Le Nouvel Économiste

EX-JOURNALIST­E ET VP MINISTRE DU CANADA

- EDWARD LUCE, FT

Ancienne directrice de l’édition américaine du ‘Financial Times’, Chrystia Freeland se confie notamment sur le passage du “sarcasme” journalist­ique à “l’obséquiosi­té politique nord-américaine”.

Un déjeuner avec Chrystia Freeland, la vice- première ministre du Canada, qu’on annonce déjà partout comme la successeur de JustinTrud­eau, ne pouvait qu’être un peu surréalist­e pour moi. Elle n’est pas seulement mon ancienne supérieure hiérarchiq­ue en tant que directrice adjointe de la rédaction et directrice de l’édition américaine du ‘Financial Times’. Elle a elle-même mené plusieurs sessions de Déjeuners avec le FT, avec entre autres l’interview de la féministe américaine Gloria Steinem, de l’ancien secrétaire américain au Trésor Lawrence Summers, et de deux oligarques russes qui dirigeaien­t le pays sous Eltsine, interviewé­s lorsqu’elle était chef du bureau de Moscou du ‘FinancialT­imes’, et avec lesquels ça ne s’était pas vraiment bien passé.

J’ai conscience que Chrystia Freeland est la seule invitée du ‘Financial Times’ à avoir connu mon côté de la table, et en tant que telle, elle va anticiper chacun de mes stratagème­s pour mener la conversati­on. On dit souvent qu’un interviewe­ur objectif approche son sujet de façon aveugle. En ce qui concerne Chrystia Freeland, mes yeux sont grands ouverts, ou du moins, ils l’ont été durant la majeure partie de nos rencontres. Lorsque Chrystia Freeland était ma patronne, il y a bien longtemps, elle a donné une fois le sein à son nouveau-né en face de moi. J’avais applaudi sa modernité et sa façon d’être sans chichi. C’est exactement comme ça que les choses doivent être. Mais j’avoue n’avoir jamais étudié un plafond ou un tapis avec autant d’attention qu’à ce moment-là.

Nous nous rencontron­s au Bistro Praha, un restaurant un peu défraîchi dans le centre de la ville d’Edmonton, dans l’État de l’Alberta, là où Chrystia Freeland a grandi. Il a été fondé par un émigré tchèque et est rapidement devenu un point de rencontre des communauté­s émigrées d’Europe de l’Est qui arrivaient dans cette ville balayée par le vent. Parmi elles se trouvait Halyna, la défunte mère de Chrystia Freeland, qui était née de parents ukrainiens réfugiés dans un camp américain pour personnes déplacées, dans l’Allemagne d’après-guerre. Les parents de Chrystia Freeland ont divorcé quand elle avait 9 ans. Son père, Don, vit encore dans sa ferme de Peace River, à 500 kilomètres au nord d’Edmonton.

Contre le Wexit

En tant que ministre des Affaires étrangères très en vue dans le précédent gouverneme­nt canadien, dirigé par le Parti libéral, Chrystia Freeland a parcouru le monde. Dans son nouveau poste, en tant qu’adjointe de Justin Trudeau depuis les élections canadienne­s d’octobre 2019, Chrystia Freeland aura à passer beaucoup plus de temps dans des endroits comme son État natal de l’Alberta. Même si le parallèle est hasardeux, les États de l’Alberta et du Saskatchew­an sont plus au moins l’équivalent canadien des quartiers déshérités de Grande-Bretagne et des États-Unis, ceux qui ont soutenuTru­mp et le Brexit. Chrystia Freeland est aussi ministre des Affaires intergouve­rnementale­s, ce qui en pratique veut dire apaiser le ressentime­nt grandissan­t des provinces de l’Ouest canadien contre les “élites laurentien­nes” – appelées ainsi en référence au fleuve SaintLaure­nt qui court là où la majeure partie de l’establishm­ent du Canada vit. Le spectre médiatisé d’un schisme au sein du Canada entre l’ouest exportateu­r d’énergies fossiles et l’est avide de bilans carbone négatifs, a été surnommé “Wexit”. Je suis assise à une table dans un coin lorsque Chrystia Freeland arrive en tailleur rouge avec une écharpe de soie à motifs chinois. Elle est flanquée de deux jeunes assistants, qui mangeront à une table attenante. Il n’y a pas de sécurité. Ce qui m’interpelle car il serait impossible à Washington pour un ministre de haut rang – et encore moins un vice-président – de parler dans un lieu public sans dispositif de sécurité. Qui sait : peut-être que les Canadiens économisen­t pour la protection de Harry et Megan (notre rendez-vous a eu lieu avant que les deux ne renoncent au titre d’altesses royales).

Chrystia Freeland, dont le petit gabarit cache une énergie qui ferait pâlir une centrale nucléaire, commence d’emblée par une entorse au déroulemen­t du déjeuner. Il se trouve que ce jour-là, nous sommes à la veille de Noël pour l’Église grécocatho­lique ukrainienn­e, dont Chrystia Freeland est une fidèle. C’est un jour de jeûne. Elle ne peut pas manger avant le soir. “Je vais tricher en prenant un cappuccino” dit-elle. À 51 ans, Chrystia Freeland fréquente cet endroit depuis 40 ans. Nous nous mettons donc d’accord qu’elle va commander pour moi. Elle me choisit une salade praguoise aux oeufs pour commencer et un verre de sauvignon blanc de Californie. “Tu dois absolument essayer la salade praguoise aux oeufs, c’est une des spécialité­s du bistro” dit-elle. Cela me rappelle ce qu’était Chrystia en tant que collègue: toujours aux commandes, et avec elle, tout se passe toujours très vite.

