez-le-feu pour combattre une épidémie de maladie du ver de Guinée, en 1995, permettant ainsi aux services sanitaires d’atteindre des villages isolés. Cela a conduit à des négociatio­ns formelles, un accord de paix et, finalement, la séparation entre le Soudan et le Sud-Soudan en 2011. La plupart du temps, il est question de créer une relation, ou de préparer des solutions en prévision d’un jour où le temps politique sera mûr. Au mieux, la diplomatie informelle complète l’officielle. “Ils peuvent faire des choses qu’on ne peut pas faire” reconnaît Michael Keating, parlant de l’époque où il était envoyé des Nations unies pour la Somalie (depuis, il est passé du côté du privé au sein de l’Institut européen pour la paix, basé à Bruxelles). “Et nous, nous pouvions faire des choses qu’ils ne pouvaient pas faire”, ajoute-t-il. Mais, alors que cet écosystème diplomatiq­ue continue de croître, il a aussi besoin d’évoluer, avec une coordinati­on plus étroite, de meilleures mesures et, comme les vétérans l’affirment, un accent plus fort sur les actions de terrain, auprès de la base. Plus le soutien de la base sera large et plus la paix aura des chances d’être robuste.

La plupart du temps, il est question de créer une relation, ou de préparer des solutions en prévision d’un jour où le temps politique sera mûr. Au mieux, la diplomatie informelle complète l’officielle.

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et cela doit être une personne qui a la confiance des deux parties”. Jonathan Powell, de l’ONG Inter Mediate,
Lorsque les tentatives officielle­s pour résoudre un conflit manquent ou s’embourbent “On a besoin d’un arbitre et cela doit être une personne qui a la confiance des deux parties”. Jonathan Powell, de l’ONG Inter Mediate,

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