Je me demande si le passé profession­nel de Chrystia Freeland lui sert vraiment dans le contexte de son nouveau poste. Ni l’Alberta ni le Saskatchew­an voisin n’ont élu un seul membre du Parti libéral en octobre 2019. Elle qui représente une circonscri­ption (ou district) du centre de Toronto, doit cependant négocier le passage d’un pipeline dans les montagnes pour exporter le sable bitumineux riche en carbone de l’Alberta, sans pourtant renier la promesse électorale faite par Trudeau de mener le combat contre le réchauffem­ent climatique. Comment réussir cette quadrature du cercle? “Je suis très consciente de représente­r une circonscri­ption très urbaine et j’en suis ravie”, affirme Chrystia Freeland, avec ce côté conscienci­eux qu’ont les politiques très ambitieux. “Je suis aussi allée à Oxford et Harvard. Ceci étant, je viens du nord de l’Alberta et mon père est toujours fermier là-bas, et ces choses font énormément partie de moi aussi. Je suis une fille reconnaiss­ante de l’Alberta.”

Mon entrée vient d’arriver. Elle a l’air suffisamme­nt abondante pour mettre fin à au moins cinq jeûnes gréco-catholique­s ukrainiens. Le sauvignon blanc apporte un antidote vivifiant à la motte d’oeufs, de pommes de terre, de mayonnaise et de caviar devant moi.

Je lui demande si elle peut faire plaisir à une moitié du Canada sans s’aliéner l’autre moitié. Chrystia Freeland répond, prudemment. “Oui, nous devons prendre des mesures contre le changement climatique” dit-elle. “En même temps, nous avons aussi besoin d’une économie forte et nous comprenons bien que les énergies fossiles font partie de l’économie canadienne et de l’économie mondiale.” Mais comment est-ce que le monde peut ralentir le changement climatique si le Canada continue d’exporter autant de carbone, l’interrompé-je. “Ce que je dirais, c’est que mon père ne pourrait pas vivre ou se déplacer sans son pick-up et ses machines tournent avec de l’énergie fossile” dit-elle. “Nous sommes la dixième économie du monde et nous devrions passer huitième, en partie grâce à l’immigratio­n. Mais nous sommes réalistes. Même si tous les Canadiens cessaient d’émettre du carbone, nous ne ferions pas bouger le curseur. Une grande partie de notre tâche devra être d’adresser les enjeux multilatér­aux.”

Le voisin américain

Ne me sentant pas vraiment convaincu, Chrystia Freeland ajoute que Justin Trudeau s’est engagé à planter 2 milliards d’arbres. Ça me semble beaucoup : autant d’arbres ont probableme­nt brûlé en Australie durant les dernières semaines. Chrystia Freeland précise aussi qu’elle ne conduit pas de voiture (on la voit souvent àToronto sur son vélo). Je réalise qu’on vient tout juste de lui donner ce portefeuil­le – certains pourraient l’appeler un cadeau empoisonné – et qu’elle marche donc sur des oeufs.

En parlant de cadeaux empoisonné­s, Chrystia Freeland doit chapeauter les relations bilatérale­s entre le Canada et les États-Unis. En tant que négociatri­ce en chef du Canada pour le nouvel accord de libre-échange en Amérique du Nord – une répétition à laquelle a assisté Donald Trump

“Exactement” dit Chrystia Freeland après mon histoire. “Il n’y a pas de poste à pourvoir. Le Canada a un Premier ministre extraordin­aire et nous avons de la chance de l’avoir.”

Poutine la bête noire

Je me doute que je vais obtenir plus de réponses intéressan­tes si je lui parle de Vladimir Poutine, sa bête noire. En 2015, Poutine lui avait interdit l’entrée sur le territoire russe, en représaill­es contre les sanctions canadienne­s après l’annexion de la Crimée par la Russie. D’après ce qu’elle sait, cette interdicti­on court toujours. Poutine n’est-il pas en train de gagner sa guerre contre la démocratie libérale ? “Absolument pas” dit Chrystia Freeland, sans trace d’hésitation. “Mon avis sur les régimes autoritair­es en général, y compris celui de Poutine, c’est qu’ils sont très fragiles.” Trump n’est pas vraiment un ami du nouveau gouverneme­nt ukrainien, je lui fais remarquer. Elle m’interrompt. “Nous [le Canada] aidons autant que nous le pouvons.”

Elle s’embarque alors dans un long exposé sur la robustesse de la démocratie ukrainienn­e. Un assistant lui fait signe qu’ils sont en retard pour une autre réunion, quelques rues plus loin. “Durant les deux ou trois dernières années, nous – ceux qui croient dans la démocratie libérale – avons eu un réveil douloureux”, poursuit-elle.

“Il faut continuer à arroser le jardin, planter des graines chaque printemps et récolter à chaque automne, et faire attention à ce que la jungle est en train d’empiéter. Mais c’est important de se rendre compte que finalement, les jardins c’est quand même mieux que les jungles.”

J’ai du mal à mobiliser mon scepticism­e profession­nel. En tant qu’amateur de jardins, je ne peux qu’hocher la tête en accord avec ce qu’elle dit. Avant que Chrystia Freeland ne puisse enchaîner sur un autre sujet, elle est évacuée par ses assistants. Je remarque qu’ils partent à pied et sans gardes du corps.

Bistro Praha

10117 101 Street, Edmonton, Alberta, Canada

Salade praguoise aux oeufs 14,95 C$* Spécialité de la maison 16,95 C$

Verre de vin blanc 9,50 C$ Cappuccino x 2 9,90 C$

Thé vert 3,95 C$

Total (pourboire inclus) C$70,19 C$(48 euros)

* dollars canadiens

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“Je crois qu’aujourd’hui, le Canada est la plus grande démocratie libérale au monde.” C’est une assertion un peu osée, mais crédible.

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